Lettres parisiennes/Année 1837/21

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1837

LETTRE VINGT ET UNIÈME.

L’anniversaire du 29 Juillet. — Le parapluie. — Les vacances. —
Les modes. — Le Vicaire de Wakefield.
3 août 1837.

On prétend qu’une averse suffit pour disperser la foule au jour de l’émeute ; nous pouvons affirmer qu’il n’en est pas de même au jour du plaisir. S’il avait plu, dit-on, le 29 juillet 1830, la révolution n’eut pas eu lieu… eh bien ! cette année, il a plu le 29 juillet, et la fête d’anniversaire a eu lieu, et pas un des spectateurs n’a été épouvanté de la pluie. Il est probable que les vainqueurs des trois journées auraient eu le même courage. Nous pensons, nous, que le peuple a autant de ténacité comme combattant que comme badaud, et que, n’ayant pas eu peur du feu, il n’aurait pas eu peur de l’eau.

Samedi, il pleuvait si obstinément depuis le matin, que nous hésitions à aller voir les joutes, imaginant qu’il n’y aurait personne ; mais « quiconque n’a rien vu, n’a rien à dire aussi ; » et nous voulions voir pour avoir à dire ; car on ne fait pas un rapport au roi avec plus de conscience que nous n’en mettons à écrire ces niaiseries ; nous ne parlons que de ce que nous savons, nous ne disons que ce que nous pensons, nous ne racontons que ce que nous avons vu ; la vérité, c’est tout notre esprit ; et quand un spectacle nous séduit, quand une belle fête nous amuse, nous songeons tout de suite au récit que nous en pourrons faire, nous cherchons aussitôt le moyen d’y faire assister nos lecteurs.

Samedi, à deux heures, nous sommes donc monté en voiture, non pas avec l’idée d’aller jouir d’une fête, mais avec l’intention de savoir si on l’avait remise au lendemain, et bien persuadé qu’il n’y aurait personne de notre connaissance. Nous arrivons au coin de la rue Royale ; là un groupe de gardes municipaux à cheval nous ferme le chemin : a On ne passe pas !… » Nous changeons de route ; nous voulons traverser un pont ; un second groupe de gardes municipaux nous crie : « On ne passe pas ! » et ne voyant personne, nous nous mettons à rire de ces grandes précautions de l’autorité pour protéger une foule imaginaire, pour prévenir les encombrements de notre voiture qui était la seule sur le chemin, et pour empêcher toute confusion dans cette affreuse cohue qui se composait d’un commissionnaire et d’un invalide, foule empressée qui nous semblait assez facile à contenir. Enfin nous trouvons un passage libre que ne gardait plus le cerbère municipal. Nous traversons une partie du faubourg Saint-Germain, et nous arrivons rue de Bourgogne, à l’entrée désignée sur nos billets : une superbe ondée nous accueille, une belle pluie d’orage accompagnée d’un vent furieux ; plusieurs femmes qui arrivaient en même temps que nous, s’effrayent du trajet qu’il faut faire à pied avant de parvenir aux tribunes du quai d’Orsay, les laquais imbibés jettent aux cochers ce cri de détresse : « À l’hôtel ! » et nous allions en dire autant, lorsqu’une femme qui était avec nous fit cette réflexion : « Ces dames s’en vont, dit-elle, parce qu’elles ont des chapeaux tout neufs qui sont fort jolis ; il pleut à peine, venez. » Alors nous avons levé les yeux sur le chapeau de notre compagne, il expliquait tout son courage. Nous descendons de voiture et nous allons bravement sur le quai ; là, quel fut notre étonnement en le voyant couvert de monde ; une foule immense, joyeuse et trempée, des milliers de personnes souriant sous des parapluies en larmes. Les joutes avaient lieu comme par le plus beau temps du monde ; elles avaient lieu sur l’eau et sous l’eau.

