Lettres parisiennes/Année 1837/16

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1837

LETTRE SEIZIÈME.

Le plus affreux jour de l’année. — Le bal de la garde nationale.
— Le papier parfumé. — Un bal d’enfants.
29 juin 1837.

L’air s’obscurcit, un nuage trouble nos yeux ; des coups redoublés se sont fait entendre depuis ce matin, et maintenant un tonnerre sourd, intérieur, domestique, gronde en notre demeure ; une lave fétide l’envahit de tous côtés et répand sous nos pas ses flots jaunâtres, le désert nous environne ; des hommes grossiers, à demi vêtus, emportent comme un poids indifférent nos trésors les plus précieux ; nos plus chers souvenirs sont entassés dans un coin sans égard et sans respect. Les sièges renversés nous refusent le repos. La table du banquet se pare d’ornements inaccoutumés. La harpe révoltée se cache sous sa tunique verte et gémit des outrages qu’elle reçoit ; et la couche dorée, tout à coup voyageuse, s’étonne des nouveaux pays qu’on lui fait parcourir ; elle se voile à son tour, et ses chastes craintes font trembler ses rideaux légers !… C’est qu’il est venu, le plus affreux jour de l’année, jour d’angoisses, que nul n’évite, jour que nous avions en vain retardé ! nous avions eu tant de peine à croire au printemps, que nous doutions encore de l’été ; mais enfin l’été est venu : nous l’appelions de tous nos vœux, il faut nous réjouir, il faut savoir subir avec courage les inconvénients de la saison du soleil, et passer avec résignation ce jour fatal où l’on vient enlever vos tapis.

Heureux celui qui peut courir ce jour-là, qui peut aller à la campagne, qui peut aller déjeuner chez un ami, et y rester jusqu’au soir ! mais misérable, trois fois misérable celui qu’un devoir impérieux condamne à rester chez lui pendant ces affreux moments ! Pas une pièce de son appartement n’est habitable ; dans cette chambre pas un meuble, dans cette autre tous les meubles ! Les chaises sont sur les tables, les coussins de canapé sont sur les chaises, les armoires sont condamnées par tout ce qu’on a posé devant elles. Le malheureux demande son déjeuner. « Ah ! monsieur ! les verres et les couteaux qui sont dans l’armoire ! » L’infortuné déjeune sans couteau. On lui offre à boire dans un verre de cuisine ; il se soumet à son sort : on déjeune toujours mal le jour où l’on vient enlever les tapis. Quelqu’un lui remet une petite note de soixante francs, ce n’est rien : il ne veut pas faire revenir le marchand pour si peu de chose ; il se dirige vers son secrétaire pour prendre de l’argent ; par habitude il entre dans sa chambre à coucher et va droit à la place où ce meuble se trouve ordinairement ; il ne voit rien. Reconnaissant son étourderie, il veut entrer dans le salon ; le salon est vide, des hommes nommés frotteurs sont occupés à le mettre en couleur. Bon ! il retourne sur ses pas, et par de secrets détours il parvient jusque dans la salle à manger : là il cherche son secrétaire, il l’aperçoit dans le fond de la chambre, derrière le piano ; il dérange deux montagnes de chaises, il repousse un grand canapé, il manœuvre avec beaucoup d’adresse. Enfin il arrive au but sans malheur ; il met la clef dans la serrure, le secrétaire s’ouvre ; mais au lieu de s’abattre comme un pont-levis, la tablette s’entr’ouvre comme le calice d’une fleur ; le piano la retient, tous les efforts sont inutiles. Devant le piano il y a des fauteuils et un énorme divan ; l’infortuné, après avoir plongé dans l’étroite ouverture une main impuissante, se voit contraint de congédier son créancier sans pouvoir le payer. On n’a jamais d’argent le jour où l’on vient enlever vos tapis.

