Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Pensées/Dialogue

La bibliothèque libre.


Fragment d’un Dialogue entre un Esprit fort et un Capucin.


L’Esprit fort. COMMENT ! y a-t-il encore de ces animaux-là ? que fais-tu donc ici, capucin indigne ?

Le Capucin, Je sais bien qu’on se le dit à soi-même, ou de soi-même ; mais pour un François vous n’êtes pas poli. Votre ancien duc d’Orléans, qui ne s’attendoit pas à être un bisaïeul d’Égalité, disoit très-drôlement, comme vous savez : — De quoi diable est-il donc digne s’il ne l’est pas d’être capucin ?

L’Esprit. Tu plaisantes sur ton état : tu me parois aimable.

Le Cap. Je voudrois, Monsieur, pouvoir vous en dire autant. Je sais bien que nous ne sommes pas nécessaires à la religion, mais nous y faisons du bien.

L’Esprit. Pouvez-vous la démontrer ? C’est ce que n’a jamais pu faire un Évêque, ni Port-Royal, ni le collège de Louis-le-Grand, ni la Sorbonne.

Le Cap. Avez-vous des preuves contre ? C’est ce que n’ont jamais pu avoir Hobbes, Spinosa, Vanini, dont le cerveau fut plus brûlé que le corps, et qu’on auroit bien mieux fait de mettre aux petites-maisons.

L’Esprit. Catholique et moine, vous n’êtes pas cruel ! comment, les bûchers, la vengeance…..

Le Cap. Il falloit me dire : Tu parois capucin, et tu sais pardonner.

L’Esprit. Capucin, mon ami, vous avez donc lu Alzire ?

Le Cap. J’ai fait plus, je l’ai vu jouer cent fois ; et, sans considérer Voltaire, Rousseau, Montesquieu comme des Pères de l’Église, je parte tirer d’eux de quoi faire un livre de dévotion, presque un catéchisme. Je les crois plus de notre parti que du vôtre ; ils ne se sont mis de votre côté que pour dire des plaisanteries fort drôles, mais que vous avez prises au pied de la lettre. Je vous aurois bien attrapé. Messieurs, si j’avois été leur Curé. Si je n’avois pas pu les persuader à l’heure de la mort, ce qu’auroit peut-être fait le Capucin indigne, je serois sorti de chez eux avec l’air content, et j’aurois dit qu’ils étoient morts comme des saints. Sans aller au Japon, j’aurois acquis plus d’ames que tous les Missionnaires ; celles de la bonne compagnie d’autrefois et de la mauvaise de ce tms-ci, qui ne se damne que par air.

L’Esprit. Tu aurois donc menti ?

Le Cap. J’en aurois demandé pardon à Dieu, qui auroit bien vu que c’étoit pour le mieux servir, et qui me l’auroit accordé.

L’Esprit. Qui t’a porté à prendre cet état ?

Le Cap. La philosophie.

L’Esprit. En voilà bien d’une autre ! C’est nous autres qui sommes philosophes.

Le Cap. Je sais bien qu’on est assez bête pour vous en donner le titre, mais c’est par les effets que je juge votre philosophie.

L’Esprit. Y en a-t-il à être dupe de tout ?

Le Cap. Y en a-t-il à n’être dupe de rien ?

L’Esprit. Tu ne crois donc rien ^ toi-même ?

Le Cap. Au contraire, je crois tout ; je prouve ce qui est clair, j’ai de la foi pour ce qui ne l’est pas. Mettant les choses au pis ou au mieux, comme vous l’entendez, pour l’autre monde, je me fais heureux dans celui-ci.

L’Esprit. Tu n’es donc pas théologien ?

Le Cap. Je ne suis que logicien ; c’est par justesse dans l’esprit que j’arrête mon esprit lorsqu’il me mène dans un casse-cou d’où je ne pourrois pas le lirei’.

L’Esprit. Tu ne veux donc pas, tu n’oses pas assurer qu’il y a un Dieu ?

Le Cap. Je l’adore : je ris de ceux qui disent qu’il n’y en a pas. Je regarde le firmament comme Cicéron, et je chante avec David : Cœli enarrant Dei gloriam, et je prononce avec J. B. Rousseau : Les cieux instruisent la terre, etc.

