Lettres et opuscules/29

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 197-204).

CHRONIQUE


A h mes amis, quel métier que celui de journaliste. Quelle rude tâche, quel dur labeur de fournir chaque semaine de la copie à des typographes tous les jours plus affamés, plus insatiables, plus féroces, plus implacables. Notez qu’on ne sait quoi dire la plupart du temps, comme c’est mon fait dans le moment. Il faut écrire cependant : « Écris, forçat ! » s’écrient en chœur le propriétaire, les typographes et les vingt-deux mille abonnés qui ont payé. (Je crois commettre une légère erreur quant au nombre des abonnés payants).

Et dans quel état nous revient l’écrit des mains des typographes. L’article était joliment troussé, selon vous ; ça vous flattait. Voyez-le maintenant, c’est une masse informe.

On vous fait dire des choses ridicules, les phrases font des sauts de carpe, la ponctuation est grotesque, c’est rempli de coquilles comme un monstre couvert d’écailles.

Et le prote qui l’apporta recule épouvanté.

Pensez-vous en vérité que c’est une sinécure de corriger tout ça ?

Mais ce n’est pas tout. Il faut lire les journaux où on vous traite d’idiot. Il faut prendre connaissance de cette lettre où un monsieur se fâche tout rouge parce qu’on n’a pas mentionné son nom à telle bénédiction de cloches. Et cet autre qui vous prie de faire quelque chose sur ses noces d’argent.

Voici un jeune homme qui s’exerce dans la littérature funéraire et demande l’insertion de la nécrologie d’une demoiselle que « la mort a moissonnée dans sa fleur » mais il faut se consoler « car elle était mûre pour le ciel. » Une fleur mûre ! de suite vous avez l’idée d’une vieille fille, et ça vous coupe l’enthousiasme et l’appétit.

Il faut lire tout ça cependant, élaguer, corriger, tâcher de ne blesser personne.

Pensez-vous avoir assez fait pour aller fumer un cigare ?

Ah ! bien non. À peine sorti, vous rencontrez un monsieur grave qui vous prend par le bouton de votre habit, et vous demande pourquoi vous ne dites pas telle et telle chose dans L’Union. Et plus loin, un autre qui s’indigne de ce que vous avez dit telle et telle autre chose. Un troisième vous parle du mauvais état de sa rue, vous confie qu’en conséquence l’eau entre dans sa cave, que sa femme est devenue malade et qu’il serait bon d’en dire un mot au public et aux autorités municipales.

Mais le plus ennuyeux, le plus assommant, c’est l’homme politique qui vous expose ses vues à lui sur le gouvernement, vous dit que l’administration a tort, que, si on ne suit pas ses conseils, tout va aller au diable ; il sort toujours d’une entrevue avec quelque personnage éminent, et vous raconte à l’oreille, avec promesse du plus grand secret, des nouvelles qui courent les rues.

La Cour Criminelle est ouverte. Je m’y suis rendu dans le dessein d’adoucir les typographes.

Il y avait peut-être là matière à chronique, tant il est vrai que dans la vie, le drame donne la main à la comédie. C’est un masque antique un côté est riant, et l’autre tragique.

On peut se demander si les accusés, rebuts de la société, pauvres malheureux chez qui l’intelligence n’est qu’une lueur vacillante et dont la vie se rapproche de celle de l’animal, comprennent quelque chose à tout ce qui se fait là ! On les promène pendant deux ou trois jours de la prison à la cour, remplie d’avocats en robe et d’huissiers glapissants, on leur marmotte une foule de paperasses où ils sont accusés de troubler la paix de notre Souveraine Dame la Reine. Puis les avocats passent des heures à lire dans toutes sortes de volumes. C’est remarquable comme les avocats criminalistes aiment à user et à abuser des autorités !

