Lettres parisiennes/Année 1837/27

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1837

LETTRE VINGT-SEPTIÈME.

Une absence. — Paris vu de loin. — Les Parisiennes à la campagne. — Le bitume. — Nouvelles littéraires. — Nouvelles étrangères.
22 septembre 1837.

Ce voyage désiré nous l’avons fait, et nous voilà de retour. — Déjà ? dira-t-on. — Oui, déjà. Oh ! nous ne sommes pas allé bien loin ; d’ailleurs, nous ne voyagions pas pour notre plaisir. Nous étions allé, à quelque distance de Paris, faire des études ; nous voulions nous juger nous-même au point de vue de la province : c’est un grand désavantage que de ne pas connaître ceux pour qui et à qui on écrit. Il faut souvent regarder le tableau qu’on fait de la place où il doit être vu, et nous avons naïvement imité ce peintre d’enseignes qui, dessinant un bonnet de coton sur la boutique d’un bonnetier, descendait à chaque instant de son échelle, et s’en allait de l’autre côté de la rue contempler l’effet de son ouvrage. Il fermait les yeux à demi, comme font les grands artistes ; il s’admirait ; il étudiait tous les points de la perspective ; puis il remontait sur l’échelle, peignait la mèche du bonnet de coton, la faisait valoir par une ombre, et redescendait encore pour aller la juger de loin ; il avait même un miroir qu’il plaçait en face de son tableau, afin de s’assurer s’il ne perdait rien par la réflexion, et si les traits étaient bien d’ensemble ; enfin il apportait, dans la reproduction de ce candide emblème de la vie bourgeoise, tous les soins, tous les scrupules que met un grand peintre quand il veut représenter une belle action, une bataille célèbre, Bonaparte, l’Océan, où la femme qu’il aime.

Et maintenant, nous savons l’effet que produit de loin notre bonnet de coton ; nous connaissons tous nos défauts, c’est-à-dire tous ceux des aimables lecteurs pour qui nous écrivons : de loin, ce qui intéresse, et nous le savons maintenant par nous-même, c’est Paris, c’est la vie parisienne, ce sont les plus petits intérêts, les plus grandes niaiseries de Paris. Les commérages, les mensonges, les calomnies même, en province on veut tout savoir ; les fausses nouvelles ont, à vingt lieues de Paris, valeur de vérité ; non pas qu’on y croie ou qu’on y veuille croire, mais on tient à savoir qu’elles ont eu cours. L’habitant de la province aime à pouvoir dire de la chose même la plus absurde : « Il paraît qu’il a été question de cela à Paris. » Il réclame jusqu’aux erreurs de la grande ville ; il veut la suivre dans tous ses faux pas ; si Paris a une terreur panique, il ne veut pas qu’on la lui épargne ; si Paris porte sur un honnête homme un jugement indigne, il veut devenir son complice et prendre sa part des remords ; Paris a joui pendant un mois de telle ou telle calomnie, l’habitant de la province veut en jouir aussi ; il n’entend pas qu’on lui fasse tort d’un méchant bruit ; et si, dans votre justice, dans votre loyauté, dans votre respect pour lui-même, vous lui en faites grâce, il dit avec aigreur : « Eh bien, mon journal n’a point parlé de cela !… » Désormais donc, votre journal vous en parlera, mais à sa manière ; nous ne mentirons pas davantage pour cela ; nous vous dirons, puisque vous voulez tout savoir : « Voilà le mensonge d’hier. »

