Lettres parisiennes/Année 1836/08

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1836

LETTRE HUITIÈME.

Toujours des assassinats. — Paris en temps de neige. — Pâtés et canapés.
— Histoire de voleur.
29 décembre 1836.

Ah ! mon Dieu ! quel pays !… mais c’est affreux de vivre en France ; pas un jour de repos, pas une heure où l’on ose rire ! toujours craindre ou s’indigner, toujours s’apitoyer ou maudire, toujours des assassinats ; tous les six mois une exécution : cela devient monotone, en vérité. Depuis deux jours, on n’entend de tous côtés que ces deux exclamations ; les hommes s’écrient : C’est honteux ! les femmes s’écrient : Pauvre reine ! Ah ! c’est un triste pays que celui où la royauté a toute la pitié du peuple.

Paris, avec la neige, est une apparition fantastique. Paris est le silence !… n’est-ce pas un rêve ? Des voitures qui roulent et qu’on n’entend pas ; des passants qui marchent, qui tombent même, et dont on n’entend ni le pas ni la chute. Sans les cris des marchands, on croirait être devenu sourd. L’aspect des rues est très-singulier ; il n’est personne qui, à la fin de la journée, ne soit tombé une ou deux fois, ou n’ait aidé plusieurs passants à se relever. Hier, les deux chevaux d’un fiacre sont tombés ; le cocher est aussitôt descendu de son siège ; mais, en voulant tirer ses chevaux par la bride, lui-même il a glissé ; alors le personnage qui était dans la voiture a passé la tête à la portière pour savoir ce qui arrivait : apercevant les chevaux et le cocher étendus dans la neige, il a pensé qu’ils seraient fort longtemps à se remettre sur pied ; alors, en véritable philosophe, il s’est replacé au fond de la voiture et s’est endormi ; il est possible qu’il y soit encore. À Rome, quand il neige, les boutiques se ferment, les bureaux se ferment, les affaires s’arrêtent, tous les habitants se couchent ; il est reçu que c’est une calamité. À Paris on gèle, mais on sort comme à l’ordinaire : les femmes ont les yeux rouges et les joues violettes ; n’importe, elles se parent, elles vont faire des visites comme lorsqu’elles sont jolies. Et puis, ne faut-il pas que tout le monde sorte ces jours-ci ? les étrennes menacent, le devoir nous appelle chez Lesage, chez Giroux, chez Susse ; il faut aller comme tout le monde y choisir un objet de peu de valeur que la raison nous force à prendre, et regretter tout ce qui nous y séduit et qu’elle nous défend de choisir.

Les badauds des boulevards, fort occupés la semaine dernière à regarder passer la chaise de poste jaune, attelée de chevaux blancs, ramenant dans la capitale le député qu’elle contenait, sont fort émerveillés aujourd’hui de l’aspect subit des traîneaux. Plusieurs traîneaux ont parcouru les boulevards, et les badauds qui se croient en Russie ont bien plus froid ; ils se hâtent de disparaître dans le collet de leur manteau, et ne laissent voir de leur visage que deux yeux perdus entre un foulard et un chapeau. Plusieurs personnes nous ont salué hier dans cet équipage ; nous leur demandons mille fois pardon de ne les avoir pas reconnues : c’étaient peut-être nos meilleurs amis.

Ce qu’il y a de plus étrange dans les rues, c’est ce mélange d’activité et de silence. On marche vite pour se réchauffer, et puis chacun tient à la main un paquet quelconque : les uns portent un âne en carton dont les oreilles indiscrètes percent le papier gris qui les enveloppe ; ceux-ci d’un air très-sérieux emportent un grand cheval de bois ; celui-là enlève une poupée ; cet autre un chien ou un mouton, et tous se hâtent et vous heurtent en passant ; on dirait que le joujou qui les charge est attendu par un être qui ne peut vivre sans lui. Les boutiques sont encombrées, on ne peut ni entrer chez Susse ni en sortir. Si quelque objet vous séduit, on vous répond : — Il est vendu. Alors on vous offre d’un air gracieux quelque chose de laid, d’abominable, dont personne n’a voulu, et vous achetez à la hâte un objet qui vous déplaît pour sortir de cette foule où par malheur vous avez reconnu beaucoup d’amis ; car il y a encore une sorte de pudeur dans le choix des étrennes qu’on veut offrir : on n’aime pas que les indifférents le connaissent et l’apprécient, et qu’une personne puisse dire à la femme à laquelle vous aurez offert une écritoire ou un album : — Oh ! je le lui ai vu acheter chez Giroux ; il l’a payé soixante-quinze francs.