L’Esprit. Et ton ame, capucin ? l’ame d’un capucin !

Le Cap. Je pense, voilà ma réponse.

L’Esprit. Le monde…..

Le Cap. N’est pas venu tout seul au monde, et ne va pas si mal qu’on dit.

L’Esprit. Les mystères…..

Le Cap. Sont des mystères, comme vous les appelez très-bien ; tout est possible à celui qui a fait l’impossible.

L’Esprit. Les miracles

Le Cap. Ont été faits ou imaginés dans le tems qu’il étoit nécessaire de faire renoncer aux prodiges du paganisme et à la sorcellerie, qui étoit bien plus absurde encore que le paganisme.

L’Esprit. Tu as l’air de ne pas croire toi-même aux miracles ?

Le Cap. Prouvez-moi qu’ils surpassent la puissance de celui qui a créé le Soleil ?

L’Esprit. J’ai cru que tu m’allois dire un capucin.

Le Cap. Pourquoi pas ? j’éclaire aussi le monde, comme tous voyez.

L’Esprit. Un pape… un vicaire… des processions … des fainéans qui y vont, au lieu de travailler… des signes de croix… des habits soi-disant orientaux… et la barbe !

Le Cap. Quand même Dieu, dans sa sagesse, ii’auroit pas imaginé tout cela, tout ce que vous venez de dire mène à une obéissance aveugle, et ne feroit que séduire sans égarer ; mais vous autres, Messieurs, vous vous égarez sans séduire.

L’Esprit. Nous cherchons le vrai.

Le Cap. L’avez-vous trouvé ? Quel sot orgueil de ne vouloir dépendre de personne, pas même de Dieu ! Un grand seigneur de ma counoissance l’appeloit le gentilhomme de là-haut, non par gaîté, mais par aristocratie. Je suis bien aise d’avoir plusieurs chefs pour me conduire, celui de l’Église, celui du Diocèse, celui du couvent, et celui de ma conscience. Je ne me mêle de rien, parce que je suis philosophe.

L’Esprit. Je me mêle de tout parce que je suis philosophe. J’écris toujours ; j’approfondis tout ; j’arrache la foudre à la Divinité, le sceptre aux Rois, l’équilibre à l’Europe, et la postérité aux ténèbres.

Le Cap. N’en coûte-t-il la vie à personne ?

L’Esprit. Qu’importe la génération présente, si nos enfans sont heureux !

Le Cap. Hélas ! on a tant crié contre nous, pour sept ou huit juifs brûlés mal à propos, certains jours de gala ; pour quelques Mexicains massacrés, à la vérité, sans nécessité ; les 18,000 victimes un peu révolutionnaires de la St. Barthélemi, et les 60,000 émigrés de Louis XIV, qui sont allé faire fortune ailleurs, et vous me parlez du sacrifice d’une génération toute entière ! Savez-vous, mon cher Monsieur, que vous me faites une peur terrible ? est-ce que vous ne vous portez pas bien ?

L’Esprit. J’ai passé la nuit à travailler.

Le Cap. Et moi à dormir, après avoir remercié Dieu de ce que je suis Capucin.

L’Esprit. C’est avoir de la reconnoissance de reste ; tu en as donc un grand fonds ?

Le Cap. Oh oui, Monsieur, il m’en reste pour vous : vous me faites bénir ma philosophie.

L’Esprit. Toujours ce mot que tu profanes. Vois en moi un homme qui a su vaincre toutes ses passions.

Le Cap. Eh bien moi, Monsieur, c’est peut-être parce que j’ai trop aimé la créature que je me suis jeté dans les bras du Créateur : ma dévotion est tendre, superstitieuse. Oh ! Monsieur, écoutez-moi. J’ai vingt-huit ans ; je suis entré au service à seize. J’ai fait la guerre ; je me suis battu ; j’ai eu des aventures : j’ai vu que je portois le trouble dans les familles.

L’Esprit. Il ne manquoit plus que de trouver un fat dans un capucin.