Nous revenons aussi avec cette découverte, que l’on ne connaît pas les femmes de Paris lorsqu’on ne les a pas vues à la campagne. Oh ! quelle différence ! quelle métamorphose ! et comme en général les Parisiennes gagnent à ce changement ! Telle femme prétentieuse, pédante ou minaudière, à Paris, vous semble insupportable…, dans son château, vous apparaît tout à coup comme la maîtresse de maison la plus gracieuse, la plus simple, la plus aimable. C’est qu’à Paris toutes les femmes jouent un rôle ; c’est que le besoin de produire de l’effet leur compose une seconde nature, qui détruit toute la noblesse de la première ; c’est que la vanité, à Paris, est stérile, tandis que la vanité, à la campagne, est féconde. À Paris, une femme ne songe qu’à briller, son orgueil n’est qu’égoïsme ; elle, toujours elle sur le premier plan ; sa pensée est d’être la plus belle, la plus entourée, la plus spirituelle, la plus riche, la première enfin, toujours la première ; et vous tous, vous ses enfants, vous son mari, vous sa sœur, vous sa mère, vous êtes sacrifiés à ce besoin d’effet, qui est le mobile de toutes les actions de sa vie. À la campagne, au contraire, sa vanité se repose, ou plutôt elle vous appartient ; ses prétentions, bien loin de vous être hostiles, vous deviennent favorables, car maintenant son orgueil, c’est vous, c’est votre bien-être, ce sont vos plaisirs ; elle s’occupe de vous du matin au soir ; elle vous est rendue tout entière ; plus de préoccupation mondaine, elle n’a plus qu’un rôle à jouer, celui de bonne maîtresse de maison, et ce rôle lui sied à merveille. Sa vanité est votre joie ; cette vanité qui vous séparait d’elle à Paris, là vous réunit à toutes les heures ; vous lui devez vos plus doux moments, et vous découvrez dans cette femme nouvelle mille qualités dont vous n’aviez aucune idée ; vous lui trouvez de l’esprit, et jusqu’alors vous aviez cru sincèrement qu’elle en manquait ; vous découvrez qu’elle est très-bonne musicienne, qu’elle chante bien : talent gracieux qu’une rivalité de famille lui fait modestement cacher. « Ma cousine a une si belle voix, dit-elle, que je n’ose jamais chanter quand elle est là. » Vous lui découvrez enfin deux petits enfants adorables que vous n’aviez jamais vus et qu’elle élève parfaitement. Cette femme si moqueuse, si médisante à Paris, dans son château est bienveillante pour tout le monde. Si l’on vient à parler d’une de ses amies absentes, elle en fera l’éloge, elle rendra justice à sa beauté. À Paris, elle en est envieuse, elle ne peut lui pardonner ses beaux cheveux, ses admirateurs et ses diamants ; à la campagne, elle l’aime, elle convient qu’elle est jolie, elle oublie ses succès qu’elle ne voit pas et ses diamants qui sont dans leur écrin ; elle lui écrit mille choses affectueuses, et elle est sincère. Ô prodige ! Qu’est-ce que cela prouve ? que l’air de Paris ne convient pas aux Parisiennes. La vanité et l’envie composent l’atmosphère ici, et cela suffit pour corrompre les plus belles natures. Les hommes subissent moins que les femmes cette fatale influence. — Les hommes se croient tous charmants ; cela les préserve d’être envieux, ou du moins cela fait qu’ils sont envieux d’une autre manière ; il leur faut un sujet d’envie : ils se brouillent avec leur ami quand il obtient un grand succès, sans doute ; mais encore faut-il qu’il obtienne un succès ; ils ne le haïssent pas sans raison : tant qu’un événement n’est pas venu leur révéler leur propre infériorité, ils se croient parfaits, au-dessus de tout, et ils vivent tranquilles. Les femmes sont plus modestes ; elles ont plus le temps de s’observer ; elles s’aveuglent moins sur elles-mêmes ; et dès leur entrée dans le monde, elles éprouvent une jalousie vague, une inquiétude humble qui les rend envieuses d’avance. Cette appréciation, cet instinct d’une rivale à venir, les fait s’armer sans guerre, se parer sans fête, et leur inspire cette malveillance factice qui les fait paraître méchantes, et qui n’est que de la crainte ; cette coquetterie laborieuse, cette gentillesse volontaire qui les fait paraître coupables, et qui n’est que de la modestie. Voilà les défauts que leur prête le monde et qu’elles perdent loin de lui. Bref, ne vous étonnez pas si vous découvrez que la femme qui vous a tant déplu cet hiver par ses airs moqueurs, par ses propos de mauvais goût, est justement, à cent cinquante lieues de Paris, la femme que vous rêvez. Eh ! comment ne l’avez-vous pas plus tôt reconnue ? Ah ! c’est que les jours où vous alliez chez elle une petite vanité l’occupait : elle attendait la femme d’un grand personnage, une jeune lady à la mode, ou le héros du jour ; si elle habile la Chaussée d’Antin, elle attendait M. le duc d’Or…, ou M. le duc de N… ; si elle habite le faubourg Saint-Germain, elle attendait le prince de M… ; et cela sans ambition, sans amour, mais par élégance. Cela suffisait pour vous séparer tous deux ; cette grande préoccupation était entre vous. Madame de Staël avait raison de dire : « Une prétention est un tiers. » Oh ! que c’est vrai ! il n’y a point de tête-à-tête dans un salon où règne la vanité.

Nous avons retrouvé la grande cité fort animée ; les plaisirs s’apprêtent avec zèle pour cette brillante saison qu’on appelle l’hiver. Quelle activité sur les boulevards et dans les rues ! Il y a plusieurs années, alors que la manie des constructions dominait tous les esprits, on disait que Paris ressemblait à une ville prise d’assaut par les maçons ; aujourd’hui l’on pourrait dire que c’est une ville fantastique envahie par les sorciers. À tout moment, vous êtes étouffé par une odeur infecte, par une épaisse et noire fumée ; à tous les coins des boulevards, vous voyez d’énormes chaudières sur de grands feux qu’attisent de petits hommes à figures étranges. Nous avons compté jusqu’à douze chaudières sur le boulevard ; aussi il fallait entendre tousser les passants, suffoqués par la fumée : c’était un rhume universel ; toutes les voix s’unissaient dans une seule et même quinte, qui commençait rue de Grammont et qui finissait rue Royale. Cela nous rappelle cette bonne pièce des Variétés, la Neige, et dans laquelle Odry disait d’une manière si comique : « Ils toussent tous ! » Le boulevard Montmartre a l’air du chaos ; il n’en est pas encore aux douze chaudières, il est simplement dépavé ; et çà et là une ficelle vous avertit qu’on ne doit point passer ; et chacun passe sous la ficelle ; chacun voit l’obstacle et chacun veut le braver : c’est bien spirituel ! Le Parisien s’imagine toujours qu’un ouvrier n’a qu’une pensée, c’est de contrarier sa marche ; il ne comprend pas que c’est pour lui-même, pour la sûreté même de sa course, qu’on lui indique les passages dangereux ; et dans une mesure de prudence il ne voit jamais qu’une taquinerie de l’autorité. Si des couvreurs attachent deux lattes en croix au bout d’une corde pour vous avertir de prendre le large et d’éviter les tuiles qui peuvent vous tomber sur la tête, le Parisien n’en tient nul compte, il marche bravement sous le danger ; seulement il joue avec les lattes, qu’il envoie par un coup léger dans les yeux de la personne qui vient derrière lui ; les barrières pour lui n’ont point de langage, il saute par-dessus sans se déconcerter, et ce n’est que lorsqu’il a reçu un sac de plâtre sur les épaules, un coup de pioche sur la cheville, ou une cheminée sur la tête, qu’il commence à deviner que ce mot : « On ne passe pas ! » qu’il regardait comme une vexation révoltante, était un conseil d’ami.

