Lettres et opuscules/30

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 205-208).


M. AUGIER


I l serait injuste de ne pas dire quelques mots d’Augier qui vient de mourir.

Il disputait à Dumas et à Sardou le premier rang parmi les auteurs dramatiques.

Dumas avait plus qu’Augier l’entente du théâtre, mais les scènes et les personnages de ce dernier sont plus vrais.

Dumas est un auteur à thèse, et en cela il rencontre les goûts du public.

Le Parisien qui dîne au café, va tuer le temps à la Comédie Française, et se couche après avoir fumé un cigare sur le boulevard, aime à s’imaginer qu’il vient de remplir un devoir social, et qu’il a aidé dans une certaine limite au progrès moral de l’humanité.

Le diable, qui a un faible pour le Parisien, lui a donné M. Dumas. M. Dumas prétend résoudre par le théâtre les problèmes sociaux.

C’est un moraliste, et quel moraliste, bon Dieu !

Il s’est efforcé de prouver que la courtisane est une personne distinguée, capable des plus hautes et des plus délicates passions, et qu’un honnête homme ne s’abaisse pas en l’épousant.

Il a démontré qu’une femme trompée avait droit aux représailles. Je passe sous silence une foule d’autres propositions également extraordinaires.

M. Augier a peint la société de son temps. Ses portraits du brasseur d’affaires, de l’homme politique, du journaliste, firent du bruit et soulevèrent bien des colères. Il a souvent été d’une vérité cruelle pour l’ancienne noblesse. Le marquis de la Seiglière, frivole, inconséquent, sans intelligence ni volonté, est bien le type des nobles d’aujourd’hui, pour qui la révolution a été un drame sanglant mais sans conséquence, et qui meurent sans rien comprendre à ce qui se passe autour d’eux, ne voyant dans l’avènement de la démocratie qu’un fait transitoire.

Les comédies d’Augier, de Dumas, et de Sardou, donnent une idée juste de ce que doit être l’art dramatique dans une société cultivée, parvenue à un haut degré de civilisation. Ce n’est plus le gros rire de Molière, et le jeu des passions n’y est ni violent, ni excessif.

Quand les mœurs se sont adoucies, que la culture intellectuelle a donné aux esprits toute la délicatesse dont ils sont capables, les spectacles sanglants et douloureux sont plutôt des sujets de curiosité que d’émotion. Comment un homme de notre siècle, instruit et un peu sceptique, peut-il s’émouvoir en voyant Hamlet que le spectre de son père épouvante ! Il ne peut qu’éprouver un intérêt de curieux à voir la passion grandir et éclater dans l’âme sauvage d’Othello.

Notre vie n’a plus de ces violences ; les passions sont les mêmes, mais se trahissent différemment.