Le Cap. Non, vous m’avez mal compris. Mon père craignoit que je n’épousasse la fille d’un de ses amis, que son père destinoit à un parti bien plus riche. Je ne vis d’autre moyen, pour me soustraire à l’amour que j’éprouvois, que de me jeter au pied des autels, et Dieu m’ouvrit ses bras de consolation et de miséricorde. La jeune personne que j’aimois suivit mon exemple, pour ne pas se donner à un autre : elle fit des vœux de tranquillité qui la rendent parfaitement heureuse ; et moi je passe ma vie à célébrer des mystères que vous ne croyez pas, et que je crois, sans chercher à les comprendre.

L’Esprit. N’étoit-ce pas assez d’être catholique et prêtre, sans te faire superstitieux ?

Le Cap. Je m’en vais vous expliquer ce mot, auquel ceux qui, sans le savoir, sont injustes envers la religion, ont attaché un caractère odieux. L’amour que j’ai connu, et dont je vous ai parlé, a sa superstition. Sec et aride, il finit, ainsi que la religion y qui, quelle que soit sa valeur réelle, doit se soutenir par l’enthousiasme. Malheur à celui qui ne va pas baiser en secret le gant, le schal, l’éventail de sa bienaimée. Un cheveu de ma maitresse, une fleur qu’elle avoit laissé tomber et que je portois huit jours sur mon cœur ;

________________les bois, les lieux,
Honorés par ses pas, éclairés par ses yeux, etc.


tout m’étoit précieux, tout m’enchantoit.

L’Esprit. On voit que La Fontaine fait parler les animaux : tu viens de le citer.

Le Cap. Je sais encore bien d’autres morceaux de lui : par exemple, le philosophe scythe.

Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son verger contre toute raison, etc.


Voilà ce qu’ont fait les gens d’esprit.

L’Esprit. Comment donc ! je te croyois ignorant comme un Capucin : au fait, blasphémateur, peux-tu comparer ta religion à ton amour ?

Le Cap. Je compare mon ame à la vôtre, c’est-à-dire l’enthousiasme au fanatisme : l’un n’est que pour le bien et le beau, l’autre ne fait que du mal. On est fanatique contre les autres, si l’on peut s’exprimerainsi ; mais ou n’est su pei’stitieux quepour soi.

L’Esprit. Tu as parlé, toi-même, tantôt de l’inquisition ?

Le Cap. Oui, sans doute, quand le révérend père Dominicain faisoit dresser des bûchers, il étoit fanatique ; quand il entendoit trois messes par jour, il n’étoit que superstitieux.

L’Esprit. Tu as l’air toi-même de t’en moquer.

Le Cap. Mon Dieu que les gens d’esprit comprennent peu à présent ce que disent ceux qui n’en ont pas ! Quel mal font ces trois messes ? Elles servent de consolation à l’heureux crédule. En un mot, la superstition me paroit à la religion comme ces bagues qui ne sont pas si précieuses, mais qu’on porte au doigt pour ne pas perdre celles qui le sont. C’est un petit anneau d’or qui préserve ou conserve le diamant inestimable. M’entendez-vous à présent ?

L’Esprit. J’entends, et je lève les épaules : je ne crains et je ne crois rien.

Le Cap. Je crains et je crois tout.

L’Esprit. Si je croyois en Dieu, je ne professerois point de culte.

Le Cap. Vous finiriez par ne plus penser à Dieu. Pardonnez encore cette comparaison profane : on n’aime bientôt plus sa maîtresse si on ne la voit plus, si on ne lui écrit point, si on jette la rose qu’on lui a arrachée.

L’Esprit. Encore ton sot amour !

Le Cap. Eh bien, Monsieur, une comparaison plus noble, puisque j’ai eu l’honneur de servir l’Empereur : mon Colonel disoit que pour faire son devoir il faut faire plus que son devoir : voilà encore de la superstition.

L’Esprit. Ainsi donc, dégoûté de ce monde-ci, tu as daigné penser à l’autre ?

Le Cap. Non : mais bientôt, trouvant le néant des vanités et des plaisirs, me moquant des unes, blasé sur les autres, mes principes de religion ne m’ayant jamais abandonné, d’homme je me suis fait chrétien, de chrétien catholique, de catholique religieux, de religieux dévot, de dévot capucin, et de capucin philosophe.

