Lettres et opuscules/17

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 117-122).

INTERVIEW


L undi dernier, un individu s’est précipité comme un vent du nord-est dans mon bureau.

Il était enveloppé d’un ulster qui tombait en larges plis autour de lui à la façon antique ; une touffe de cheveux ornait son front presque chauve ; un monocle brillait dans une de ses arcades sourcilières.

J’allais lui offrir un siège avec ma politesse ordinaire, mais il en prit un lui-même, allongea ses pieds sur mon bureau avec un sans gêne américain et m’enveloppa de la fumée de son cigare. Je reconnus immédiatement un reporter de l’Empire.

La conversation suivante s’engagea :

— Que pensez-vous de l’incident Fréchette ?

— Heu ! Heu ! lui dis-je.

Je voulais répondre évasivement, car je savais que la presse allait interpréter mes moindres paroles.

La conversation continua ainsi :

Lui. — Que pensez-vous de Racine après ce qu’en a dit Fréchette ?

Moi. — Si Racine n’avait pas vécu, il y a deux cents ans, ce serait un homme fini.

Lui. — Quelle est votre opinion sur les chiquenaudes dont M. Fréchette vous menace.

Moi. — Permettez-moi de ne pas répondre catégoriquement à cette question. Carolus en dit quelques mots. Je peux vous dire que, selon moi, une nouvelle chiquenaude réduirait en poussière tout notre établissement : collaborateurs, directeurs, typographes, matériel, presses, circonstances et dépendances. Depuis qu’il nous a administré une première et formidable chiquenaude, L’Union n’a cessé de culbuter et de rouler de gouffres en gouffres et il en sera ainsi tant qu’elle n’atteindra cet effrayant précipice appelé La Légende d’un peuple où elle trouvera je l’espère, la nuit et l’éternel sommeil.

Lui. — Et vous, M. Fantasio, quelles sont vos visées littéraires ? Vous savez que tous les habitants du Dominion vous lisent avec un intérêt extraordinaire.

Ici, je m’inclinai en rougissant modestement et j’avouai que j’avais l’intention de réunir en volume les articles que je publiais dans L’Union.

La conversation continua.

Lui. — M. Claretie va mettre une préface à vos œuvres, j’imagine, puisqu’il en a fait une pour M. Fréchette.

Moi. — C’est probable. M. Claretie est l’homme bienveillant par excellence. Comme il écrit des préfaces en tête d’une foule de volumes qui vont dormir sur les quais, il ne peut me refuser. M. Claretie doit sa position dans les lettres plutôt à sa bienveillance, à son entregent et ses intrigues qu’à sa plume qui cependant est alerte, spirituelle et prime-sautière. C’est ainsi qu’il s’est fait élire académicien en ne faisant jouer pendant longtemps que les drames et les comédies des académiciens à la Comédie Française dont il est directeur, et prodiguant tellement l’encens à ces mêmes académiciens dans différents journaux que ces immortels en éternuaient. À Paris le succès littéraire donne la gloire, l’argent et la réputation. Il n’est pas étonnant que l’intrigue joue là un grand rôle.

Lui. — Pensez-vous qu’une couronne académique ombragerait élégamment votre front ?

Moi. — L’Académie couronne généralement les gens inconnus et qui ont l’intention de le demeurer. C’est ainsi que pendant que Musset, Hugo, Lamartine, étaient dans tout l’éclat de leur gloire, l’Académie couronnait Madame Louise Collet et Alexandre Soumet et autres poétereaux.

L’Académie récompense les bons élèves ; les maîtres n’ont que faire de ses couronnes.

Pourquoi n’essayerais-je pas d’obtenir une réputation qui, comme vous voyez, ne coûte pas cher ?

Lui. — Avez-vous quelque chose de particulier à dire sur la théorie du poète, développée dans son dernier entre-nous. Il prétend qu’il faut savoir faire les vers pour les apprécier.

Moi. — C’est parfaitement exact. Ce principe est applicable aussi à d’autres objets. Ainsi, vous ne pouvez manger du fromage sans savoir la manière de le fabriquer. Tous ceux qui mangent du fromage sans avoir été à la tête d’une fromagerie, sont dans une profonde erreur. À l’avenir, chacun fabriquera les poésies nécessaires à l’usage de sa famille, ce sera moins dispendieux.

Lui. — Savez-vous ce qu’on pense à Paris de M. Fréchette ? M. Sarcey s’est-il prononcé sur la valeur de La Légende d’un peuple ? Vous, que pensez-vous de cet ouvrage ?

Moi. — Permettez-moi de ne pas répondre à toutes ces questions. Je me propose d’ailleurs de donner prochainement des détails intéressants sur tout cela.

Lui. — On me dit que la Légende contient des vers de quatorze pieds et même de quinze pieds. C’est cela que le poète appelle de jolies trouvailles ?

J’allais répondre mais brusquement la chambre s’obscurcit et l’ombre d’un doigt gigantesque apparut sur le mur.

Je n’eus que le temps de m’élancer au dehors. Une terrible détonation se fit entendre. Lorsque je me suis rendu sur le lieu du sinistre, il ne restait qu’un peu de poussière du malheureux reporter.

Une chiquenaude venait de fondre sur nous.

Le reporter m’avait sauvé la vie.