Lettres du séminaire/30

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 225-233).

XXX


Paris, 6 novembre 1843.


Ma bonne et tendre mère,

Je ne puis vous exprimer la joie que m’a causée la réception de votre dernière lettre. Je l’attendais avec une indicible impatience ; en la lisant, je me suis cru transporté auprès de vous, dans ce tranquille séjour, où nous avons passé ensemble des moments si heureux. Rien, ma bonne mère, ne saurait effacer de mon esprit le souvenir des douceurs que j’ai goûtées auprès de vous, et toujours je dirai que c’est à ma mère que je dois les instants les plus heureux de ma vie. Quelques douceurs que l’on trouve ailleurs, on n’y trouve pas une mère, et qui peut compenser une mère ? On n’y trouve pas cette tendresse si pure, cette confiance si entière, cet abandon sans réserve. Oh ! ma chère maman, dites-moi souvent que ce bonheur reviendra pour nous, et que ce sera sans trop tarder. C’est un besoin pour moi ; jamais je ne l’avais si bien senti que cette année, sans doute parce que jamais je n’avais goûté tant de bonheur auprès de vous. Aussi les premiers jours où j’ai été sevré de ces douceurs m’ont semblé bien durs ; votre lettre a fait renaître la joie et l’espérance dans mon cœur.

Il faut maintenant, ma tendre mère, que je vous parle de ma nouvelle demeure et du genre de vie que j’y mène. J’ai voulu attendre que tout fût en plein exercice, pour pouvoir vous donner de plus amples détails. La maison que nous habitons est un très bel édifice occupant un côté de la place Saint-Sulpice, et attenant à l’église de ce nom. Elle a été construite il y a quelques années, et on s’aperçoit bien à sa commodité, à sa parfaite régularité, aux savantes combinaisons de sa distribution, qu’elle l’a été par d’habiles architectes. Elle forme un carré parfait, au milieu duquel se trouve une grande cour pour les récréations, laquelle est entourée de galeries couvertes, ressemblant assez au cloître de Tréguier, pour s’y promener en temps pluvieux. Tout ici est d’une élégance admirable et d’une propreté qui va presque jusqu’au luxe pourtant elle s’arrête sur les limites convenables. La chapelle est d’un goût et d’une richesse remarquables. Les chambres des élèves sont aussi d’une propreté et d’une commodité exquises. Tout a été prévu, jusqu’aux moindres détails, et avec un soin admirable.

Messieurs les directeurs m’ont reçu en arrivant avec beaucoup de bonté, et me témoignent déjà beaucoup d’affection. Le pauvre Monsieur Garnier est si âgé et si faible qu’il ne s’occupe plus de rien. Nous allons lui tenir compagnie pour l’égayer et lui adoucir ses longs ennuis car il a une maladie qui a pour effet d’attrister beaucoup ceux qui en sont attaqués. Il n’y a que les plus jeunes séminaristes qui aient le privilège de dissiper sa mélancolie. Il est envers eux d’une bonté et d’une douceur ravissantes. Monsieur Carbon, qui remplit en sa place les fonctions de directeur, est un homme d’une sagesse et d’une franchise remarquables. Il me rappelle beaucoup, pour l’extérieur et pour la tournure d’esprit, notre ancien principal, Monsieur Auffret. La plupart des autres professeurs et directeurs sont aussi des hommes fort distingués. Celui que j’ai choisi pour directeur est en particulier d’une science et d’une bonté remarquables. Il veut que j’aille souvent dans sa chambre pour causer avec lui sur les études, et lui rendre compte de mes travaux, auxquels il prend beaucoup d’intérêt. Parmi les élèves, il y a aussi des jeunes gens d’un mérite distingué, et aussi remarquables par leur cœur et par leur piété que par leur esprit. En somme, ma chère maman, je suis parfaitement bien pour la compagnie et l’entourage.

Tous les dimanches, nous assistons aux offices à la grande église Saint-Sulpice, que plusieurs regardent comme la plus belle de Paris, et qui est au moins la deuxième ou la troisième. Les offices y sont d’une magnificence étonnante, surtout les offices du soir les jours de fête. L’église est alors toute illuminée par une quantité innombrable de lustres et de girandoles en vermeil, qui produisent un effet magique. La musique est grave et solennelle. Nous y entendons aussi les sermons des meilleurs prédicateurs ; toutefois, jusqu’ici nous n’avons rien eu d’extraordinaire sur ce point. Les études de théologie sont en plein exercice. Nous avons le matin une classe de morale, et le soir une classe de dogmes. C’est une étude attachante, quoique un peu sèche. Si elle n’a pas le haut intérêt et la beauté de la philosophie, elle n’en a pas non plus les difficultés. Il y a pourtant quelques traités qui égalent la philosophie en hauteur et en importance.

