Lettres du séminaire/36

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Calmann-Lévy (p. 262-267).

XXXVI


Tréguier, 30 octobre 1845.


À toi, toute à toi, mon enfant bien aimé, maintenant que je me possède un peu ; ta bonne lettre m’a toute ravie de joie. Tu n’iras pas en Allemagne, oh ! que je suis heureuse, après dix longs mois d’isolement, le bonheur de te posséder ne me sera point ravi. C’est que ton frère, ta belle-sœur, tous sont enchantés que tu restes à Paris ; tout s’est parfaitement arrangé. Tu as encore bien des choses à me dire, mon pauvre Ernest. Faut-il se lever à cinq heures au collège ? Mon Dieu, quel tourment ! J’ai des jours, je me réveille à cette heure, il y a un petit souvenir de pitié pour toi ; indigne que je suis, je fais un petit somme après au lieu de suivre l’exemple de mon enfant ; je n’en ai pas le courage, mon enfant. J’ai réuni quelques livres, ils sont en si mauvais état que j’ai de la paresse à te les expédier ; ils sont entiers, mais sales, je crains qu’ils ne donnent une odeur de vétusté dans ta chambre qui t’incommodera, mais puisque tu les veux, je vais te les expédier. Il y a dans Boileau une lettre pour faire passer à Monsieur Tresvaux de la part de Jean-Louis Bizu. Tu la feras passer de suite, il est si bon pour moi, le pauvre Jean-Louis, il me donne des ouvrages fort intéressants à lire. Je lis dans ce moment la vie de Monsieur de Quélen qui est très bien, parfaitement bien. Il faut que je dise sous quelle impression j’étais quand j’ai reçu ta lettre ; j’étais triste comme une mourante, je regardais les champs, la mer, le port, rien de tout cela ne pouvait me distraire, quand j’ai entendu les pas du facteur de la poste. Mon Dieu si j’avais une bonne lettre de mon Ernest pour me remettre un peu ! C’était précisément ce qu’il me fallait, parce que tout s’est arrangé au mieux ; j’ai été aussi bien contente d’apprendre que Monsieur Baudier était resté aux environs de Paris ; j’étais désolée de te voir perdre un si bon ami ; comme tu dis, ce n’est qu’une promenade de Paris ; n parle beaucoup de Conflans dans la vie de Monsieur de Quélen.

Dis-moi dans ta première lettre comment sont arrivés tes effets à Paris, surtout les coquillages et la boite aux confitures ; tu as été contrarié à Saint-Malo ; j’ai trouvé la clef de ta caisse dans ta poche.

Je viens de recevoir une lettre de Saint-Malo ; ils[1] me font part de l'agréable souvenir qu’ils ont conservé de ton trop court séjour près d’eux, et qu’ils aiment bien mieux ton affaire du collège Stanislas qu’un pèlerinage en Allemagne. Moi qui croyais le contraire, que tous voulaient te voir partir. Je viens aussi d’apprendre le retour des Forestier chez eux. Comment les as-tu trouvés à Samt-Malo ? Étaient-ils satisfaits de te voir ? As-tu entendu parler du mariage d’Alcide ? je n’ose pas leur en parler. J’ai inséré dans le paquet une paire de bas que j’ai arrangée à la hâte, quand il n’y aura pas d’autres de bons, on la trouvera. Je n’ai eu que bien peu de livres de Richard ; il me semble qu’il en avait davantage, il paraît qu’il les aura emportés à Saint-Brieuc ; nous n’avons trouvé que les Leçons de littérature dont les deux volumes sont si mauvais que je n’ai pas voulu te les envoyer. Tu feras emplette de quelque chose de plus nouveau dans ce genre. Je suis inquiète, je crains que tu aies trop peu d’argent pour attendre la fin du trimestre. Je suis désolée de n’avoir pas mis quelques pièces dans le paquet. Tu n’as eu que cent vingt francs à Saint-Malo, c’est peu pour le voyage, ton installation. Je suis sûre, pauvre ange, que tu es sans le sou. Le port de ton paquet est payé, si je suis assez tôt, j’affranchirai cette lettre. Dans ta première, tranquillise-moi à ce sujet. Hier, je n’y pensais pas du tout.

J’ai vu hier Monsieur Pasco, il est enchanté que tout se soit si bien trouvé ; personne, dit-il, ne sait se tirer comme Ernest. Je n’ai fait part à personne des démarches que se propose de faire le proviseur près du ministre, dans la crainte qu’il ne réussisse point..... Tu vas avoir encore bien de l’ouvrage, mon pauvre Ernest ; pour l’amour de moi, mon enfant chéri, ménage ta santé, n’économise pas ton linge ni ta confiture, tu as besoin de beaucoup de rafraîchissants et de beaucoup de propreté, ne te sers pas de tes taies en coton, si on te fournit le linge de lit, sers-toi toujours de tes taies d’oreiller qui sont en toile ; soigne-toi bien, je te le demande en grâce.

La bonne demoiselle Le Brigant est la cause que ma lettre n’est point partie hier, il faut lui pardonner en faveur de ses complaisances soutenues pour moi.

J’ai eu beaucoup de visites depuis ton départ. Monsieur Guichet me dit de te dire mille choses de sa part ; quand tu auras fait une visite à Monsieur Baudier, tu me diras s’il a conservé pour toi l’intérêt qu’il te portait. Comme j’ai été contente d’apprendre qu’il ne s’était pas très éloigné de Paris, j’avais éprouvé du chagrin quand tu me dis qu’il était parti pour Lyon. Tu m’accuseras réception de ton petit paquet qui t’arrivera presque aussitôt ma lettre.

Fidèle à ton aimable recommandation, demain, les grandes bannières sortiront pour la première fois depuis ton départ. Comment es-tu habillé à Stanislas ? Mon Dieu ! quel changement dans ta vie ! Qu’il doit y avoir du bruit et du mouvement dans cette maison auprès de Saint-Sulpice ![2]



  1. Alain Renan et sa femme établis à Saint-Malo.
  2. Cette lettre ne paraît pas complète.