Les illustres ouvriers littéraires s’occupent aussi avec zèle de nos plaisirs et de notre gloire. M. de Chateaubriand travaille dans la solitude ; l’histoire, c’est une belle retraite pour un homme d’État. Alfred de Vigny vient de compléter un recueil de poésies ; l’auteur de Chatterton se souvient encore d’Eloa. Le comte Jules de Rességuier nous promet dans peu de jours les Prismes poétiques : c’est le monde vu par le poëte ; le prisme, c’est un cœur plein d’illusions. Henri Berthoud vient d’achever un roman qui a pour titre l’Honnête Homme : ce titre fait frémir, aujourd’hui que le parlage à l’envers est à la mode ; l’Honnête Homme, c’est sans doute un brigand atroce, c’est le prix de vertu d’Atar-Gull. M. Valery termine son Voyage en Sardaigne. Il nous révèle l’existence de cette superbe forêt dont les gigantesques orangers ne comptent pas moins de sept cents ans. Quel bel âge pour un oranger ! que d’arbres généalogiques pourraient envier ces arbres-là. La noblesse de cette forêt vaut bien celle du faubourg Saint-Germain.

Les ouvrières en modes se démènent ; les capotes de satin ont déjà vu le jour, non sur les têtes, mais sur les champignons ; les fleurs nouvelles sont les grappes de raisin. Oui, déjà beaucoup de raisin ; il sera fané sur les chapeaux avant d’être mûr sur les treilles.

Pour les coiffures en cheveux, les rouleaux ont remplacé les nattes. Sergent, qui a inventé cette coiffure, entremêle ses rouleaux de rubans de velours, ce qui est fort joli. Pour les femmes brunes, toujours les classiques bandeaux ; pour les blondes, les longs tire-bouchons à l’anglaise ; sous les chapeaux on met tout ce qu’on trouve : des dentelles, des pompons, des fleurs, des cordes de satin, des marabouts, du raisin noir, des fraises, des cerises et des groseilles, toutes sortes de fruits ; nous n’avons pas vu de légumes cependant, mais le monde élégant n’est pas encore revenu.

On nous écrit de Londres : « Les Anglais sont fous de leur jeune reine, qui est Anglaise dans l’âme ; elle partage tous les préjugés de son pays contre le nôtre. Elle trouve, par exemple, que les Français ont l’air de singes. » Eh ! elle a peut-être raison : auprès d’un gros Anglais au teint rose, immobile et silencieux, un petit Français bien maigre, au teint vert-pomme, riant, faisant toutes sortes de gestes et de grimaces en parlant, pourrait bien avoir l’air d’un singe !… Oui, mais aussi quel joli singe !

Enfin, l’on nous écrit de Bade : « Il n’y a ici de Français que Meyerbeer. Hier, au bal, qui a fini à onze heures, il y avait soixante personnes au plus, quelques Russes et des Anglais causant en français avec des Allemands, ce qui produit une conversation dont rien ne peut donner l’idée ; à tout moment je les entendais parler du Grand Turc, et comme je trouvais qu’on s’occupait de lui à Bade plus qu’il ne convient de le faire dans une ville d’Allemagne, j’ai écouté de plus près les discours : « Le Cran Turc n’est pas ici, disait-on, mais la crante-tichesse fa fenir. » Alors j’ai compris que le grand-duc ne viendrait pas, et j’ai attendu l’arrivée de la grande-duchesse, dont la fille m’a paru fort belle. Je ris de tous ces braves gens qui écorchent ainsi notre langue ; mais, en secret, je les envie ; car je ne sais ni l’anglais ni l’allemand, et je m’ennuie à périr ici. »

Voilà comme nous sommes : nous osons nous moquer de ceux qui savent notre langue, parce que nous ne savons pas la leur ; nous trouvons moyen, auprès d’eux, de nous faire une supériorité de notre ignorance.