Ils en ont des monceaux devant eux. L’avocat du Procureur-Général, M. Fitzpatrick, qui se fait une réputation très grande, en a plein un sac bleu et son adversaire n’a pas le temps de citer une décision qu’il en sort une autre de son sac qui dit tout le contraire.

Les jurés, ceux surtout qui n’ont pas l’habitude de la chicane passent un mauvais quart d’heure.

On les fait aller et venir, se lever et s’asseoir comme des automates.

« Monsieur un tel, » glapit l’huissier. Monsieur un tel se lève et s’avance timidement… « Stand aside ! » crie impérieusement l’avocat sans même tourner la tête.

Le juré s’arrête interdit, sans comprendre, demande des explications à un assistant, en est empêché par un formidable « silence » que lui lance l’huissier sévère et solennel, et il s’en retourne confus.

Lorsqu’enfin on les a mis dans la boîte tout ahuris, la scène change ; les avocats se montrent pleins d’humilité devant eux, leur déclarent qu’ils sont les hommes les plus intelligents qu’ils aient jamais rencontrés, qu’ils remplissent les plus hautes fonctions.

Les témoins sont fort malmenés.

Pour un homme un peu timide ce n’est pas amusant d’être interrogé pendant trois quarts d’heure par un avocat retors, insolent, qui lui tend mille pièges où vont trébucher sa bonne foi et sa mémoire, d’être sous le feu de ses regards, de le voir frapper sur la table avec violence, relever les manches de sa robe d’un air de défi ou se poser de trois quarts, les poings sur les hanches en regardant les jurés comme pour les prendre à témoin de la mauvaise foi de sa victime.

Puis après avoir subi ses menaces et ses invectives, il se voit, lorsque l’avocat fait sa plaidoirie, sous le coup d’insinuations malveillantes ; on déchire à belles dents sa réputation ; souvent on va même jusqu’à dire que c’est lui qui devrait être à la place de l’accusé.

Quand on voit ces pauvres témoins on se dit que la carrière du journaliste n’est pas si noire après tout.

M. Pacaud a publié dans L’Électeur des correspondances qui ont étonné et même blessé le public.

Je veux parler de la supériorité qu’il a attribuée à l’Angleterre sur la France.

Tout lui a plu à Londres : les monuments, les édifices, l’aristocratie et le peuple. Même les cochers énormes et sentant le gin et les hommes de police impassibles et solennels l’ont fasciné.

Les mœurs anglaises étant à peu près les nôtres, M. Pacaud a été étonné de la différence entre nos mœurs et les mœurs françaises ; cela l’a un peu énervé et ahuri, c’est probablement pourquoi il s’est montré inexact et même injuste.

Ainsi il s’indigne de la gauloiserie des journaux français et ne dit rien de Londres. Il faut croire qu’il n’est pas sorti le soir à Londres. J’ai vu entre minuit et une heure du matin sur le Strand, la plus grande rue de Londres, des spectacles dont je puis à peine parler ici. On ne voit ni à Paris ni à New-York la prostitution s’afficher aussi effrontément.

M. Pacaud ferme aussi les yeux sur le paupérisme en Angleterre, qui est une honte pour l’humanité. En parcourant les grandes places publiques de Londres, il ne semble pas avoir vu ces amas de haillons où s’agitent les loyaux sujets de Sa Majesté.

On ne juge pas d’une nation ainsi à pied levé. Et je n’admets pas ce raisonnement qui consiste à s’écrier : La France a fait de grandes choses, mais il faut donner trois sous à l’ouvreuse qui nous débarrasse de notre parapluie. Cela rappelle l’Odyssée de M. Tardivel que ses amis avaient envoyé en France pour étudier ses institutions, et qui a passé son temps à nous écrire que les aubergistes voulaient lui faire manger de l’omelette le vendredi.

Quant à moi j’aime mieux donner trois sous à une ouvreuse et entendre une comédie de Pailleron, que payer une simple entrée, et voir la pirouette stupide du clown et les grimaces lugubres d’un bouffon enfariné.