L’Esprit. Belle généalogie ! ces deux noms vont surtout parfaitement bien ensemble. Tu devois dire plutôt un épouvantail pour les oiseaux, ou une figure ridicule qui fait rire les enfans.

Le Cap. Messieurs, vous avez eu les rieurs pour Vous avant de devenir sérieux. Les gens d’esprit qui ne prévoyoient pas les suites de leur gaieté interprétée par des gens tristes, s’en sont donné quelquefois à nos dépens. Je ne connois que Guilbert qui vous l’ait rendu, quand il disoit :

Monsieur trouve plaisant les feux du purgatoire.


et qu’il accommodoit si bien

L’abbé qui rit
Du Dieu qui le nourrit.

L’Esprit. Je ne lis pas toutes ces fadaises ; jamais de vers. Mais Hobbes, Spinoza, le Système de la Nature.

Le Cap. Livres amusans. Je ne lis pas même les sermons de notre gardien. J’en fis un, 1 autre jour, qui coinmençoit par ces mots : Un incrédule est un fou, un impie est un sot.

L’Esprit. Beau commencement ! et la preuve ?

Le Cap. C’est disois-je, que celui qui ne reconnoît pas les vérités est un être mal organisé, comme ceux qu’on enferme, ou tout au moins comme les malheureux qui ont perdu la vue, ou qui n’ont pas d’oreille pour la musique. Je les plains, mais je les aime encore mieux que les impies qui croient à la religion qu’ils blasphèment pour faire les aimables. —

L’Esprit. Fais-tu grand cas des stigmates de ton St. François ?

Le Cap. Pourquoi pas ? Un morceau qui passe pour être de la sainte croix, quand même il n’en seroit pas, attire ma vénération. Quand je veux chercher la lumière, Monsieur, je regarde en haut| vous, vous regardez à terre.

L’Esprit. Je ne veux pas être ébloui.

Le Cap. Que faites-vous de ce beau présent de la Divinité, où elle trouve bien son compte ? que faites-vous de l’imagination ?

L’Esprit. La folie m’ennuie.

Le Cap. Mais où donc est la vérité ? tout ne pourroit-il pas être une illusion ?

L’Esprit. Point d’illusion. Je ne veux point être déduit.

Le Cap. Et la fumée de la gloire, par exemple ?

L’Esprit. Porte à la tête et la dérange.

Le Cap. Quand même ce beau sentiment que j’ai porté de la créature au Créateur, seroit une ivresse… Voyez un buveur qui croit que toute la terre est à lui.

L’Esprit. Je ne m’enivre jamais. Je vois juste. Je suis philosophe, et qui plus est géomètre. — Mais je perds mon tems à raisonner avec toi, ou plutôt à vouloir que tu raisonnes. Je serois déshonoré si l’on me voyoit parler à un masque comme toi.

Le Cap. Encore un mot, Monsieur.

L’Esprit. Va, je te souhaite à tous les démons infernaux, s’il y en a.

Le Cap. Et moi, je prierai Dieu pour ceux qui sont sur la terre, pour vous, en particulier, qui avez daigné vous abaisser jusqu’à moi, Avez-vous des parens ?

L’Esprit. J’ai un neveu.

Le Cap. C’est heureux d’avoir au moins quelqu’un pour vous fermer les yeux au moment de la mort.

L’Esprit. Belle réflexion, sans doute ! Je ferai venir ce coquin, et je mourrai, comme on dit, entre ses bras.

Le Cap. Les consolations données par un héritier sont froides : moi, je n’en ai pas. Un autre pauvre capucin, pas trop sensible, car cela me feroit de la peine de l’affliger, viendra me dire des prières ; j’en réciterai moi-même tant que j’aurai de la force, je recommanderai mon ame à Dieu, et elle ira rejoindre celui dont elle est émanée.

L’Esprit. Adieu, adieu, capucin indigne, — tu mourras comme un saint.

Le Cap. Adieu, grand Esprit, — tu mourras comme un chien.