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Lettres et opuscules/32

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 213-220).

CHRONIQUE


V oilà que le journalisme, le monstre aux cent yeux et aux cent oreilles, m’a de nouveau saisi dans ses serres redoutables. On n’échappe pas à sa destinée. Je mourrai journaliste, après avoir passé ma vie à blaguer mes concitoyens.

Il faut une chronique, paraît-il. Allons, forçat ! courbe-toi sur ta rame de galérien.

C’est que je n’ai rien à dire. Il y a les déménagements, mais c’est bien maigre. Contentons-nous de signaler la conduite des pianos, qui menacent de nous réduire en poudre, du haut des fenêtres d’où on les descend. Il me semble que les pianos nous assomment assez toute l’année, pour qu’ils puissent se dispenser de se porter à ces voies de fait.

Il y a la politique. C’est encore plus maigre. Signalons cependant la disparition des bottes légendaires de Tom Chase. Elles se retirent ; elles étaient éloquentes cependant. Mais elles reviendront, c’est partie remise.

Un compte-rendu qui s’impose à la chronique, c’est celui du concert d’Albani.

Je dois d’abord vous dire que je n’y suis pas allé.

Comment allez-vous faire, s’écriera la très jolie lectrice qui va parcourir ces lignes du bout de ces longs cils ?

Me prenez-vous, madame, pour un reporter vulgaire ? Quel mérite y a-t-il à faire des comptes rendus d’événements dont on a été témoin ? C’est trop vieux jeu. Le reporter de l’avenir au lieu de courir dans la boue, restera au coin du feu, enveloppé dans une douillette robe de chambre, et écrira des faits divers ébouriffants d’exactitude et de fantaisie.

Je ne suis pas allé au concert d’Albani, parce que le dernier événement musical auquel j’ai assisté m’a littéralement assommé.

C’était plus ennuyeux que cinq cents Anglais réunis. Je veux parler du concert donné par ce joueur de violoncelle, il y a quelque temps. Les musiciens, toujours logiques, ont donné le nom de violoncelle, à un violon plus gros que les autres. Tout comme si j’appelais un gros canard « un caneton, » ou une matrone plantureuse « une fillette agaçante. » Pour en revenir à mon violoncelliste, imaginez-vous qu’il s’est avancé sur la scène avec un violon énorme, plus gros que lui, s’est assis d’un air mélancolique, et est resté là une demi-heure, flattant le col et pinçant le ventre de son violon gigantesque.

Puis, on l’a rappelé avec enthousiasme, il est revenu et a recommencé le même jeu, toujours sur son violon colossal.

Cela m’a guéri du concert.

Du reste j’ai bien fait de ne pas aller entendre la grande artiste, car si j’en juge par les dires de L’Électeur, il m’aurait été impossible d’en parler. Je ne plaisante pas ; voici ce qu’il dit :

«  Nous n’entreprendrons pas une appréciation du concert. Ce serait au-dessus de nos forces.
«  Madame Albani a reçu plusieurs corbeilles de fleurs, faible témoignage de nos sentiments d’admiration et de reconnaissance, qu’elle comprendra sans doute, quoique nous soyons impuissants à les exprimer. »

Heureusement, qu’à L’Union Libérale, nous ne sommes pas dans cette position inextricable et que nous pouvons dire quelques mots.

Disons que les prix d’admission étaient trop élevés. Payer trois à quatre piastres pour un siège convenable, quand il n’y a pas de troupe d’acteurs, qu’on ne joue pas d’opéra, qu’on se contente de faire chanter madame Albani deux ou trois fois, sauf à tuer le temps par du remplissage, c’est exorbitant. Certainement qu’on n’en aurait pas agi ainsi, si l’on n’avait pas compté sur notre patriotisme.

On n’aurait pas osé faire ce jeu là dans une ville européenne.

Remarquez que je n’en tiens pas responsable madame Albani. La faute en est aux organisateurs.

À part Albani, que nous a-t-on donné ? On dit que M. Routhier a fait un très joli discours. Mais cela ne suffit pas.

M. Fréchette a récité une poésie. C’est très bien, mais le physique du poète gâte le plaisir, et empêche l’émotion de naître.

La poésie est chose ailée, légère, immatérielle, et ne cadre pas avec l’embonpoint réjoui d’un bon vivant.

C’est plus fort que moi, et je ne saurais m’émouvoir, lorsque je vois un monsieur au teint fleuri, dont le plastron de chemise, éclatant de blancheur, craque sous l’effort d’une robuste poitrine, s’avancer près de la rampe lumineuse, et dire d’un ton attendri :

Bois que j’aime, adieu, je succombe,
Votre deuil me prédit mon sort,
Et dans chaque feuille qui tombe,
Je vois un présage de mort.

Ou encore :

Au banquet de la vie, infortuné convive,
J’apparus un jour et je meurs ;
Je meurs, et sur la tombe où lentement j’arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.

Le contraste est trop plaisant.

La troupe McDowell vient de nous quitter. Elle a voulu jouer, avant de nous laisser, non une pièce américaine ou adaptée du français, mais une pièce entièrement, radicalement anglaise.

Nous avons eu une idée jusqu’à quel point l’on peut s’ennuyer durant deux heures, à soixante-quinze cents par tête. On sait que le peuple anglais est le peuple le plus ennuyeux de la terre.

Peuple gris, terne, gourmé, enterré dans les brouillards et les chiffres, qui ne peut concevoir en fait d’art architectural d’autres formes plus élégantes que les caisses d’emballage, ne produit en fait de peinture que des tableaux avec personnages raides, empesés comme les faux cols qui les étranglent, ne peut publier un roman à moins qu’il n’ait cinq cents pages petit texte, dont trois cents sont consacrées à reproduire d’interminables conversations de personnages qui boivent du thé et mangent des sandwiches, s’imagine nous faire rire avec des caricatures compliquées, vrais casse-tête chinois qui donnent mal à la tête, un peuple enfin qui finira par se rompre la colonne vertébrale, dans un bâillement colossal.

Vous pouvez vous faire une idée après ça, de ce que peut être le théâtre de ce peuple. J’espère que les McDowell qui forment une bonne troupe de comédiens, quoique de second ordre, et qui nous ont beaucoup amusé cet hiver, ne retomberont plus dans la même faute.

On doit féliciter et encourager la troupe McDowell. Elle s’est donné beaucoup de peine. Elle a fait surtout des frais de mise en scène considérables. À ce propos, M. McDowell a eu une idée de génie. C’est d’avoir trouvé moyen de faire paraître les pompiers sur le théâtre. La salle était enthousiaste. On sait que les Québecquois ont un faible pour les pompiers. Ils les mettent partout. Si un grand personnage arrive, on les envoie à sa rencontre ; il ne se fait pas une procession sans qu’ils marchent en tête ; il nous donnent durant l’été des représentations en plein air, où on les voit dresser contre les demeures paisibles des échelles compliquées, dérouler les longs tuyaux de leurs pompes avec une rapidité de magiciens, et s’élancer à l’assaut avec des haches qui étincellent.

Il n’y a pas de mal à tout cela ; mais on oublie que la principale fonction du pompier, c’est de pomper quand il y a incendie.

Ailleurs, il manque de couleur locale.