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Lettres et opuscules/20

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 141-145).

UN CAUCUS À OTTAWA

Une grande pièce avec table au milieu. Les ministres assis autour de la table. — Taillon et Tom Chase Casgrain entrent par la porte du fond ; ils viennent conférer avec leurs amis d’Ottawa à propos du scan dale Caron-Costigan ; Sir Hector est à la droite de Sir John, et Chapleau à sa gauche.

Sir John. — Vous avez la parole, Taillon, expliquez ce qui nous procure le plaisir de votre visite.

Taillon. — Je viens me plaindre de la conduite d’un des membres du cabinet. On comprend que si les ministres conservateurs à Ottawa, dans un but de spéculation que je suis obligé de flétrir, viennent maintenant dépouiller les Canadiens-Français de la Province de Québec de leurs biens, notre position ne sera plus tenable.

Sir John. — (il agite une sonnette, un messager paraît). — Emportez-moi un gin-cocktail avec beaucoup de sucre. Mettez-en aussi dans vos discours, Taillon. (rires).

Taillon. — Que dois-je mettre dans mes discours ?

Sir John. — Du sucre. (nouveaux rires.)

Adolphe Caron. — Non, mais est-il spirituel, Sir John !

Taillon. — J’aimerais que le ministre de la guerre me donnât à moi des explications, la chose est grave.

(Un silence : on entend la voix d’Adolphe Caron : il parle à Tom Chase :) " Moi, j’aime mieux les femmes brunes, elles ont plus de montant. Les blondes sont poétiques, je l’admets, mais la poésie, ça m’embête.

Sir John. — Caron, on vous demande des explications sur le scandale Caron-Costigan.

Adolphe Caron. — Je me suis emparé de ces terres dans le but d’y élever des fortifications pour la défense de nos côtes.

Sir John. — Je crois que vous vous occupez plus de la côte d’Adam que de nos côtes. (rires.)

Adolphe Caron. — Non, mais est-il spirituel, Sir John !

Sir John. — Le nommé Leclaire qu’on a dépouillé, n’est après tout qu’un papiste. (Il sonne. Un messager paraît.) Emportez-moi un gin cocktail.

Sir Hector. — Je dois ici élever la voix. Je me permettrai de dire que je suis obligé de différer d’opinion avec l’honorable premier. Cependant, je me soumettrai à la majorité.

Chapleau. — (Entre ses dents.) Il rue dans les brancards.

Sir Hector. — Je sais quel est celui qui vient de parler. Je le méprise trop pour faire attention à lui.

Chapleau. — Si c’est à moi que mon honorable ami fait allusion, je saurai lui répondre.

Sir John. — (Bas à Chapleau) Tu sais que je considère Langevin comme un incapable. C’est inutile de me donner des misères pour rien. (Bas à Langevin) Chapleau est un homme fini, inutile de s’en occuper. (Il sonne. Un messager paraît.) Emportez-moi un gin-cocktail, plus de gin et moins de sucre.

Taillon. — Comment peut-on défendre nos côtes en élevant des fortifications à l’intérieur des terres ? Dans tous les cas ma position n’en est pas moins fausse.

Sir John. — Je croyais que vous faussiez seulement lorsque vous chantiez, Taillon. (rires.)

Adolphe Caron. — Non, mais est-il spirituel, Sir John !

(On entend la voix de Casgrain) : « J’ai oublié mon tabac ; as-tu du tabac Adolphe ? »

Adolphe Caron. — Non… Je voudrais bien savoir ce que Taillon connaît en fait de stratégie. Grâce à mon système de fortification intérieure, l’ennemi débarque sans défiance et tout à coup crac… le tour est joué.

Taillon. — Oui… crac, crac… Il viendra un crac qui vous enverra tous dans l’opposition.

Adolphe Caron. — Chut !… Sir John est endormi, il est temps de s’en aller.

(Tous se lèvent et se dirigent vers la porte.)

Adolphe Caron. — Tu fais un bruit avec tes bottes, Casgrain !

Casgrain. — Je ne peux toujours pas avoir de tabac. Quand viens-tu chez Gaspard, Adolphe ?

Adolphe Caron. — Je serai à Québec la semaine prochaine. Organise une excursion.

Tous deux sortent en fredonnant :

V’la le bon vent, v’la le joli vent…