Lettres parisiennes/Année 1837/30

La bibliothèque libre.
◄  XXIX.
XXXI.  ►
1837

LETTRE TRENTIÈME.

L’imprudence. — Prise de Constantine. — Jacqueline.
27 octobre 1837.

Nous avons commis l’autre jour une grande imprudence dont nous sentons maintenant tout le danger : diviser le monde en hommes-chiens, et en hommes-chats, c’était une plaisanterie comme une autre ; elle a été assez bien prise ; et c’était plaisir de voir l’empressement des hommes-chats à se reconnaître humblement hommes-chiens, tandis qu’un bon gros homme-chien disait tout bas avec finesse : « J’ai bien peur d’être dans les chats. » Cette division, nous osons le dire, a obtenu quelque succès. Celle des menés et des meneurs, qui était une idée sérieuse, et qui ne nous appartenait pas, a été fort bien comprise aussi, parce qu’elle n’offensait personne, et que d’ailleurs chacun pouvait se dire dans les meneurs. La faiblesse de l’esprit est pleine de ruse ; elle se donne toute sorte de faux noms qui la déguisent ; elle ressemble toujours à une espèce de force : l’entêtement, par exemple, qui est une faiblesse de première qualité, l’entêtement se nomme, pour ceux qui en sont doués, fermeté d’opinion ; l’indécision se nomme prudence ; la bêtise se nomme constance dans les idées, et la paresse force d’inertie ; la faiblesse d’esprit peut se faire illusion sur elle-même, voyez plutôt les esprits forts ; aussi les gens faibles ne nous en ont pas voulu de déclarer qu’il y avait dans ce monde des hommes faibles qui se laissaient mener par d’autres hommes, parce que, dans cette catégorie, ils ne se sont point reconnus. Mais le moyen de tromper ceux qui ne se lavent pas les mains ! comment auraient-ils pu se faire illusion ? On peut se croire bon quand on est méchant, on peut se croire spirituel quand on est idiot, on peut se croire charmant quand on est laid, mais on ne peut pas se figurer qu’on se lave les mains quand on ne se lave pas les mains ; l’eau est là pour vous démentir : l’erreur est impossible ; un flatteur même ne vous persuaderait pas ; des milliers de courtisans auraient beau vanter chaque matin un prince sur la manière gracieuse dont il se lave les mains, qu’ils ne parviendraient pas à le flatter, si le prince ne se lavait pas les mains. Et voilà l’imprudence impardonnable que nous avons commise de lancer un trait si terrible, et qui allait si droit au but ; et voilà maintenant que nous avons pour ennemis tous les êtres qui ne se lavent pas les mains ! C’est effrayant.

Mais nous oublions que le lecteur n’aime pas nos réflexions ; les commentaires le fatiguent ; il lui faut de petites phrases légères, des périodes écourtées, un commérage rapide, un style sautillant, des niaiseries vivaces, des mensonges courants ; nos idées particulières l’intéressent peu, et il a raison ; ce qu’il veut savoir, c’est ce qui se passe et même ce qui ne se passe point à Paris.

Nous lui dirons alors que la grande nouvelle de cette semaine a produit ici peu d’effet ; elle était bonne, cela se comprend : une heureuse nouvelle aurait fait ravage ; mais une mauvaise nouvelle trouve les échos moins sonores. C’est à qui en éteindra le son. Il est à remarquer que ces grands patriotes qui s’embrassent avec effusion, qui font sauter en l’air leurs vieux chapeaux en signe d’enthousiasme lorsqu’une loi est rejetée à la Chambre, restent froids et muets lorsqu’une victoire de nos armes est proclamée. L’un d’eux disait l’autre jour, en apprenant la prise de Constantine : « C’est bien heureux pour le ministère ! » Pour le ministère ! n’est-ce pas pitié ? et le pays, messieurs, le comptez-vous pour rien ? Ne voir dans un triomphe national qu’une petite question de cabinet ! Ces pauvres patriotes ont du malheur ; nos victoires ne sont jamais pour eux que des contrariétés politiques ; le destin fait qu’ils ne peuvent jamais se réjouir des succès de leurs compatriotes et de la gloire de leur patrie.

Pardon, lecteur ; ce paragraphe est bien long ; désormais nous serons bref.

