Lettres du séminaire/35

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 254-261).

XXXV


Paris, 17 octobre 1845[1].


Ma bonne et chère maman,

J’ai cette fois de grandes nouvelles à vous annoncer. Ne craignez rien, elles sont bonnes, et vous feront, je crois, plaisir. Aussitôt arrivé à Saint-Sulpice, je conférai avec ces Messieurs de nos projets, du voyage d’Allemagne, des grades, etc. Comme je le prévoyais, ils leur donnèrent toute leur approbation, et m’engagèrent à les exécuter au plus tôt. Monsieur Carbon et Monsieur Dupanloup se chargèrent de me procurer toutes les facilités possibles, et avant tout une place où je pusse le faire commodément ; car Saint-Sulpice, comme ils le reconnurent eux-mêmes, n’était pas ce qu’il fallait pour cela. Le résultat de leurs recherches a été, bonne mère, une place qu’ils m’ont obtenue au collège Stanislas. Vous savez bien que nous en parlions ; mais je n’osais encore espérer avec quelque certitude la réussite de cette affaire, au temps des vacances. Ces Messieurs ont été pour moi admirables de bonté et d’affection. Ils m’ont chargé de recommandations pour ces Messieurs du collège Stanislas, et j’y suis déjà connu avant d’y entrer. Voici, chère maman, en quoi consiste cette place. Je serai dans la maison à titre de fonctionnaire, je serai défrayé de la pension, du chauffage, du blanchissage, etc., et je recevrai en outre six cents francs par an d’appointements. Ne vous avais-je pas bien dit, bonne mère, que je trouverais un moyen plus économique que celui que me proposait Henriette ? Mes occupations seront pourtant fort peu nombreuses, et me laisseront presque tout mon temps libre. J’aurai quelques répétitions à donner, quelques classes à faire, en qualité de suppléant, et une légère surveillance à certaines heures. C’est juste ce qu’il faudra pour me distraire de mes études et me détendre l’esprit.

Le collège Stanislas est tenu presque exclusivement par des ecclésiastiques ; nous sommes une foule de jeunes étudiants, absolument dans la même position, et nous préparant tous à nos grades. Il y a pour cela des cours spéciaux, dont l’un est fait par Monsieur Lenormant, dont je vous ai tant parlé, avec qui j’ai voyagé, et qui s’est porté à Saint-Brieuc comme candidat pour être député. Ce sera une connaissance toute faite. Il est aussi professeur à la Sorbonne, comme vous savez. Outre cela, il y a encore une bibliothèque spéciale pour ceux qui se préparent à leurs grades, en un mot, tous les secours nécessaires. J’ai retrouvé encore une foule d’anciennes connaissances de Saint-Nicolas, qui y sont maintenant, entre autres ce fameux portier, aux dépens duquel ce pauvre Liart nous égayait si bien, celui qui me disait : Ma sœur, quand Henriette venait me voir. Vous rappelez-vous, bonne mère ? Sa première question a été « Et la sœur, où est-elle maintenant ? » Il s’est chargé de toute mon installation. Le proviseur, Monsieur l’abbé Gratry, m’a témoigné dès l’abord beaucoup d’affection. Ma conversation lui a plu, et il s’est chargé spécialement de moi ; il me fait appeler à tout moment pour causer avec lui. Il veut absolument me pousser lui-même pour les études. Enfin, bonne chère mère, tout s’annonce parfaitement ; on me témoigne d’avance beaucoup d’affection et d’égards. Je ne devais pas d’abord occuper la place que je vais occuper maintenant. On m’en avait obtenu une autre pour laquelle j’eusse été seulement défrayé de tout, sans recevoir d’appointements ; c’est Monsieur Gratry lui-même qui a voulu me donner celle-ci, après avoir causé avec moi. Enfin, bonne mère, un avantage immense que je trouverai en cette maison, ce sera de pouvoir passer mes examens sans aucune difficulté, quoique j’aie fait toutes mes études dans des séminaires. C’était là une difficulté grave, qu’ailleurs on ne pouvait lever, et plusieurs personnes au courant de ces sortes d’affaires m’ont déclaré n’y voir aucun remède. Eh bien ! Monsieur Gratry s’est chargé de tout, il fera lui-même une demande d’exception au conseil royal de l’Instruction publique, et il est sûr de l’obtenir.