Ce n’est pas tout : l’infortuné reçoit un billet ravissant, un billet d’amour, ou, ce qui est bien pis, de coquetterie, car il n’est point de malentendu dans le véritable amour ; un délicieux billet, recélant une invitation à dîner. Vite il veut y répondre ; les mots les plus gracieux viennent à sa pensée, il trouve en sa joie vingt manières charmantes de dire oui, car c’est un oui passionné qui sera sa réponse. Il s’élance vers la première table qu’il aperçoit. C’est une table de jeu ; il regarde inquiet si parmi tant de meubles il ne trouvera pas son grand bureau, le bureau est invisible ; il sonne, il appelle. « François, où donc est mon bureau ? — Il est là, monsieur. — Là ! je ne le vois pas — Ah ! c’est qu’il est derrière l’armoire. » En effet, le bureau est complètement masqué par une immense armoire de Boule, trop belle, trop précieuse pour que l’on songe à la déplacer. D’ailleurs il y a une commode devant elle. « Donnez-moi mon écritoire, au moins. — Monsieur, c’est que je suis en train de nettoyer l’encrier, parce qu’il y avait dedans beaucoup de poussière. Monsieur sait qu’on attend la réponse. » Ô patience ! l’infortuné se décide à répondre verbalement : « Dites que j’aurai cet honneur… que je demande mille pardons à madame de R… de ne pas lui répondre, mais qu’on vient d’ôter mes tapis et que je n’ai pas de table pour écrire. » François n’a pas compris le commencement de la phrase : « J’aurai cet honneur ; » il traduit ceci vaguement : « Monsieur demande mille pardons à madame, s’il n’a pas l’honneur de lui répondre ; c’est que nous venons d’ôter les tapis. » Il ajoute de lui-même : « Ah ! quelle poussière ! voilà trois ans que je suis chez monsieur, je n’ai jamais vu tant de poussière. » L’autre domestique répond : « Il faudra frotter longtemps ; ce parquet-là ne sera pas luisant avant quinze jours. » Puis il s’éloigne et retourne chez sa maîtresse. « Eh bien ? » dit madame de R… avec empressement. « M. *** présente ses excuses à madame, il ne pourra avoir cet honneur parce qu’on ôte chez lui les tapis. » Madame de R… ne revient pas de sa surprise. « Comment, pense-t-elle, il ne peut dîner chez moi parce qu’on ôte ses tapis ? » Elle rappelle son domestique : « Est-ce à lui-même que vous avez parlé ? — Non, madame, c’est à son valet de chambre, qui m’a dit que monsieur était bien contrarié, qu’il ne pouvait avoir l’honneur d’écrire à madame parce qu’on ôtait ses tapis. — Ah ! c’est cela, pense madame de R…, il ne peut pas écrire et il ne veut pas venir. Je l’aurais parié. Mesdames de B… et de M… devaient l’engager à aller avec elles ce soir aux Champs-Élysées, il nous sacrifie ! » Et la jeune femme est pâle de dépit ; elle change subitement tous les projets de sa journée. Elle avait arrangé un dîner sans façon, chez elle, avec un jeune ménage de ses amis : après dîner, on devait aller se promener à Tivoli ; au lieu de cela, elle se décide violemment à aller passer la journée chez sa sœur, à la campagne ; ses ordres sont promptement donnés. Elle écrit au jeune ménage : « J’irai vous chercher à cinq heures ; c’est à Suresnes que nous allons dîner. Nous emmènerons votre jolie petite Isaure ; elle jouera avec les enfants de ma sœur. » Madame de R… est adroite ; elle sait que le jeune ménage lui pardonnera ses caprices, s’ils tournent au profit des plaisirs de leur enfant. À six heures, elle part, emmenant le jeune ménage et la petite Isaure ; mais à six heures aussi, le calme est rentré dans la demeure de l’infortuné. Les meubles sont revenus à leur place ; le secrétaire est ouvert : on pourrait solder maintenant beaucoup de petites notes. Le bureau est revenu près de la fenêtre : on pourrait répondre maintenant à un grand nombre de billets doux. Le jeune homme fait sa toilette et se réjouit de cette longue soirée passée auprès de la femme à laquelle il cherche le plus à plaire ; il s’habille avec beaucoup plus de prétention. Il a des bas de soie blancs, d’une finesse aristocratique ; le vernis de ses souliers ne trahit en rien les tribulations de la journée ; sa tournure est charmante : il est content de lui. Il se sent séduisant. Il part avec assurance, son léger tilbury l’emporte vers le bel hôtel de madame de R… Il hâte le pas de son coursier, il craint d’être en retard. Il arrive, il descend de voiture à la porte ; il donne ses ordres au groom adolescent, et pendant que le cheval s’éloigne, lui traverse la cour, et sans écouter le portier qui lui parle, il s’élance dans l’escalier, il monte ; le maître d’hôtel paraît, vêtu d’un habit bleu, il tient une petite canne à la main, il a son chapeau sur la tête. Ceci n’est pas une tenue de bon dîner. « Madame de R… ? » dit le jeune homme d’une voix troublée. Le maître d’hôtel ôte poliment son chapeau et répond : « Madame est allée dîner à la campagne. » L’infortuné reste d’abord étourdi du coup, puis il se précipite dans la cour pour rejoindre son tilbury ; mais le cheval est vif et il y a cinq minutes qu’il est reparti. Ô détresse ! le malheureux se voit forcé de s’en aller à pied demander sa nourriture chez un restaurateur vulgaire. Il a bien vite compris la vérité ; il sait que ce n’est pas lui qu’on traite légèrement, et qu’un malentendu seul a pu changer ainsi les projets de madame de R… ; il devine ce que les deux innocents domestiques ont fait de sa réponse ; il ne devine pas précisément ce qu’ils ont dit, mais il est bien certain qu’ils n’ont pas répété ses paroles. Alors il pense au billet auquel il aurait dû répondre, à l’obstacle qui l’a empêché d’écrire, et la voix de l’expérience le poursuit encore de son refrain mélancolique : Il n’est point de coquetterie heureuse le jour où l’on vient d’enlever vos tapis.

