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Lettres et opuscules/16

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 109-115).

VOYAGE
AU LAC ST-JEAN



J ’arrive du Lac St-Jean, harassé et moulu. Figurez-vous que je n’ai pu avoir de lit pour le retour : le Pullman était rempli. Si j’avais, il est vrai, dit qui j’étais, on m’en aurait procuré un quand même, mais j’aime mieux voyager incognito.

L’aller est enchanteur, sauf que le charbon vous noircit et vous aveugle tout le temps, que l’odeur d’huile qui se dégage de la machine vous donne un grand mal de cœur, lequel se complique d’une atroce migraine causée par le bruit infernal que fait le monstre de fer qui vous emporte dans sa course fantastique. Notez de plus que avez à manger un rosbif sans sauce, à une heure impossible, au Lac Édouard, en guise de dîner ; que, grâce au vacarme, vous ne pouvez causer avec votre ami, collaborateur de l’Union Libérale, et par conséquent, très intelligent et très spirituel ; et qu’enfin, grâce à la rapidité avec laquelle le train s’enfonce en sifflant et en grondant dans les épaisseurs verdoyantes, vos yeux fatigués comme lorsque vous regardez dans un kaléidoscope ne voient qu’imparfaitement le paysage et n’aperçoivent bientôt plus que les poteaux de télégraphe qui courent les uns après les autres avec une vitesse dont vous seriez loin de vous faire une idée en regardant marcher un employé du gouvernement qui se rend à son bureau.

Vous pouvez cependant éviter le dernier inconvénient que je viens de signaler, en vous plaçant sur la plateforme du dernier char. C’est d’ailleurs ce que je n’ai pas manqué de faire. Sur tout le parcours, on ne voit que des sapins ; les uns sont longs et maigres comme les discours de M. Nantel, les autres, gros, vigoureux et touffus, font penser à M. Taillon : il y en a d’aussi chauves que les conseillers législatifs ; quelques uns agitent leurs grands bras d’une manière incohérente à la façon de M. Desjardins discourant sur le budget.

Partout la nature est sauvage et frustre. Le nombre des lacs est considérable. Ils dorment entourés d’arbres dont ils reflètent le feuillage mobile. On dirait qu’un génie fantaisiste a passé par là, jetant sur sa route les fragments d’une immense glace. M. l’abbé Casgrain, qui aime les images qui ont servi à tout le monde, dirait qu’ils lui font penser à du métal en fusion dans des coupes d’émeraude.

On suit pendant longtemps la rivière Batiscan qui laisse voir à travers les arbres, ses flots d’un jaune brunissant tachetés de flocons d’écume d’une blancheur de neige.

Arrivé vers cinq heures du soir à la Pointe aux Trembles, je me suis rendu, après le souper, sur le bord du Lac.

C’est une véritable mer intérieure. Il offre l’aspect du fleuve St-Laurent, vu de la Malbaie.

La nuit tombait lentement et silencieusement sur cette immense nappe d’eau immobile, détachant les arbres en noir sur le ciel d’un bleu très pâle, faiblement éclairé d’étoiles qui s’allumaient une à une.

Le calme était si grand, si profond qu’il semblait qu’on aurait entendu une feuille se détacher et tomber sur le sol et que nos voix produisaient un bruit inaccoutumé.

Le spectacle avait un cachet de grandeur sauvage.

Le lendemain, je me suis rendu en voiture à Roberval.

On respirait sur la route la pénétrante odeur des trèfles mûrs. Partout la végétation poussait drue. On devinait des terres grasses et vierges. Cependant elles ne produisent pas le blé assez abondamment pour lutter avec le Nord-Ouest et les États-Unis.

L’industrie laitière rapporte de bons revenus, me dit-on.

Aussi on élève beaucoup d’animaux. Les veaux encombraient la route et profitaient de l’approche de notre voiture pour quitter le fossé et se mettre intelligemment en travers du chemin où ils trottinaient sur leurs jambes grèles d’un air ahuri.

À une lieue de Roberval, les sauvages sont campés, près d’une petite église.

Ce sont des Montagnais.

Ils vont demeurer là un mois pour s’enfoncer ensuite au sein des forêts encore incultes où ils passeront l’hiver vivant de chasse et de pêche. Il paraît qu’ils ne souffrent pas trop du froid en hiver quoiqu’ils vivent entourés d’un terrassement de terre et de sable.

Plusieurs femmes, dont quelques-unes, les plus jeunes, fort belles, avec leurs joues rondes d’un brun doré et leurs yeux noirs, très grands, qui vous regardent avec indifférence, bercent de jeunes enfants dans des berceaux d’écorce de bouleau, suspendus par des courroies.

La plupart, vieilles, brisées et courbées par le travail, sont assises sur leurs talons, à la porte des tentes, dans une pose de sorcière, et fument, leurs figures ravagées, aux yeux éteints, appuyées sur une main sèche et noire.

Quelques Français demeurent à Roberval : Parisiens pour la plupart, plus capables d’apprécier les charmes d’une petite actrice que ceux de la vie des champs.

Le Français voit tout à travers le roman et le théâtre.

L’Européen, établi ici, est pour lui ce fameux oncle d’Amérique, fabuleusement riche, qui arrive, juste à temps, au cinquième acte, pour faciliter le mariage du beau jeune homme aussi noble que pauvre, avec l’ingénue et arracher cette dernière aux flammes bourgeoises d’un parvenu. Il s’imagine qu’arrivé au Canada, il n’a qu’à acheter une terre, se procurer un fermier, et que, dans peu d’années, il aura refait sa fortune si les ours ou les sauvages n’abrègent pas ses jours.

M. de V. m’a raconté plaisamment que, parti de Paris armé comme Tartarin se rendant en Afrique, il avait été fort désappointé dans son voyage. Rendu au Lac St-Jean, il n’avait pu tuer qu’un écureuil et n’avait rencontré que des sauvages plus civilisés que lui et parlant trois langues : l’anglais, le français et le montagnais.

Il est évident que ces gens-là sont mal avisés. On devrait les détourner d’aller ouvrir une terre lorsqu’ils ne connaissent à peu prés rien de l’agriculture et des nécessités de notre climat. Découragés, ils repartent bientôt pour la France et peuvent entraver l’émigration.

Je suis revenu à Québec mercredi soir par une nuit pluvieuse et noire. J’ai fini par m’endormir sur un fauteuil, en regardant de grandes ombres qui semblaient se lever à l’approche de la lumière du train et aller se tapir dans le fourré.