Vous voyez, bonne et chère maman, que tout s’arrange à merveille. Je vais entrer dans deux ou trois jours dans ma nouvelle position. Ces Messieurs de Saint-Sulpice, tout en témoignant me regretter, paraissent fort contents. Je conserverai toujours beaucoup de rapports avec eux, et viendrai les voir fort souvent. Il n’y a pas trop loin du collège Stanislas à Saint-Sulpice. Il n’y a que le Luxembourg à traverser. Le collège est situé dans un quartier charmant, tranquille et retiré, rue Notre-Dame-desChamps, vis-à-vis la rue Vavin. A deux pas est le vaste et beau jardin du Luxembourg, qui offre un but charmant de promenade. Il est bien décidé, bonne mère, que ce sera celui-ci votre quartier et le mien, quand nous serons à Paris. On y est comme à la campagne ; pas de bruit, beaucoup de jardins, le meilleur air de tout Paris. La rue est presque entièrement occupée par des établissements religieux, qui ont tous des églises charmantes, lesquelles sont ouvertes au public. Oh ! que nous serons bien là, chère maman ! Qui sait, bonne mère ? Cela n’est peut-être pas loin ! Courage J’écris aujourd’hui à notre Henriette, qui va être bien contente. Je dois vous dire, bonne mère, qu’il ne faut plus songer à l’Allemagne. Henriette n’en parlait presque plus dans sa dernière lettre, et d’ailleurs il me faut au moins deux ans pour prendre tous mes grades, et alors ce sera trop tard. Je vous disais bien, bonne mère ne suis-je pas prophète ? Bénissons Dieu, chère maman, qui a tout arrangé pour le mieux. Pouvions-nous nous attendre à un si heureux arrangement ? Et puis songez que, dans un an, nous serons ensemble ; notre bonheur des vacances reviendra, oui, mère chérie, il reviendra. Je vous enverrai bientôt un petit acompte, quand j’aurai touché mes quartiers. Les quinze cents francs d’Henriette resteront intacts. Les six cents francs seront entre nous deux ; moi, je n’ai pas besoin de grand chose, puisqu’on fait tout pour moi. Soignez-vous bien, chère mère, l’argent ne vous manquera pas.

Monsieur Baudier n’est pas, comme on le disait, parti pour Lyon, il est à Conflans, tout près de Paris, comme aumônier des dames du Sacré-Cœur. C’est une place magnifique il y est parfaitement bien ; ce sera un plaisir pour moi d’aller le voir. Il n’est qu’à une petite demi-lieue de la barrière, sur le bord de la Seine, dans un fort joli village. Ce sera un but charmant de promenade pour moi.

Écrivez-moi bientôt, chère maman, s’il vous plaît. Dites-moi si vous êtes contente de mon nouvel emploi. J’espère dans quelques semaines vous annoncer que je serai bachelier. Courage, bonne mère, nous serons heureux un jour.

Mettez-vous bien bien belle le dimanche, tout comme pendant les vacances la robe de soie et le grand châle, entendez-vous, bonne mère ?

Adressez-moi votre prochaine lettre, si vous voulez, au collège Stanislas. Mais en l’adressant au séminaire, elle me parviendrait également.

Veuillez, s’il vous plaît, bonne mère, faire un ballot de tous mes livres classiques que vous pourrez trouver et qui seront en un état passable, pour me les envoyer le plus tôt possible presque tous ceux qui sont sur les rayons de la bibliothèque du bureau, excepté les insignifiants. Demandez aussi, si vous voulez, ceux qu’avait Richard.

Adieu, bonne et tendre mère. Assurez de mon amitié toutes les personnes qui s’intéressent à moi et qui vont vous voir. C’est envers celles-là que je suis reconnaissant elles font ce que je ne puis faire. Et vous, chère et bonne mère, vous savez tout ce que le cœur de votre fils renferme pour vous de respect, de tendresse et d’amour.

E. RENAN



  1. Ernest Renan avait quitté définitivement le séminaire Saint-Sulpice le 6 octobre. Voir Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse, pp. 322 et suiv., et les lettres en Appendice.