Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Pensées/Portrait de M. de S

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PORTRAIT DE M. DE S.


IL y a seize ou dix sept ans qu’il parut sur l’horizon de Paris un phénomène qui n’avoit rien d’effrayant. Ce n’est point une aurore boréale, puisqu’il éclaire tous les jours également ; ce n’est point une planète, puisqu’il ne tourne autour de personne ; ce n’est point un astre, puisque, heureusement pour les autres pays de l’Europe, il n’est pas fixé dans le sien. Ce phénomène parle, mais pas assez ; pense, mais beaucoup trop ; marche, mais pour aller s’asseoir de travers sur une chaise ; il y entortille ses jambes, les décroise pour faire à quelqu’un qui est dans la chambre depuis une heure, une petite révérence de la tête ; la porte sur l’épaule gauche, pour sourire à une aventure bien triste qu’on lui raconte, se met à écouler ce qu’un autre ne dit point, et n’entend pas ce qu’un troisième lui dit : il a assez l’air d’un sylphe, car il est presque transparent. C’est une Salamandre quand il écrit, car alors il vit dans le feu : il a très-peu de chose de l’humanité, dans le sens ordinaire de ce mot ; je crains qu’il n’en ait pas les plaisirs, et qu’il n’en éprouve les maux. La profondeur de ses réflexions se tournera plutôt vers le malheur que vers le bonheur ; il négligera les agrémens du présent pour penser aux menaces de l’avenir. Il est quelquefois trop jeune, et quelquefois trop vieux ; ce trop de jeunesse l’empêche de voir les charmes de l’existence qu’il aura, et ce trop de vieillesse, quand il les voit, les lui fait mépriser. Voyez-le se promener en redingotte à petits collets, tête baissée et le corps en avant, un gros livre sous le bras gauche, et un petit à la main droite, qui tient aussi sa canne à pomme rouge, qu’il n’appuie jamais à terre. Il s’enfonce dans le bois, gravit les montagnes : ne le croyez-vous pas pour cela pastoral ou champêtre ? point du tout, il quitte un ruisseau pour un torrent qu’il entend sans pouvoir le trouver. Il foule aux pieds un tapis de violettes pour chercher des précipices, et ne regarde les moutons que lorsqu’ils sont mis en fuite par l’orage. Il a deviné tout ce qu’il n’a pas eu le tems d’apprendre ; il sait ce qu’il ne peut pas savoir. L’harmonie, les images viennent se placer dans ses vers, sans qu’il s’en doute. A-t-il une description à faire ? la nature n a rien de caché pour lui ; la physique, l’astronomie lui ouvrent leurs trésors, la mécanique ses atteliers. Ses fables sont, depuis La Fontaine, les plus charmantes qu’on ait écrites en françois : qui peut savoir où s’arrêtera l’esprit qui commence ainsi ? Ne soyez point effrayé de ce phénomène, il fait des merveilles sans être merveilleux. Ne soyez point inquiet non plus de son humeur, ou de ses sombres méditations, car souvent ce jeune Young se met à rire comme un fou, et ne finit plus ; ou bien un rien le fait recommencer. Il est bon, simple, naïf, insouciant sur son compte, et n’a pas le sot orgueil de la modestie, car il ne sait pas ce qu’il vaut. Il avance quelquefois son petit paradoxe, comme s’il avoit envie de le soutenir à toute rigueur ; on dispute, il ne s’en aperçoit pas ; on rit, cela lui est égal. Quand il a de petits torts, c’est toujours à force d’avoir raison, et la justesse de son esprit ne cède qu’à l’exaltation de son ame. Ce mot que je viens de prononcer me donneroit bien de l’occupation si je voulois en dire tout ce que j’en ai remarqué : comme elle sert bien son esprit ! quelle sensibilité dans ses actions ! quelle originalité ! quel choix d’expressions ! quelle teinte de mélancolie douce et attendrissante dans ses ouvrages ! Et quand cette ame va toute seule elle se lire encore très-bien d’affaire : c’est alors qu’il fait un couplet pour sa mère, qu’il écrit à sa sœur, et qu’il parle à Christine : à la vérité l’esprit par habitude vient quelquefois encore se fourrer dans tout cela, mais on pourroit s’en passer. Il y a de l’agrément, de l’élégance, de la douceur dans sa figure, et de la grâce dans ses manières, parce qu’il ne la cherche pas. L’originalité de son langage tient à celle de son esprit ; il dit autrement qu’un autre, et dit mieux qu’un autre ; il a des définitions à lui, justes, fines et profondes ; il donne à tout un tour distingué ; il plaira à tout le monde quand il en aura l’envie, et même quand il ne l’aura pas ; car si son esprit est paré, son cœur est si simple, si bon, si généreux que depuis l’homme vulgaire jusqu’à l’homme de génie, chacun peut s’accommoder d’une de ses qualités, en trouver une à son usage, et l’aimer pour celle-là.