Lettres et opuscules/18

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 123-132).

CHRONIQUE


I l fait froid ; des bandes d’oiseaux s’envolent dans le ciel gris ; les arbres grêles et noirs gémissent, en se courbant sous le vent qui les soufflette ; les feuilles écarlates couvrent la terre d’un manteau rouge.

La ville est triste, les rues noires et boueuses ne sont sillonnées que par des parapluies qui vont, en tout sens, dérobant aux regards leurs
propriétaires.

C’est cependant à cette époque de l’année que l’on noue les doux liens que vous savez.

Tout le monde se marie, probablement pour tuer le temps.

Que de mariages, bon Dieu !

Je suis heureux cependant d’annoncer au public et surtout aux célibataires convaincus qu’il n’y aura pas de défection cette année dans les rangs de L’Union Libérale.

Probablement cet été quelques uns de nos collaborateurs ont couru des dangers. Mais il n’y a eu rien de sérieux, nous sommes fiers de le dire.

On doit se défier, en général, des promenades à deux sur les grèves silencieuses lorsque le jour mourant, colorant l’eau et le ciel, met en nos cœurs de secrètes tendresses et que le bruit des vagues, se brisant en fine poussière sur le sable, fait naître dans les âmes des promeneurs des rêveries dangereuses.

N’allez pas non plus écouter trop souvent la chanson qui s’envole avec un bruissement d’ailes de lèvres émues, alors que le crépuscule, assombrissant le salon, rend plus vague le profil délicat de la chanteuse et que la fenêtre ouverte laisse venir jusqu’a vous le parfum pénétrant des champs.

Combien de jeunes gens ont ainsi perdu leur cœur, n’attrapant pour récompense que le goût de cet affreux instrument, le piano, cet ennemi des familles.

Mais surtout, mes amis, mes chers amis ! n’allez pas ! oh ! n’allez jamais lire en compagnie d’une jolie mondaine un livre aimé, à l’ombre d’un chêne verdoyant, alors que vous ne voyez devant vous que les champs immobiles sous la chaleur accablante du midi, et, près de vous, l’ombre de cils abaissés sur une joue en fleurs. Songez que les têtes se rapprochent sous le fallacieux prétexte de mieux lire ! Songez que les mains s’effleurent en tournant les pages du livre.

Un moment d’attendrissement peut vous être fatal et vous engager à contracter des liens que la mort seule dénoue, et encore ce n’est pas sûr.

La nouvelle du mariage se répand. Vos amis commencent à vous critiquer, on fouille votre passé, on fait des prévisions sinistres sur votre bonheur futur ; celle qui va être votre compagne n’est pas plus épargnée.

Vous avez des entrevues avec des notaires, gens pointus et méticuleux, qui vous disent sur la loi des choses ahurissantes et incompréhensibles, et parlent de mettre dans le contrat des clauses lugubres où il sera question de mort, de saisie, de faillite comme si vous deviez partir pour l’éternité dans un an ou deux, laissant votre famille dans la gêne : ce qui ne manque pas de vous réjouir énormément.

Vous faites, durant la journée, des courses par toute la ville pour faire mille achats, mais le soir vous vous apercevez que vous avez oublié les objets essentiels et qu’il faudra recommencer le lendemain.

Vous consultez souvent vos vieilles tantes et votre future belle-mère sur certaines questions et elles ne manquent pas de vous donner des conseils contradictoires.

Des agents d’assurance, bavards et têtus, vous rendent visite et ont avec vous des conversations très gaies sur la mort subite et les catastrophes de chemin de fer ; vous apprenez avec intérêt qu’un grand nombre de nouveaux mariés périssent dans leur voyage de noce.

Vous n’avez pour vous consoler que la faveur de presser de temps à autre, le bout des doigts de votre fiancée que vous idolâtrez littéralement.

Plus le grand jour approche, plus les choses se compliquent, plus les embarras se multiplient.

Enfin le grand jour est arrivé.

Fatigué, moulu, étourdi, aveuglé, vous vous levez, ce jour-là, à quatre ou cinq heures du matin. Vous avez bien entendu ? Quatre ou cinq heures du matin !

Vous revêtez un sombre habit noir ; pour la première fois, vous couvrez votre tête d’un chapeau de forme, objet de tant de sarcasmes, coiffure solennelle qui vous donne un faux air de marguillier.

Vous vous rendez à l’église.

L’église est déserte et glaciale ; les pâles lueurs du matin luttent faiblement contre les ombres de la nuit mourante ; vous songez à la gravité de l’acte que vous allez accomplir, dont les conséquences peuvent être si diverses, et votre âme est triste ; le prêtre vous donne d’une voix uniforme des conseils sur votre conduite future ; il prévoit des brouilles, des mécontentements, des querelles ; il faudra faire des concessions afin de trouver le bonheur et le calme de la vie de famille.

Quelques heures après, l’engin du train jette un cri strident et vous emporte vous et votre compagne.

C’est le voyage de noce.

