Lettres et opuscules/27

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 184-190).


CHRONIQUE


O n est en train de changer Québec. Tant que le commerce s’est concentré à la Haute-Ville on n’a pas songé à élargir la rue St-Jean. Mais aujourd’hui que la Haute-Ville est habitée par des rentiers et des employés civils, que l’activité commerciale se déploie surtout à St-Roch, il est venu naturellement à l’idée des conseillers, d’élargir les rues de la Haute-Ville.

La Corporation achète les propriétés, les ouvriers font voler dans les airs poussière, briques et mortier, et les contribuables paient.

Ce n’est pas en dotant notre ville des améliorations modernes qu’on augmentera les affaires, mais c’est l’augmentation des affaires qui produira ces améliorations.

Il ne faut pas confondre l’effet avec la cause.

Ce qui met surtout un obstacle à ce que Québec entre dans le mouvement fiévreux des affaires, c’est le caractère du Québecquois. Il faudrait donc réformer le Québecquois plutôt que d’élargir les rues de Québec.

Le Québecquois aime à bayer aux corneilles, et à critiquer.

Il critique tout, les actes des marguillers, des conseillers de ville, du maire, du curé, des ministres, de l’opposition.

Volontiers il s’écrie : « On devrait faire telle chose ! » Mais il ne lui vient pas à l’idée que ce pronom collectif puisse le désigner aussi bien qu’un autre. On est un personnage chargé de tout faire, et il le blâme amèrement de ne pas agir plus vigoureusement.

Son goût pour la flânerie, l’habitude qu’il a de tout faire avec une lenteur patriarcale, ne sont pas moins remarquables.

Voyez ce bourgeois au teint fleuri, rasé de frais. Il sort de chez lui le matin. Il est pressé, il va aux affaires, ne le retardez pas.

Mais voici que deux cochers se sont pris de querelle et notre homme s’arrête et regarde, puis, dix pas plus loin c’est un ami qu’il rencontre avec lequel il cause et un moment plus tard voilà un détachement de militaires qui passe, remplissant la rue du bruit des cuivres et de l’éclat des uniformes, et, notre homme, tout souriant, bat la mesure avec sa canne.

Ah ! non ! Il n’est pas pressé le Québecquois.

Mais si vous voulez avoir une idée de la lenteur des affaires à Québec, prenez le tramway qui parcoure St-Roch et la Basse-Ville.

Il n’y a pas une ville sur le continent ou les tramways vont plus lentement qu’à Québec.

C’est tout un voyage que de prendre le tramway.

À peine êtes-vous monté qu’une grosse dame fait des signes désespérés là-bas ; le tramway s’arrête, la dame s’avance sans se presser, en s’essuyant le front, et vous attendez.

De nouveau le tramway s’ébranle ; mais voilà qu’un lourd camion s’avance pesamment sans qu’il manifeste l’intention de vous laisser la voie libre.

Ce n’est que lorsque les chevaux sont nez à nez, qu’on donne signe de vie. Alors le conducteur tourne rapidement le serre-frein, tandis qu’il lance au camionneur une aimable interpellation telle que : « Recule-toi donc, vieille bête. » Et les roues du camion se détournent pour nous laisser passer, après échanges de jurons qui éclatent comme des mousquets, et font vibrer les vitres.

Attendez, vous n’allez pas loin. Voici qu’une voiture est en travers la route.

Souvent le charretier est occupé à préparer le chargement dans l’intérieur d’une boutique, et il faut que l’un des conducteurs descende et aille lui-même ôter cheval et voiture de la voie.

En somme, le tramway nous donne un aperçu de notre façon d’agir à Québec.

Nos jeunes gens courtisent les jeunes filles durant des années ; nos médecins font languir leurs malades, nos avocats procèdent éternellement sans obtenir jugement, et au train que vont les choses je ne pourrai m’enrichir en faisant des Chroniques qu’à la condition de vivre mille ans de plus.

Je suis d’avis que plus on élargira les rues, plus les Québecquois les parcourront d’un pas paisible et lent.

Avec cela qu’on risque de faire perdre à notre ville sa physionomie.

Si jamais il vous est arrivé de traverser de Calais au Havre, ou mieux encore de Newhaven à Dieppe, si dilettante et si sceptique que vous soyez, vous n’avez pu voir sans une certaine émotion, apparaître, à travers le brouillard lumineux du matin, les côtes de France. Le souvenir d’un passé lointain et mystérieux s’éveille en nous, tandis qu’on est étonné de la nouveauté du spectacle : de cette campagne si riche et si verte qu’encadre un ciel d’un bleu éclatant, de ces pêcheurs en costumes bretons qui abritent leurs yeux de leurs mains brunies pour voir approcher le navire.

C’est avec un sentiment semblable qu’on voit Québec après avoir traversé les États-Unis. Le temps semble n’avoir qu’effleuré du bout de l’aile les autres villes de l’Amérique tandis qu’il a marqué notre ville d’un cachet original.