Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Pensées/Portrait de Mad. de B

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PORTRAIT DE Mad. DE B….


AUPARAVANT MADAME DE SA….


VOULEZ-VOUS connoître la femme à la fois la plus et la moins femme, aimée des femmes, quoique adorée des hommes ; celle que les hommes aiment encore après l’avoir adorée ; la plus faite pour plaire et la plus incapable d’y songer, celle qui sait le mieux ce qui va au cœur sans jamais s’en être rendu compte, qui peut le mieux toucher les cordes sensibles de l’ame sans avoir réduit en talent son instinct, enfin qui a le plus de la sensibilité de son sexe et le moins de ses défauts ? tâchez de connoître Éléonore. Cela ne vous sera pas si facile. La célébrité ne vous l’annoncera point, car Éléonore l’a toujours redoutée. Son esprit pourroit la soutenir, mais une sorte de pudeur qui ne s’exprime pas, et que tout exprime en elle, lui a toujours fait un besoin de l’éviter. Éléonore a bien mieux que ce qui est célèbre, elle a ce qui est rare, et sa réputation involontaire est tout-à-fait comparable au parfum qui trahit la plus modeste des fleurs.

Ses vertus sont si naturelles, si simples, si faciles qu’on ne les prend que pour des qualités. Elle n’a jamais distingué ses devoirs de ses affections. Éléonore, pour être parfaite, n’avoit qu’à suivre tous les penchans de son cœur. Elle apportoit dans le monde tant de candeur et d’ignorance du mal, que tout y devoit surprendre son innocence native. Confiante par nature, et défiante par nécessité, elle est douée d’un tact aussi sûr que fin pour juger le caractère des autres : elle étonne quelquefois en leur soupçonnant des intentions et des projets dont elle seroit elle-même incapable. Mais pourtant cette prudence a encore beaucoup de distractions ; le naturel l’emporte presque toujours sur l’expérience, et quoique souvent ce soit sa défiance qui juge, c’est plus souvent sa confiance qui agit.

Le contraste le plus frappant qu’on puisse remarquer en elle c’est celui de la légèreté de son esprit avec la sensibilité de son ame. Toute son inconstance est dans ses idées, toute sa solidité dans ses sentimens ; aussi lorsqu’à travers l’agrément irrégulier de sa conversation l’on découvre en elle une raison parfaite, on lui sait d’autant plus de gré de cette raison qu’elle semble inspirée par la sensibilité même, au lieu de la réprimer.

Si l’on vouloil examiner la légèreté d’Éleonore, combien on y trouveroit de délicatesse ! C’est souvent un essai contre sa propre sensibilité, ou bien une ressource contre l’insensibilité des autres. Elle essaie de glisser sur les idées qui nous saisissent avec trop de force, pour qu’on ne craigne pas de s’y arrêter : c’est quelquefois une manière de mettre à l’aise la reconnoissance, en dissimulant la générosité. C’est encore un moven de sauver à certaines personnes l’embarras que leur cause l’inégalité des rangs et des esprits. C’est enfin une sauvegarde pour le cœur. La légèreté échappe aux sentimens trop vifs, ou du moins feint d’y échapper. La pudeur ne prête qu’un voile ; la légèreté semble donner des ailes.

Mais c’est surtout dans la conversation que cette légèreté a tout son charme. Éléonore vous fait passer si bien d’un sujet à l’autre ! elle vous promène comme dans un jardin anglois où l’on ne revient jamais par le même chemin, où l’on croit toujours voir des objets nouveaux. Son imagination, simple et animée, vous les présente comme un tableau mouvant ; on les voit, ils existent, ils marchent. Elle communique ses impressions aussi vivement qu’elle les a reçues : pour conter aussi bien, il faut aussi bien sentir.

Le regard d’Élëonore va droit au fond de l’ame cliercher les sentimens qui vouloient s’y cacher, et qui sont bien surpris d’être aperçus : aussi les méchans la craignent-ils comme si elle n’étoit pas bonne. Cette sorte de divination s’étend aussi sur les choses : elle les juge, elle les prévoit, elle les pressent ; et les Gaulois eussent adore Éléonore aussi, pour sa faculté de prédire.

L’imagination, qui est en elle le résultat de la sensibilité, lui donne une espèce de superstition très-aimable, car la superstition est une crédulité qui vient du cœur. Éléonore s’y laisse aller comme à tous ses sentimens, car aucun n’eut jamais besoin d’être retenu ni réfléchi. Voilà d’où provient la facilité de ses manières et de sa conversation. Elle ne sait jamais ce qu’elle doit dire, et l’on se laisse entraîner au charme imprévu de sa douce causerie, comme dans une légère nacelle au cours sinueux d’une belle rivière. On ne sait pas plus où l’on va qu’elle ne sait où elle vous mène. Elle s’interrompt, elle se trompe, elle se reprend : son peu de mémoire contribue à l’originalité de ses entretiens ; jamais elle ne se répète, pas plus qu’un oiseau ne redit la même chanson. L’expression propre et piquante vient toujours se placer d’elle-même dans ses récits. Écrit-elle ? sa plume, même en vers, a l’air de voler toute seule. La saillie, la repartie, le trait, rien n’est étranger ni particulier à son esprit. Il y arrive, non comme ces beaux diseurs de profession qui guettent l’occasion d’un bon mot, ainsi que des chasseurs à l’affût, mais comme la nature qui prodigue sans entasser, et sait encore donner à tout ce qu’elle fait la grâce du hasard.

Éléonore tireroit parti de toutes les sociétés comme de toutes les situations. Après avoir été à Paris une maîtresse de maison fort aimable, et une jolie femme qui se déroboit à la mode pour ne s’occuper que de ses talens et ses amis, elle a su être fermière au fond de la Pologne, elle a su long-tems s’y suffire, vivant seule, au milieu des sapins et des loups. Elle y étoit seule mais croyez-vous qu’elle y fût pour elle ?

Éléonore, dont l’entretien est toujours amusant, ne croit pas aux ennuyeux. Il est vrai qu’ils gagnent avec elle. Sa bonté aidée de son esprit démêle tout de suite le côté favorable de chacun, et sait en profiter pour le faire valoir. Elle trouvera le moyen de découvrir ce qui intéresse la personne la plus commune, de lui en parler comme si elle s’y intéressoit aussi, et de lui faire du bien en ayant l’air d’y prendre plaisir.

Le plus grand charme d’Éléonore en toutes choses c’est le naturel. On l’appeloit la fleur des champs. Toute entière à ses vertus, à ses enfans et à ses amis, la voilà telle que la nature l’a faite, telle que le monde n’a pu la défaire. Elle l’a traversé comme Aréthuse traverse Amphitrite, ne croyant que cette voix intime qui est, au fond de notre ame, l’écho d’une voix supérieure.

La coquetterie lui a toujours été aussi étrangère que l’intrigue. Le calcul est aussi loin de son esprit que l’égoïsme l’est de son ame. Elle plaît, cependant, mais sans étude ; elle plaît à tout le monde et à chacun, mais sans projet, sans but et sans malice, et bien plus et bien mieux que si elle y pensoit. Dans les êtres doués de sensibilité, plaire ne peut être qu’un don, mais sûrement pas un art. Voulez-vous donc savoir pourquoi Éléonore plaît tant ? C’est qu’on voit qu’elle sait aimer.