Rien de plus étrange, du haut des tribunes, que ce peuple caché sous une vaste écaille de parapluies tous de même couleur ; on aurait dit une immense baleine au bord de la rivière ; il y avait tant de monde et la foule était si pressée, qu’un même parapluie abritait cinq ou six personnes. En France, le parapluie est monotone. Ce n’est pas comme en Italie ; là, quelle indépendance ! des parapluies rouges, verts, bleus, jaunes, roses, orange, pistache. La foule, ainsi abritée, ressemble à un parterre de riches anémones. Chez nous, le parapluie est sévère, il n’a rien de flatteur aux yeux ; on voit qu’il ne sort qu’au jour de tristesse ; son nom le dit : parapluie. En Italie, il se nomme ombrella.

L’orage cessa au moment où nous entrâmes dans le pavillon. Nos places étaient excellentes, et le spectacle était charmant. Nous voudrions bien vous en donner une idée, non pas à vous, Parisiens qui savez tout, ou qui ne tenez pas à savoir, mais à vous, amis de province, dont nous sommes ici le fidèle correspondant. D’abord, dans le fond du tableau, les Tuileries, une ligne d’arbres, toute la terrasse du Bord de l’eau ; sur le mur de la terrasse, une foule pressée, se tenant par miracle sur cet espace étroit, au bord d’un précipice. Ceci formait un premier étage de spectateurs ; au-dessous d’eux le quai couvert de monde, cela formait un second étage de spectateurs ; puis au bas du quai troisième foule, troisième étage de spectateurs ; et puis enfin dans les pavillons, quatrième foule, quatrième étage de spectateurs. Sur les quais, cinq grandes colonnes disant en lettres d’or 27, 28, 29 juillet 1830, et des milliers de drapeaux tricolores répétant 27, 28, 29. Sur le bleu 27, sur le blanc 28, sur le rouge 29. C’est très-commode d’avoir trois couleurs quand on a trois jours glorieux à célébrer. Les pavillons étaient tendus en rouge et ornés de grosses lanternes bleues, blanches et rouges qui faisaient un effet charmant. Mais ce n’était rien encore : c’est la Seine qui était jolie et coquette avec ces longues barques, avec ces grands bateaux à vapeur pavoisés de bandelettes et de flammes de toutes couleurs, avec ses mariniers, sa musique militaire, avec ses nageurs invisibles dont le drapeau léger avait l’air d’un papillon tricolore voltigeant au milieu des flots ; avec ces mauvais plaisants qui naviguaient dans un tonneau, ramant en cadence avec leurs bras ; et qui, lorsque le tonneau s’emplissait, disparaissaient gaiement dans la Seine aux grands applaudissements de la foule. Oh oui ! la Seine était bien belle ainsi, et nous nous demandions pourquoi le beau fleuve joue un si petit rôle dans les plaisirs de Paris. La Tamise est tous les jours en fête à Londres ; les promenades en bateau y sont un délice, et chez nous elles sont inconnues : d’où vient cela ? il y a sans doute une raison à cette absence des plaisirs aquatiques, dans une ville où l’on aime tous les plaisirs ; peut-être sommes-nous hydrophobes ? Cela se pourrait bien, et cela expliquerait bien des choses.