Comme c’est la première fois que vous faites un voyage de noce, surtout si vous avez toujours été célibataire, vous avez l’air empêtré. Vous essayez en vain de dissimuler au regard votre qualité de nouveau marié.

L’observateur le plus superficiel vous devine. Tandis que l’homme marié depuis deux ou trois ans qui voyage avec sa femme dans le même wagon que vous, ne s’occupe que de lui, tire d’un porte-manteau un chapeau mou, le plus commode pour dormir, allume son cigare et passe dans le wagon des fumeurs, vous restez avec votre femme et vous vous trahissez par vos regards et vos attentions.

Votre femme vous trahit aussi. Elle rougit quand le conducteur l’appelle « madame » toute surprise de ce nouveau titre auquel elle n’est pas habituée.

Tout le monde vous regarde, sourit malignement et chuchote.

C’est peu de chose pour les femmes, l’embarras leur prête un charme de plus, encore un peu elle s’en servirait dans un but de coquetterie.

Mais vous, malheureux mari !

Vous avez un air gauche, ahuri, qui égaie tous les malins et les mauvais plaisants.

Tout est fini.

Adieu liberté ! Adieu illusions !

Les lois civiles et religieuses, l’Église et l’État ont consacré votre esclavage.

Vous êtes marié, irrévocablement, définitivement, fatalement, par acte authentique dûment dressé par un notaire impitoyable, document enregistré et scellé qui dira aux siècles futurs votre condition sociale.

NOTE DE L’ÉDITEUR

La chronique que l’on vient de lire souleva un incident amusant que l’on tiendra peut-être à connaître.

Dans le numéro suivant de l’Union Libérale parut une correspondance signée Tante Ursule et qui était une fine réponse à la chronique d’Edmond Paré.

Nous la reproduisons ici, ainsi que la réplique qu’elle provoqua. Quelle était la personne qui se cachait sons ce pseudonyme de Tante Ursule ? Personne ne l’a jamais su. Ce pauvre Edmond Paré qui n’aimait pas à être la dupe de personne s’est toujours demandé s’il avait été en cette occasion l’objet d’une mystification ou bien si Tante Ursule existait réellement. La chose est restée un mystère.

Québec, 2 Octobre, 1888.
MM. les directeurs
de l’Union Libérale.
Messieurs,

Croiriez-vous à autant de témérité ? Je viens vous demander la permission de dire quelques mots à l’un des collaborateurs de votre journal ! Vous savez sans doute que l’Union Libérale a la réputation de donner fort à faire à ceux qui osent entrer en lice avec elle.

Jugez alors de mes craintes.

Mais le sujet dont il s’agit est trop délicat pour demeurer sans réponse.

Je veux parler de la dernière chronique de monsieur Fantasio.

Votre collaborateur, très spirituel du reste, s’est mis dans la tête de railler ceux qui abandonnent les rangs si serrés de la grande armée des célibataires que renferme notre bonne ville.

Je vous demande un peu de quoi peut-il bien se plaindre ce cher monsieur Fantasio ? Quelqu’un menacerait-il par hasard de lui enlever cette douce liberté dont il paraît si jaloux et qu’il semble vouloir posséder éternellement.

Soyez tranquille, monsieur Fantasio. Les nombreuses abonnées de l’Union Libérale désirent vous lire encore longtemps, et pour réaliser ce désir, elles se ligueront pour vous empêcher de déserter la phalange heureuse des célibataires, comme l’ont fait ceux dont vous parlez. D’ailleurs, il y va de votre honneur : si le contraire arrivait pour vous, si vous commettiez vous-même une désertion, il vous faudra rétracter les paroles pour le moins imprudentes que vous vous êtes permises, et vous savez qu’il serait inconvénient d’obliger l’Union Libérale, ce journal à principes, à rétracter quelque chose.

Si toutefois, monsieur Fantasio, il vous arrivait de succomber, permettez-moi de vous dire qu’il ne faudrait pas alors vous décourager tout à fait.

Vous aurez perdu votre liberté de célibataire, c’est vrai.

Vous vous trouverez lié pour la vie, c’est encore vrai.

Mais, d’un autre côté, cette petite, celle-là, qui aura conquis votre cœur et mis fin à votre liberté, saura bien vous donner quelques dédommagements.

Ce sera elle qui partagera vos joies, qui vous attendra, encouragera vos efforts, applaudira à vos succès, espérant toujours pour vous de nouvelles gloires et rêvant de vous voir grand, grand comme le monde. Elle partagera vos inquiétudes de journaliste et d’homme politique, essuyant avec tendresse les larmes qui obscurciront vos lunettes à l’idée de la grande liberté des provinces menacée.

Enfin après avoir perdu votre liberté vous pourrez aussi vous consoler en rêvant une plus grande liberté pour votre pays et pour vos descendants.

Voilà, messieurs les Directeurs, ce que je voulais dire à monsieur Fantasio : pardonnez-moi mon indiscrétion.

Tante Ursule.