Aller au contenu

Lettres et opuscules/34

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 229-233).

CHRONIQUE


C e n’est pas nécessaire d’aller crier cela sur les toits, mais je crois que je vieillis. La vie, autrefois, comme une eau transparente, se colorait d’un nuage qui passait, ou d’un souffle d’air ; maintenant, elle coule uniforme et lourde, réfléchissant dans son terne miroir toujours les mêmes paysages.

Les vers de Musset n’ont plus d’écho dans mon âme, et le roman n’a plus le même charme. La réalité de la vie a déchiré le voile idéal à travers lequel les romanciers me faisaient voir les choses.

Je vois maintenant un jeune homme pauvre refuser par délicatesse la main d’une belle héritière au cou de cygne et aux joues veloutées, sans que cela humecte ma paupière.

Vous-même, madame, l’éclair de vos grands yeux et la douceur de votre sourire ne… Mais je m’arrête, j’allais manquer à la galanterie. Mon Dieu ! comme on change avec l’âge !

Je me suis aussi aperçu de la chose cet été, surtout lors de mon dernier voyage à la Malbaie. L’odeur du varech m’a laissé froid ; je me suis fait cahoter, secouer, dans de dures calèches, tirées par des rossinantes qui n’avaient plus que les os, et quand je suis descendu, le plaisir ne gonflait pas mon cœur ; le soir, j’ai joué aux quilles avec fureur, et quand je me couchais, les os rompus, courbaturé, je ne me livrais aucunement à des transports d’enthousiasme ; on s’est raconté, entre amis, des plaisanteries qui durent depuis dix ans, et je n’ai pas ri aux éclats.

J’ai pêché la loche, et ce sport émouvant et plein de péripéties, m’a ennuyé. J’ai regardé d’un œil indifférent des jolies filles, en toilette claire, se bercer dans les hamacs, tandis que le feuillage agité faisait jouer l’ombre et le soleil sur leurs joues en fleur ; les mamans m’ont souri, et je suis passé sans m’arrêter, les papas m’ont offert des cigares d’un air engageant, et je les ai fumés sans faire de déclarations à leurs filles.

Il y a plus. La nature elle-même, vous savez, la grande nature ! Eh bien, elle ne m’a rien fait. Tout était rompu entre nous. Le soleil qui incendiait le couchant, le fleuve qui se colorait de mille nuances, la nuit qui couvrait d’un voile la campagne silencieuse, en ont été pour leurs frais.

Il ne faut cependant pas aller trop loin. Le désir de tirer un feu d’artifice au nez des bourgeois, ne doit pas me faire fausser la vérité.

Le sentiment de la nature est plus vif quand a passé la vingtième année, et je crois qu’il va grandissant avec l’âge.

Mais pour la bien goûter, ne me parlez pas du brouhaha d’un hôtel, dans une tapageuse ville d’eau.

Vive le chez soi et ses bonnes habitudes. Tous les jours, Québec m’est plus cher. C’est une ville délicieuse, et je ne vois pas pourquoi on n’y passe pas l’été.

Cette prédilection est peut-être due au fait que j’y suis né. (Je tiens à donner ce renseignement afin que les autres villes du Dominion ne se disputent pas, après ma mort, l’honneur de m’avoir vu naître.)

Rarement je n’éprouve un plaisir plus grand que celui de faire une promenade sur la « Grande Allée, » par un chaud matin du printemps. La large rue, bien pavée, encadrée dans le feuillage des arbres d’un vert pâle, nous permet, grâce à son élévation en pente douce, de voir au loin, très au loin, dans la poussière dorée, le mouvement des équipages et l’allure cadencée des détachements de cavalerie dont les armes chatoient au soleil, et qui paraissent à cette distance comme des jouets d’enfants.

Cela ressemble beaucoup à une vue en miniature de l’Avenue des Champs Élysées.

Je crois même que les défauts de Québec me le rendent plus cher. C’est ainsi que les caprices et les coquetteries d’une femme aimée nous la font aimer davantage. Ainsi, notre ville tomberait peut-être dans mon estime, si les chevaux des chars urbains se mettaient à trotter, si on arrosait les rues après quinze jours de sécheresse, et qu’on s’en dispenserait après quinze jours de pluie, si enfin, les conseillers municipaux ne faisaient pas tant de bévues.