Les jouteurs étaient divisés en deux camps : les bleus et les rouges. Ils portaient tous des vestes blanches, leurs bonnets seuls étaient différents. Deux bateaux s’avançaient ; les jouteurs, debout à la pointe du bateau, préparaient leurs lances, c’est-à-dire un très-long bâton terminé par un tampon de cuir ; chaque jouteur appuyait, non le fer de sa lance, mais le tampon de sa lance sur la poitrine de son ennemi ; le choc était terrible, l’un des deux perdait l’équilibre et tombait dans l’eau ; alors les fanfares retentissaient et les fusées partaient sur la rive pour proclamer la victoire ; tous les rouges furent vaincus, excepté un : la lutte s’engagea de bleu à bleu, le combat dura longtemps ; plus d’un choc violent fut inutile, aucun des deux jouteurs n’était renversé. Cependant, l’heure du triomphe arriva ; le vainqueur bleu et le vainqueur rouge allèrent se faire couronner par M. le préfet de la Seine, qui leur passa autour du cou un grand cordon bleu et un grand cordon rouge, l’ordre de la Légion d’honneur et l’ordre du Saint-Esprit, moins les plaques, la gloire, les diamants et l’idée qu’on y attache. Parmi les alliés des vainqueurs, il y avait un homme vêtu d’un habit rose, dont la nuance heureuse attirait depuis longtemps notre attention. Cet homme portait un chapeau à trois cornes, une longue écharpe, et il avait un air si imposant et si sévère, que nous ne pouvions nous expliquer la gaieté et le zinzolin de sa parure ; tout à coup il se retourne vers nous, et nous devinons la vérité. C’était le porte-drapeau du camp rouge ; son étendard, mouillé par la pluie, avait déteint sur le côté droit de sa veste blanche, ce qui lui donnait l’air d’une glace panachée, fraise et vanille ; cette moitié d’habit rose nous a bien tourmenté pendant toute la cérémonie.

Le soir, le feu d’artifice obtint un succès d’enthousiasme ; la cascade de feu qui tombait du pont dans la rivière durait si longtemps, qu’on la croyait véritable. Les pavillons illuminés étaient superbes, leurs mille lanternes tricolores, agitées par les vents et réfléchies par les flots, produisaient un effet magique. C’était la décoration du troisième acte des Huguenots cent fois répétée. C’était charmant. La Seine, comme le matin, était couverte de barques ; mais ces barques étaient lumineuses et semblaient porter de fantastiques ombres. Les feux du Bengale éclairaient subitement la foule, et les spectateurs devenaient eux-mêmes le plus beau spectacle. Il y eut un mouvement d’oscillation bien rapide et bien amusant à observer. Tous les yeux étaient fixés sur le pont de la Concorde où se tirait le feu d’artifice ; du sein de la fumée tout à coup s’élève un ballon ; la nacelle enflammée éclate dans les airs, un chiffre de feu brille au milieu d’une couronne d’étoiles : 27. Grande admiration de la foule. Tous les regards appartenaient au ballon ; mais le vent le pousse violemment du côté opposé au feu d’artifice ; au même instant, et comme un bataillon bien dressé qui obéit à l’ordre d’un chef, chaque spectateur se retourne. Vous figurez-vous cela ? cent mille hommes qui tournent la tête en même temps ! Le ballon disparaît ; le feu d’artifice continue ; alors la foule recommence le même mouvement avec le même ensemble pour regarder le feu d’artifice. Plusieurs fusées partent, puis un second ballon s’élève, pareil au premier ; il porte en chiffres de lumière le no 28. Il rejoint son compagnon dans sa course aérienne, et le peuple, qui le suit des yeux, se retourne encore pour le contempler plus longtemps. Un troisième ballon part : 29, et la même oscillation recommence, avec la même précision, la même unanimité. Ces mouvements réguliers, cet accord parfait dans une foule si considérable, était une étude vraiment bien intéressante ; on aurait dit une armée innombrable qu’un chef immortel passait en revue du haut des cieux, tandis que ses aides de camp s’en allaient en ballon porter ses ordres de phalange en phalange et d’un pôle à l’autre. Ces trois ballons, 27, 28, 29, ont eu les honneurs de la soirée, malgré le bouquet qui était magnifique, et malgré les malins qui prétendaient qu’ils étaient les véritables emblèmes des promesses de la révolution de Juillet : Autant en emporte le vent, disaient-ils. Nous qui trouvons que la révolution de Juillet a parfaitement tenu les promesses qu’elle nous avait faites à nous, savoir : émeutes, incertitudes, ambitions funestes, prétentions risibles, grands héros démasqués, grands coupables justifiés, abus détruits et remplacés, fautes et bonnes intentions, crimes et belles actions, nobles sentiments et discours absurdes, promesses naturelles de toute révolution et de toute aventure humaine, nous soutenons que la révolution de Juillet ne nous a point trompé, et nous persistons à ne pas comprendre l’allégorie des trois ballons.

