Lettres et opuscules/33

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 221-228).

À PROPOS DES DISCOURS DE M. LAURIER


M. Laurier a l’habitude anglaise d’achever de mettre en lumière le point à démontrer, en faisant quelque rapprochement historique frappant, ou encore en citant une anecdote, qui, en outrant plaisamment l’idée, la fait mieux voir.

Au cours d’un discours où il faisait la critique du système protecteur, il lui arriva de dire, en passant, que Sir John pouvait bien être de bonne foi en représentant la protection comme un remède souverain. Sir John n’avait pas cette bonne foi au début, mais l’avait acquise parcequ’il répétait la chose tous les jours. À force d’argumenter en faveur de l’erreur, il avait fini par se persuader lui-même. Puis il continue :

«  Vous connaissez cette anecdote du vieux roi George IV. Il aimait à faire croire à sa bravoure, quoiqu’il n’eut jamais respiré l’odeur de la poudre sur les champs de bataille. Après la bataille de Waterloo, il se prit à raconter qu’il y avait été présent, et il répéta si souvent la chose qu’il finit par se convaincre que c’était vrai. Il alla encore plus loin ; il se mit à raconter ses faits d’armes. Ce qui mit un jour le duc de Wellington dans une position bien embarrassante. Le roi était en train de raconter ses traits de bravoure lors de cette fameuse bataille, à quelqu’un qui ne semblait pas très convaincu. Voyant cela, il se tourna vers le duc pour qu’il confirma ses dires : « N’est-il pas vrai, Arthur, lui demanda-t-il que j’étais sur le champ de bataille à Waterloo ? »

Le duc se montra à la hauteur de la circonstance. Sans admettre ni nier la vérité des paroles du roi, il répondit : « J’ai souvent entendu votre Majesté l’affirmer. »

Peut-être ne connaissez-vous pas l’anecdote de l’étudiant en théologie qui avait la manie de la dispute.

Un jour, en se promenant avec un de ses camarades, il cherchait à soulever une controverse sur le christianisme et la libre-pensée. « À quoi cela peut-il être utile, lui dit son ami, puisque nous sommes de la même opinion sur ce point, étant chrétiens tous deux. Mais l’autre insistait ; il dit à son ami d’argumenter en faveur du christianisme, tandis que lui soutiendrait la thèse contraire. Et il commença à argumenter, et argumenta tant et si bien, qu’il perdit la foi. »

En parcourant ce volume qui contient à peu près tous les discours importants du chef de l’opposition, et, où toutes les questions qui se sont soulevées dans le Parlement depuis vingt ans, sont discutées, on voit que ce sont là des matériaux tout préparés, pour celui qui voudrait faire l’histoire de notre pays depuis la confédération.

En général, on ne s’occupe pas assez des événements qui se sont passés depuis la conquête. Il semble que notre histoire finisse avec la Domination Française. On épluche les archives pour découvrir où Montcalm a été enterré, on cherche des expressions nouvelles pour maudire Voltaire et la Pompadour, et on ne manque pas surtout, de parler des « quelques arpents de neige. »

Pour ma part, je commence à en avoir assez de ces « quelques arpents de neige. » Je n’aurais pas d’objection qu’on en parla quatre à cinq mille fois. Mais en mentionnant cette fameuse phrase vingt millions de fois, cela lui ôte beaucoup de son originalité.

Sans doute, les douloureuses dernières années de cette domination ont de la grandeur, et l’éloignement leur prête une teinte sombre qui en double l’effet ; mais la partie vitale, significative, de l’histoire de notre pays, c’est celle qui commence après la conquête, surtout à l’époque de l’Union, lorsqu’enfin un gouvernement constitutionnel nous a été accordé, grâce au fameux rapport de Lord Durham.

À propos du projet de Lord Durham, il est intéressant d’observer qu’il a eu des conséquences que son auteur était loin de prévoir. Pour bien saisir cette évolution, il faut se rappeler les faits.

La lutte silencieuse et opiniâtre que la colonie avait faite jusqu’alors, pour obtenir le contrôle de ses affaires, et secouer la lourde main qui pesait sur elle, venait d’éclater brusquement en une insurrection. La révolte de 1837-38 effraya l’Angleterre, et elle envoya Lord Durham pour faire un rapport.

