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Lettres et opuscules/19

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 133-140).

CHRONIQUE


J e ne peux laisser sans réponse la lettre de ma Tante Ursule. J’ai fait de vains efforts pour savoir qui se cachait sous ce masque spirituel et malicieux.

Un jour, Beaumarchais trouva dans une rue de Londres le manteau d’une inconnue. Il écrivit à ce propos une lettre étincelante de verve, d’imagination et d’humour.

Aux formes du manteau, aux parfums délicats qui s’en dégageaient, aux quelques cheveux blonds laissés dans ses plis, l’écrivain avait deviné ou cru deviner sa propriétaire et se servait de ce prétexte pour faire le plus frais et le plus charmant portrait de femme qu’il soit possible de voir.

Mais je n’ai pas le talent de Beaumarchais. Tout ce que je sais, c’est que le masque de mon inconnue cache un jeune visage.

J’aurais aimé que ce fût une vraie tante, une tante à héritage, une tante qui, lorsqu’elle serait venue me voir, aurait rempli mon quartier du bruit de son équipage, de ses chevaux piaffants et de son gros cocher, une tante enfin qui m’aurait couché bien et dûment dans un testament authentique.

Douce, trop douce illusion ! Vain, trop vain rêve.

Ma correspondante a peut-être raison de son côté. Tout ce que j’ai voulu dire c’est que notre imagination colore l’avenir et que la réalité diffère du rêve.

J’avais raison d’ailleurs d’avertir mes amis de l’Union du danger qui les menaçait. Le danger est plus grand que je pensais. La lettre de Tante Ursule ne prouve-t-elle pas que l’ennemi est déjà dans la place, qu’il écrit dans le journal à la barbe d’un des directeurs, et à son insu, et cela grâce à quelques coupables faiblesses.

Mais, mes amis, mes chers amis, ouvrez donc les yeux, regardez à vos pieds, voyez ce qui vous attend.

Qui amat periculum, peribit : celui qui s’expose au péril périra.

Nous sommes encore menacés d’un grand concert.

Je ne sais pas ce que nous avons fait aux grands musiciens, mais nous n’avons pas le temps de les regarder de travers qu’ils accourent de tout côté et assourdissent nos oreilles des chefs-d’œuvre des maîtres, grands hommes aussi incompréhensibles que célèbres.

Les concerts peuvent avoir du bon, mais on en abuse. Moi d’abord, j’ai en horreur le violon, le piano, l’orgue, la flûte, les instruments de cuivre, les tambours grands et petits, la harpe, etc., mais je goûte assez les autres instruments.

Je crois que ce sont les anglais qui nous ont donné le goût des concerts. Les anglais vont aux concerts parce que ça coûte cher, parce que c’est convenable, et pour d’autres raisons de ce genre ; ils y vont et s’y amusent religieusement, solennellement, sans bouger, pendant trois heures. Nous nous y allons parce que les anglais nous ont appris à y aller.

Est-il besoin de vous décrire un concert, un grand concert classique.

Il y a d’abord un violoniste toujours célèbre et ordinairement chevelu.

Il s’avance sur la scène : tonnerre d’applaudissements.

Il salue : tonnerre d’applaudissements.

Il pince son violon qui jette de petits cris de souris qu’un chat vient de happer : religieux silence dans toute la salle.

Il commence enfin. On entend presque rien puis comme un sifflement doux prolongé, et tout à coup le violon jette des cris de paon, pleure, rie, fait le diable. Le violoniste aussi est transformé ; il se tenait d’abord assez bien, mais maintenant le voilà qui secoue sa chevelure, se balance comme un peuplier et prend des poses fantastiques et ahurissantes. La première fois que j’ai vu un de ces hommes célèbres j’ai cru qu’il se trouvait mal et j’ai regardé mes voisins pour voir ce qu’ils en pensaient : ils étaient en extase.

Si ce n’est pas un violoniste, c’est un pianiste ; c’est encore plus désastreux.

Le pianiste célèbre, quand il joue, ressemble à un homme qui donnerait de grands coups sur des billes de marbre placées sur une table et ensuite ferait tout son possible pour les empêcher de tomber et cela avec mille contorsions invraisemblables.

Il y a généralement dans les concerts une cantatrice italienne, illustre et très laide, qui chante de manière à ce qu’on ne comprenne rien et qu’on rappelle quatre ou cinq fois. C’est heureux quand n’apparaît pas un jeune cornettiste très fatigant à regarder car il devient violet et les yeux menacent de lui sortir de la tête.

J’allais oublier le flûtiste, tous les noms de musiciens se terminent en iste ; c’est très harmonieux.

Le flûtiste est entouré de gros violons qui ressemblent à de vieux messieurs asthmatiques et enrhumés qui, lorsque la flûte se tait, se mettent à tousser hum ! hum ! hum !

Si au moins on pouvait se reposer en paix en écoutant un monologue ou une pièce de poésie.

Mais non ; de la musique et du chant, du chant et de la musique, toujours, pendant trois heures dans une salle où l’on étouffe.

J’aime encore mieux le théâtre américain avec ses bouffonneries extravagantes, son burlesque sans prétention, ou encore ses mélodrames d’une simplicité primitive où l’on voit deux amoureux poursuivis pendant cinq actes par un scélérat qui leur en veut on ne sait pourquoi, accumulateur de meurtres et d’incendies dont notre quatrième page ne donne qu’une faible idée, le tout se terminant par un mariage au moment où l’on s’y attend le moins.

Une des attractions de la quinzaine ç’a été la cour criminelle.

Notre nouvelle cour est gaie et spacieuse. L’ancien édifice avait plus de couleur locale. C’était sinistre et noir ; les murs suintaient le crime ; on n’apercevait les juges, les avocats et les criminels qu’à travers une buée épaisse qui donnait au spectacle une couleur tragique.

Un procès pittoresque s’est déroulé devant les assises, au dernier terme.

Je veux parler de Griffin, accusé d’assaut.

Griffin faisait partie du cirque de Howe ; il aurait, paraît-il, cruellement battu un de ses compagnons, un nègre aussi noir qu’inoffensif.

Il était curieux de voir défiler les témoins, tous saltimbanques, effrontés et bavards.

Nous avons vu la belle Chinquilla, princesse indienne. Très jolie avec ses joues brunes, ses yeux d’un noir d’enfer, coiffée d’un chapeau rouge qui flambait comme un incendie. On a voulu lui faire prêter serment, ce qui l’a fait rire, et lui a donné l’occasion de faire briller l’éclair de dents d’ivoire qui semblaient fasciner le substitut, mon ami M. Amyot. Cette jeune personne a le talent de manger du feu comme si c’était un mets délicat.

Le docteur Hickey a beaucoup fait rire la cour. Des lunettes sur nez rouge, des poses et des gestes burlesques, une loquacité et un aplomb qui en imposent.

Le docteur était chargé de faire les boniments lors des représentations.

Il était difficile d’embarrasser le docteur. L’avocat avait beau relever les manches de sa toge et regarder le public, semblant dire : « Vous allez voir : j’enfoncerai bien le témoin. » Vaine bravade : le témoin mettait dedans avocat, juge et jury.

Je suis obligé d’interrompre brusquement ma causerie; on m’avertit qu’il n’y a plus de place. C’est toujours au moment où je vais être intéressant qu’on me fait taire.