Ce mot d’un ouvrier venant de voir le feu d’artifice nous a paru assez joli. « Tu ne sais pas ? ce feu-là, lui disait son camarade, on dit qu’il coûte cinquante mille francs. — Cinquante mille, francs ! répéta-t-il ; ma foi, ils ont été bientôt bus !… » Est-ce une épigramme ? nous ne savons pas.

Depuis huit jours, l’agitation est grande dans les colléges, le concours a jeté le trouble dans tous les jeunes esprits. Déjà quelques parents s’apprêtent à revenir ; car pour supporter le séjour de Paris maintenant, il faut tâcher d’avoir un fils de dix à douze ans tout prêt à être couronné ; sans cela l’ennui vous gagne, on n’y a point d’intérêt. On sait déjà qui aura le prix d’honneur ; déjà ! n’est-ce pas trop tôt ? On voit çà et là quelques jalousies qui s’entr’ouvrent. « Madame *** est-elle à Paris ? — Non, monsieur, répond le portier, nous l’attendons la semaine prochaine ; elle vient chercher M. Henri ou M. Alfred qui doit passer les vacances à la campagne. » Les vacances ! les vacances ! mot sublime, qui présage tant de plaisir ; avoir un prix de grec, et se dire : « Dans huit jours, les vacances ! » c’est la plus belle émotion de la vie. Heureux aujourd’hui ceux qui ont douze ans, ou ceux qui ont un fils de douze ans ! c’est la même chose.

En fait de modes, les manches à la jardinière sont ce qu’il y a de plus joli. On voit toujours sous les chapeaux beaucoup de roses blanches ; seulement, elles sont un peu plus fanées que la semaine dernière ; c’est un perfectionnement dont l’avenir nous plaît. Depuis huit jours, pas une rose de moins, pas un cheveu de plus.

En fait de nouveauté littéraire, nous avons une admirable édition du Vicaire de Wakefield. C’est un livre aussi amusant à regarder qu’à lire : la traduction nouvelle est de Charles Nodier, rien que cela ; mais Charles Nodier se devait de nous expliquer ce roman admirable ; l’auteur de Mademoiselle de Marsan et de Séraphine était le traducteur naturel du Vicaire de Wakefield. Les Anglais, en comparant le texte qui est en regard de la traduction, seront quelquefois jaloux de la phrase française : ceux qui savent l’anglais se plairont à étudier les caprices des deux idiomes ; ceux qui ne savent pas l’anglais, se réjouiront de n’être plus humiliés par ces pédants qui vous disent, quand vous admirez un livre étranger : « Vous n’en pouvez pas juger, si vous ne l’avez pas lu dans l’original ; » ceux, enfin, qui ne savent ni l’anglais, ni le français, s’amuseront encore à regarder les vignettes charmantes dont cette belle édition est parsemée ; ce sont tous dessins de Tony Johannot, gravés en Angleterre ; dessins français traduits en anglais ; on en trouve un presque à chaque page ; on passerait un jour à les regarder, et l’on vous donne tout cela, l’original et la traduction, et toutes les gravures et toutes les vignettes, tout ce bel ouvrage, si bien imprimé, pour quinze francs, le prix d’un roman moderne qui n’est ni de Goldsmith, ni de Charles Nodier, qui n’a pas le moindre esprit et pas la moindre gravure, qui est mal écrit et mal imprimé, qui commence par un catalogue de vingt-cinq pages et qui finit par un chapitre de trompeuses annonces pour prédire des romans qui n’arriveront jamais.