Les pâtés ne sont plus de mode ; on garde ceux qu’on a, mais on n’en fait plus. Le pâté, — non pas celui de Strasbourg, ni celui de Toulouse, ni celui de Chartres, ceux-là seront toujours en crédit, c’est une dignité inamovible ; — le pâté en question est cet amas de divans qui se trouve dans tous les grands salons frappés d’anglomanie ; quatre divans réunis par un même dossier, espèce de quadrille d’ennemis où les huit danseurs assis se tournent le dos. Nous ne regrettons point cette mode malgré ce qu’elle avait de fashionable. Rien de moins sociable : vous ne pouviez dire un mot à droite qu’on ne l’entendît à gauche ; et pourtant la conversation générale était impossible ; le moyen de causer ensemble quand on ne se voit pas ! Vous n’étiez jamais seul et jamais plusieurs ; ce n’était pas toujours celui à qui vous parliez qui vous répondait ; et puis si vous aviez un mot à dire à une personne placée de l’autre côté du dossier, vous vous trouviez entraîné malgré vous à des attitudes beaucoup trop naïves, à des poses qui faisaient beaucoup trop valoir vos gracieuses proportions ; la morale gagnera sans doute à l’abolition du pâté. D’ailleurs les canapés à galerie les remplacent avec tant d’avantage ! Quoi de plus charmant qu’un canapé à galerie placé au milieu d’un salon ! Toutes les conversations deviennent faciles, mots insinués à voix basse, causeries générales, tous deux ensemble quelquefois.

Voyez quel tableau séduisant : deux femmes sont sur ce canapé, d’autres femmes sont assises sur des fauteuils devant elles ; puis, derrière le canapé, deux jeunes gens se placent sur des chaises légères : la galerie du canapé est si basse qu’elle ne les cache point ; ils font partie du même groupe, et pourtant le moindre mot les en sépare ; puis un papillon de conversation vient se poser sur un des côtés du canapé ; il s’y appuie nonchalamment quelques minutes, laisse tomber quelques paroles, puis il retourne où on l’attend ; il va séduire un peu plus loin. On s’ennuie rarement dans un salon où se trouve un canapé à galerie ; les rapprochements sont si faciles : on se rencontre sans avoir l’air de se chercher ; rien n’y a l’air d’une démarche ; on y salue naturellement la femme avec laquelle on est brouillé ; on lui parle malgré ses résolutions orgueilleuses, parce qu’elle est là, et qu’il ne faut point traverser un grand cercle pour lui parler. Quand un salon est bien distribué, les réconciliations de coquetterie y sont très-promptes. Malheur aux salons où la circulation est difficile, on y reste toujours brouillés, et, par instinct, les jours de bouderie on n’y va pas. Il faudrait là se commettre par toutes sortes de bassesses pour arriver à se rejoindre, et la dignité est une chose si importante dans la coquetterie ! Un salon dont les meubles sont maladroitement rangés peut compromettre tout l’avenir d’un cœur sensible. Les pâtés avaient donc cela de fâcheux qu’ils gênaient la circulation ; car rien n’est moins éclairé que notre esprit d’imitation en France : nous voyons des pâtés dans les salons de l’ambassade d’Angleterre, qui sont immenses, et où ils n’ont aucun inconvénient ; alors tout de suite nous en voulons avoir dans nos petits salons, où ils rendent la moindre démarche impossible. Nous avons admiré les petits Dunkerque chez madame de R…, ou chez madame de D…, qui occupent à elles seules de magnifiques hôtels, et qui peuvent remplir d’objets d’art et de curiosités deux ou trois chambres sans qu’il y paraisse : là-dessus, tout de suite, nous avons rempli notre étroit et unique salon de toutes choses qui l’encombrent ; les tables sont couvertes de porcelaines, d’inutilités, vous ne savez où poser un livre ; si vous dînez dans la maison, vous ne savez où poser votre chapeau ; si vous avez pris une tasse de thé ou un verre d’eau, il vous faut les garder dans vos mains jusqu’à ce qu’un plateau repasse. Si vous discutez, point de gestes ! vous risquez d’envoyer un flacon chinois à la tête de votre antagoniste, qui peut vous répondre involontairement par une théière de Saxe. Sans compter que dans les petits ménages toutes ces gentillesses sont remplies de poussière ; le domestique solitaire qui les surveille n’a pas le temps de les essuyer, Batiste a son cheval, son cabriolet, ses lampes, son argenterie qui le réclament. Aussi Baptiste est-il ennemi des petits Dunkerque ; il les traite de nids à poussière, et il a raison. Quand donc apprendrons-nous à imiter ? Quand donc devinerons-nous que ce qui est une distinction pour celui-ci, est un ridicule pour celui-là ? que tel luxe qui est un devoir pour le riche est un crime de lèse-société pour l’homme à petite fortune ? Mais pour comprendre cela, il faudrait du bon sens, et en France nous ne prétendons qu’à de l’esprit.