Jusque là, ses concessions étaient simulées. Par la constitution de 1791, la Chambre d’Assemblée n’avait pas de contrôle sur le Conseil Exécutif, c’est-à-dire que l’Angleterre avait mis entre les mains du peuple un hochet inutile, gardant pour elle tous les pouvoirs. Après l’insurrection, elle comprit qu’une réforme était nécessaire et chargea Lord Durham de venir au Canada pour s’enquérir des faits.

Lord Durham semblait être appelé à jouer un grand rôle dans l’histoire du parlementarisme en Angleterre. Homme énergique, entier dans ses opinions, d’un caractère passionné, il avait conquis une des premières places dans le Parlement, et s’y faisait redouter par les terribles accès de colère auxquels son caractère l’entraînait.

Une telle nature était portée à l’absolutisme. Aussi, le principal but de son projet fut-il de faire du Canada un pays homogène, en faisant disparaître la race française. En effet, par l’Acte d’Union, la langue française fut abolie, on obligea notre province à payer la dette d’Ontario, dette énorme pour l’époque ; enfin, nous eûmes le même nombre de représentants que la province anglaise, lorsque notre population était d’un tiers plus considérable.

Mais le projet de Lord Durham contenait d’autres dispositions. Il accordait au Canada un gouvernement constitutionnel. C’était là un plan nouveau et original, que l’Angleterre devait étendre plus tard à ses autres colonies, et qui inaugurait son admirable système d’administrations coloniales actuelles. Mais cette concession d’un gouvernement responsable devait être fatale aux vues de Lord Durham. En permettant au Canada de se gouverner lui même, il donnait aux Canadiens Français la liberté, et mettait entre leurs mains une arme qui assurait leur triomphe, et rendait illusoire toute tentative de faire du Canada un pays exclusivement anglais.

Si Lord Durham pouvait venir aujourd’hui contempler son œuvre, il serait bien étonné. Il verrait qu’il est resté peu de chose de son volumineux rapport. Le but qui lui tenait le plus au cœur, la disparition de notre race, est loin d’être atteint.

Il pourrait constater une fois de plus que le concours des événements et des circonstances, les mœurs et l’esprit d’un peuple, sont plus forts que les lois. Vouloir détruire un peuple par les lois, c’est vouloir étouffer un géant dans une toile d’araignée. En d’autres termes, il est facile de faire des lois, mais difficile de leur faire atteindre le but qu’on se propose. C’est ainsi que la loi sur les pauvres, en Angleterre, qui devait faire disparaître le paupérisme, a élargi cette plaie sociale. Et l’expérience a démontré que plus on rendait rigoureux les règlements qui prohibaient l’usage des boissons alcooliques, plus on en augmentait la consommation.

Mais, à un point de vue, ses idées ont triomphé, et ce rapport qui a soulevé tant de colères et a brisé sa carrière, fait aujourd’hui sa gloire. Grâce à lui, l’Angleterre gouverne paisiblement ses colonies depuis un demi siècle. Seulement, il y a un point noir à l’horizon. L’autorité qu’exerce la mère-patie sur ses colonies n’est plus que nominale. Chez nous, ce n’est déjà plus qu’un simulacre. Cela consiste en parades, présentations d’adresses, et défilés de volontaires empanachés jouant le « God save the Queen. »

Lentement, silencieusement, mais sûrement, les colonies dénouent les liens qui les rattachent à l’Angleterre. Et, un jour, nous aurons conquis la liberté sans secousses et avec peu d’effort.

Après tout, mieux vaut pour l’Angleterre que cela se passe ainsi, puisque c’est inévitable. «  Les colonies, dit Turgot, sont comme les fruits d’un arbre, qui se détachent, quand ils sont mûrs. »

J’ai l’air de m’éloigner de mon sujet. Vous vous trompez. Je voulais vous dire qu’il serait intéressant de faire une histoire de notre pays depuis l’Union. L’ouvrage de Turcotte n’est qu’un amas de documents sans ordre, et presque illisible.