Eh bien ! c’est absolument là notre histoire, excepté que notre situation n’a aucun rapport avec celle-là. Ne vous révoltez pas de cette phrase, permettez-nous de l’expliquer : la différence est que nous n’avons pas de billet charmant à répondre ; la ressemblance est que l’on vient aussi d’ôter nos tapis. Ceux qui nous surprennent dans ce désordre, au lieu de nous plaindre, s’écrient : « Eh ! que vous êtes en retard ! mes tapis sont déjà ôtés depuis un mois. Je vous laisse. » Et ils ferment la porte en nous envoyant toute la poussière que nous espérions éviter, enfermé dans la plus petite chambre de la maison ; et la poussière vient sécher l’encre sous notre plume, à mesure que nous écrivons. Cela nous rappelle ce que nous racontait un jour M. Italieski, vieillard plein de jeunesse et d’esprit, ministre de Russie auprès de la cour du saint-père : « J’étais à Naples, disait-il, lors de la fameuse éruption du Vésuve ; la pluie de feu tombait si abondamment, que, dans mon cabinet, la cendre venait sécher les mots à mesure que je les formais, et qu’il me fallait toutes les cinq minutes secouer le papier sur lequel j’écrivais afin de pouvoir continuer mes dépêches. » Heureux ambassadeur, tu avais du moins pour ennemi de tes pensées la cendre du Vésuve, et nous n’avons que la poussière des boulevards !

Grâce à ce grand trouble, toutes sortes de romans enfouis dans l’ombre ont revu la lumière. Arrivés les premiers, ils sont étouffés depuis deux mois par les nouveaux venus, et nous les avions oubliés.

Le bal donné à l’Opéra, par la garde nationale, a commencé sur le boulevard et en plein jour ; c’était un amusant spectacle que celui de la moitié de Paris à pied regardant l’autre moitié de Paris en fiacre. Sans doute ces gardes nationaux et leurs épouses, exposés en plein soleil avec leur uniforme et leur parure de bal à trois heures sur le boulevard, étaient assez étranges. Ces convives mangeant dans leur fiacre, en attendant la fête, étaient plaisants, il faut en convenir, mais ils n’étaient pas seuls ridicules ; et les jeunes élégants qui les admiraient avec une si bruyante malice, en leur envoyant des bouffées de tabac pour encens, qui venaient effrontément soulever les stores de leur modeste voiture pour les regarder sans pitié, nous ont paru aussi fort dignes d’amuser les observateurs. Cela nous prouve ce que nous avons déjà dit bien des fois, que l’élégance n’est pas toujours la distinction, et que les merveilleux n’ont aucun rapport avec les gens comme il faut. Ce grand bal offrait encore un phénomène singulier : tout ce qu’on y voyait entrer était affreux, tout ce qu’on y trouvait était admirable. Les femmes qui semblaient laides et communes en descendant de voiture, dans leur loge paraissaient belles et richement parées. Deux femmes de la banlieue attiraient partout les regards ; elles étaient fort jolies et très-bien mises. L’une d’elles avait une robe de moire rose faite à la mode du village, et un superbe bonnet de paysanne en dentelle. Ce costume simple, au milieu de tous ces habits de bal assez mal portés, faisait un effet charmant. Le luxe des fleurs à cette fête était prodigieux ; la célèbre madame Barjeon avait fait merveilles ; mais on doit aussi de grands éloges à madame Augustine Copin, à cette jeune femme savante comme un vieux botaniste, qui a su elle-même fonder ce beau jardin, boulevard Saint-Jacques, 6, où les amateurs vont faire leur provision de fleurs, et que les oisifs prennent souvent pour but de leur promenade.

À propos de luxe, il en est un que nous dénonçons au conseil de salubrité publique ; il est une recherche homicide, une élégance meurtrière dont il faut faire justice au plus tôt. Nous voulons parler de ce papier soi-disant parfumé dont une feuille suffit pour infecter tout un appartement. Vous croyez peut-être que ce sont des femmes qui écrivent ces billets ambrés ; point du tout, ce sont des hommes, de gros hommes qui ont une grosse écriture ; dernièrement, un de nos amis s’est évanoui après avoir reçu un poulet parfumé de sa… non, de son avoué ! Médecins homéopathes, délivrez-nous, de grâce, des billets empoisonnés ; nous ne sommes plus au temps de Catherine de Médicis ! Le moyen âge n’est déjà plus de mode !

Un journal annonce que madame la duchesse d’Orléans va donner chez elle un bal d’enfants. Quelle charmante épigramme ! Quoi de plus ingénieux, de plus malin ! Cette jeune princesse, qui n’a eu jusqu’ici pour danseurs que les magistrats les plus graves, les fonctionnaires les plus vénérables, veut rendre à ces messieurs leur belle fête par un bal d’enfants, de petits enfants ! Quelle leçon spirituelle, quelle manière gracieuse de dire à ses danseurs : « Je sais que vous êtes tous grands-pères. »