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Lettres et opuscules/28

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 191-195).

M. MERCIER


L’ Événement s’est fait l’écho de certains racontars qu’ont soulevé les commentaires faits par Crispin sur le discours de M. Laurier au Banquet National.

On a voulu voir dans notre attitude le malicieux désir de donner au discours de M. Laurier la prééminence sur celui de M. Mercier.

La vérité est que nous avions résolu de reproduire certains discours prononcés au banquet, et d’apprécier les autres.

L’un de nous s’est chargé de ces appréciations, et, en exprimant son opinion sur le talent de M. Laurier, il n’a pu que donner des impressions personnelles.

Ces appréciations du talent oratoire d’un homme ne touchent aucunement aux questions politiques ; on ne doit donc y voir autre chose que les opinions de l’un de nous.

Si, en politique, notre direction est une, dans les matières libres, chaque masque dans notre journal peut couvrir autant d’opinions et de nuances différentes.

Pour ma part, et puisqu’il faut parler net, je ne serais pas prêt à admettre tout ce que les remarques de Crispin semblent impliquer.

L’écrivain de l’Événement déclare d’abord qu’on ne peut comparer M. Laurier à Papineau, parce que le dernier n’éveille que le souvenir d’un grand nom sans qu’il soit possible d’en apprécier la valeur, puis de suite, sans perdre de temps, il place avec aplomb M. Laurier après Papineau et même, je crois, au troisième plan.

Je n’entrerai pas dans la discussion, sur cette question, mais comparant M. Laurier à M. Mercier, je dirai que si l’éloquence de M. Laurier se joue dans la lumière avec plus d’éclat et de grâce, celle de M. Mercier donne de plus larges et de plus hardis coups d’ailes.

Les discours de M. Laurier nous charment par la justesse de l’expression et le choix heureux des images, mais portent-ils, comme ceux de M. Mercier, les traces de cette volonté tenace et passionnée, de cet esprit dominateur, qui par la violence de ses sarcasmes et les éclats de son éloquence, a porté au pouvoir une poignée de libéraux, les y a maintenus par la force de son caractère, sa prodigieuse capacité au travail et la multiplicité de ses ressources, et qui aujourd’hui attire et passionne l’opinion publique dans tout le Dominion ?

Le premier nous séduit par les grâces de son talent, le second nous domine et nous entraîne, par les forces d’une volonté supérieure à la nôtre.

J’ai écouté M. Laurier avec enthousiasme l’autre jour ; j’ai été charmé de ce geste noble et poli, de ce goût délicat des nuances ; mais j’ai été surtout ému, vivement ému, de la généreuse protestation de M. Mercier, de ce défi hautain, de cet éloquent cri du cœur ; il m’a rappelé qu’il était bien un des fils de cette forte race qui, abandonnée, oubliée, appauvrie, a lutté durant tant d’années contre une nation ennemie sur ce sol d’Amérique, avec des revers terribles, mais aussi avec des triomphes encore plus éclatants.

Il appartenait à M. Laurier, chef de l’opposition à Ottawa, d’effleurer les grandes questions et de se tenir sur la réserve ; quels sont les gens de cœur qui n’applaudiront pas M. Mercier d’avoir parlé comme il l’a fait, d’avoir prononcé ce hardi et impartial discours ?

Devait-il laisser dans l’ombre les questions vitales qui nous tiennent tant à cœur, lui surtout qui est le chef de la Province de Québec ?

Le Dominion nous devient tous les jours plus étranger ; la Confédération ne répond pas à nos aspirations ; c’est une institution qui craque et fait eau de toutes parts ; nos intérêts se concentrent dans la Province, et c’est sur ce théâtre plus étroit que va se jouer le drame de notre destinée. Pouvions-nous alors désirer un autre couronnement à notre grande démonstration nationale, que cette revendication ardente et passionnée de notre liberté et de nos droits, faite par le Premier Ministre de la Province, l’un des hommes d’État les plus remarquables que nous ayons eus ?