Puisque les histoires de voleurs sont admises, en voici une étrange ; nous ne pouvons résister au désir de la raconter. C’était le soir… c’est-à-dire non, pas précisément ; c’était à cette heure capricieuse qui varie selon les saisons, jour en été, nuit en hiver ; traduction libre : il était quatre heures et demie de l’après-midi. Un jeune homme… Était-ce un jeune homme ? Non, pas précisément ; il était dans cet âge capricieux qui varie selon les caractères ; jeunesse pour l’homme bien portant et de belle humeur, vieillesse pour l’homme malade et blasé : traduction libre : trente-six ans ; n’importe, nous dirons « ce jeune homme » parce que c’était un élégant, et que l’élégance est la véritable jeunesse de la civilisation ; or ce jeune homme sortit de chez lui à quatre heures et demie pour aller faire quelques visites. Simple était sa parure, c’était un dimanche, et l’homme fashionable craint avant tout de paraître endimanché. D’ailleurs notre héros dînait ce jour-là en famille, et l’on ne se pare point entre parents. Avant de se rendre chez sa tante qui demeurait rue du Faubourg-Saint-Honoré, l’homme aimable alla voir la duchesse de ***. Là il apprend que le dîner de sa tante, loin d’être une réunion de famille ordinaire, est un grand dîner presque diplomatique suivi d’un superbe concert ; la tante, qui croyait voir son neveu chaque jour, avait oublié de le prévenir. Ah ! mon Dieu, s’écrie en lui-même l’élégant, et mes bottes ! — Il abrège sa visite et reprend le chemin de sa demeure ; mais il est inquiet, il est à pied aussi, car ses chevaux l’ont promené toute la matinée au bois de Boulogne, il a donné congé pour toute la soirée à son cocher, à son valet de chambre aussi !… Ô terreur ! point de clef ! le valet de chambre sera sorti, toutes les portes seront fermées. Il se hâte, il arrive, il respire… Toutes les portes sont ouvertes… Ah !… mais toutes les armoires le sont aussi, elles sont vides qui plus est ; il regarde, il s’élance dans le salon : sur la table il aperçoit un gros paquet assez mal fait et dans lequel il reconnaît déjà son gilet favori. C’est celui que je vais mettre, pense-t-il. Puis il entre brusquement dans sa chambre, à coucher. Ô fureur ! un homme est occupé à forcer son secrétaire… Infâme voleur ! Le jeune homme n’hésite pas, il se précipite sur le malfaiteur, le saisit à la gorge et s’apprête à l’étrangler ; mais le voleur aussitôt… que fait-il ?… Devinez. — Il s’arme d’un poignard et le plonge dans le cœur de son adversaire ? — Non. — Il le terrasse et prend la fuite ? — Non. — Mais que fait-il donc ? — Il tombe évanoui dans les bras de sa victime, qui se voit forcée de lui prodiguer les plus tendres soins. La victime porte le malfaiteur sur un canapé, et cherche des sels pour le faire revenir à lui ; mais la victime ne trouve plus son flacon, flacon d’or des plus précieux. Heureusement l’idée lui vient de le chercher dans la poche de son voleur, le flacon y était déjà. La victime aide le malfaiteur à reprendre ses sens ; mais à peine ce scélérat a-t-il ouvert les yeux que son crime lui apparaît dans toute son horreur : il tombe dans le plus affreux désespoir ; la victime le rassure, le console : « Ah ! monsieur, dit le malfaiteur en sanglotant, c’est la première fois que cela m’arrive ; mais soyez tranquille, j’ai eu trop peur. Ah ! que c’est affreux de voler, on ne m’y reprendra plus. » Le malfaiteur était un jeune serrurier, âgé de seize ans tout au plus, que des mauvais sujets voulaient entraîner à leur profit ; il demanda pardon si sincèrement, et comme voleur son innocence était si bien prouvée, que sa victime promit de ne pas le dénoncer. Mais l’évanouissement avait duré une heure, il était trop tard pour s’habiller et aller dîner rue du Faubourg-Saint-Honoré. L’élégant se résigna à venir en bottes et sans toilette nous rejoindre au café de Paris, où il nous a conté cette histoire, dont tout l’intérêt a été pour le voleur.