Il y a une autre étude que j’ai entreprise et qui a pour moi le plus grand charme c’est celle de l’hébreu, la plus ancienne et une des plus singulières des langues connues. On se figurerait que cette étude devrait être hérissée de difficultés ; il n’en est pourtant pas ainsi ; dès qu’on s’est familiarisé avec l’écriture bizarre et étonnamment compliquée de cette langue, elle n’offre plus que des difficultés médiocres. Nous avons pour professeur un des meilleurs orientalistes de notre époque, Monsieur Le HIr. C’est un Breton, comme son nom l’indique assez ; il est né à Morlaix ; c’est par conséquent le plus proche compatriote que j’aie à Saint-Sulpice.

J’ai encore, ma bonne mère, une autre occupation dont il faut que je vous parle, quoiqu’il me soit assez difficile de l’expliquer, vu que nous n’avons rien d’analogue dans notre pays. Il y a à la paroisse Saint-Sulpice ce qu’on appelle un catéchisme de persévérance, c’est-à-dire une réunion de jeunes gens de douze à vingt ou vingt-deux ans, qui s’assemblent tous les dimanches, pour entendre des instructions religieuses sur les fondements de la foi et l’exposition du dogme et de la morale chrétienne. Quoique cette réunion porte le nom de catéchisme, cela n’y ressemble nullement, ce sont des espèces de conférences, composées de différents exercices, et surtout d’instructions ou espèces de sermons sur les vérités de la foi. Or, il faut vous dire que ce sont les séminaristes de Saint-Sulpice qui, au nombre de cinq, sont chargés de la direction de ces conférences, et que, contre mon attente, dès ma première année, j’ai été choisi pour être de ce nombre. Me voilà donc, ma bonne mère, déjà lancé dans un ministère qui n’est pas sans difficulté. Nous avons à peu près à parler tous les quinze jours, et cela devant une assemblée nombreuse ; c’est du reste un excellent exercice pour la prédication. Monsieur Dupanloup nous disait qu’on distinguait toujours dans la suite ceux qui avaient passé par les catéchismes de Saint-Sulpice de ceux qui n’y avaient pas passé. Nous avons eu hier notre première séance, qui a été fort belle et fort nombreuse. Elles ont lieu le dimanche à neuf heures du matin dans une chapelle souterraine de l’église Saint-Sulpice. Vous pouvez croire, ma bonne mère, combien j’ai été content d’avoir été choisi pour cette charge, malgré le surcroît d’occupations qu’elle m’occasionnera pour préparer mes instructions. Mais c’est un travail si utile. Aussi mon sort a-t il été bien envié, car ces places sont ici fort recherchées.

Je remets à ma prochaine de plus amples détails sur mon nouveau genre de vie et mes occupations. L’espace me manque et j’ai encore une foule de choses à vous dire — Voila, ma bonne mère, les objets que je désirerais que vous missiez dans le futur paquet 1° une corne à souliers que j’ai oubliée ; 2° la brosse à dents et l’éponge ; 3° les livres et surtout les papiers que j’avais mis à part dans un étage particulier de la bibliothèque ; je vous recommande surtout les papiers, auxquels je tiens beaucoup. Je n’ai trouvé dans mes paquets que cinq paires de bas, n’en avions-nous pas apporté davantage à Saint-Malo ? Quant à la bourse, elle a éprouvé de terribles échecs, comme vous allez en avoir une idée par le tableau ci-joint.


Diligence. 40 francs.
Frais de route, hôtel. 9
Frais d’installation. 6
Une théologie. 8
Livres hébreux 13
Bois à feu 10
Blanchissage 2
Menus frais de détail (chandelles,
  papier, etc.)
6
——  
TOTAL. 94 francs.


Croyez pourtant, bonne mère, que je n’ai fait que le strict nécessaire, et que sur bien des points j’ai été plutôt juste que généreux. Heureusement que maintenant mes grands frais sont passés en sorte que ce qui me reste me suffira pour longtemps ; c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que vous m’envoyiez quoi que ce soit dans le paquet, les six francs qui me restent iront désormais loin. Du moins, bonne mère, ne vous gênez en aucune façon, car je vous dis que j’ai le nécessaire. On n’est pas encore venu prendre les cinquante francs de mademoiselle Ulliac. On n’est pas venu non plus prendre les médailles, quoique j’aie expédié la lettre dès mon arrivée.

Adieu, ma bonne et tendre mère ; l’espace me manque pour vous dire combien je vous aime ; et d’ailleurs, comment pourrai-je vous l’exprimer ? Mais vous le comprenez et cela me suffit. Adieu, maman, l’être le plus cher que j’aie au monde.

E. RENAN