Les petits journaux font déjà toutes sortes de généreuses épigrammes contre le duc de Nemours, parce qu’il s’est fort bien conduit au siège de Constantine. C’est toujours de l’esprit français.

Dans ce moment, le plus vif intérêt de la capitale, c’est le chimpansé, ou plutôt la chimpansée qui est au jardin des Plantes. Rien de plus charmant que cette intéressante créature. On l’a nommée Jacqueline, en souvenir de Jack : quelle attention pleine de délicatesse ! Ombre de Jack, ombre empaillée, réjouis-toi ! tu es remplacé, Jack, mais tu ne peux être oublié jamais !… Jacqueline, que le capitaine Bullmer avait nommée la Vieille, peut-être aussi en souvenir de quelque amie, Jacqueline est une petite brune fort piquante, âgée de quinze mois environ : ses cheveux sont noirs comme le visage des habitants de son pays ; sa patrie est l’Afrique, vaste patrie ! Jack était Indien, et ses cheveux étaient rouges comme la figure des habitants de son pays. Là-dessus graves réflexions de la part des savants : tel pays produit des hommes noirs et des singes noirs ; tel autre produit des hommes rouges et des singes rouges : donc les singes sont des hommes, et les hommes sont des singes. Savants, vous pourriez bien avoir raison.

Jacqueline parle : elle a dans la voix quatre sons bien distincts pour exprimer la joie, la douleur, la tendresse et la haine. Les savants ont découvert cela ; il nous semble que tous les animaux ont ce langage.

Jacqueline a pour compagnons les enfants de son gardien et une chienne nommée Corinne. Nous avons demandé d’où venait ce grand nom de Corinne donné à un quadrupède ; on nous a dit que cette créature extraordinaire avait cinq pattes ; cela ne nous a point paru une explication satisfaisante, mais les savants sont habiles à trouver des rapports entre les choses les plus diverses. Demandez à un botaniste un renseignement sur une belle plante qui a de larges feuilles et de grosses fleurs jaunes, il vous répondra qu’elle est de la famille de cette autre petite plante qui a des feuilles longues et de toutes petites fleurs bleues ; il est très-possible qu’un savant vous dise pourquoi une chienne qui a cinq pattes s’appelle Corinne.

Jacqueline fait toutes les grimaces et toutes les singeries que faisait Jack : elle ouvre la porte, elle regarde par le trou de la serrure, elle mange avec une cuiller, elle boit dans un verre comme lui ; mais de plus elle savonne, et quand elle est enrhumée, elle prend son mouchoir, dont elle se sert avec beaucoup de grâce. Ce n’est pas une plaisanterie, c’est très-vrai. Elle est d’un caractère très-gai, elle rit tout à coup comme une petite folle. On croit même que si elle pouvait parler, elle aurait le propos assez léger. L’autre jour elle a dessiné, et nous venons de voir un dessin d’elle qui n’est vraiment pas trop laid ; sérieusement nous ne ferions pas mieux, mais cela tient peut-être à nous. Ce dessin représente des ronds, des zigzags. Ce n’est ni un profil, ni un paysage ; ce sont des plans d’architecture, des études d’ornements. Il n’est pas un enfant de six ans qui ne dessine plus mal. Jacqueline ayant vu l’artiste qui travaille près d’elle porter son crayon à ses lèvres, a voulu l’imiter ; mais, au lieu de mouiller légèrement le bout du crayon, elle l’a mangé, alors le crayon n’a plus marqué : Jacqueline paraissait fort surprise ; elle regardait le jeune homme, elle regardait le papier, elle regardait le bout du crayon. Son impatience était risible ; enfin on lui a donné un autre crayon, et elle s’est remise à l’ouvrage. Son grand plaisir est de jouer avec un gant ; elle ne distingue pas encore très-bien le gant de la main droite de celui de la main gauche : c’est bien difficile aussi.

Jacqueline est au secret ; peu de personnes sont admises à l’honneur de lui faire leur cour. Les méchants prétendent que nos savants sont dupes d’une mystification ; que Jacqueline est tout bonnement une vieille de province qui, ennuyée de sa vie retirée, et séduite par toutes les merveilles que l’on raconte du palais des singes, a voulu venir passer quelque temps à Paris et obtenir un logement gratis au jardin des Plantes. Cette version commence à s’accréditer.

À propos de palais, on parle avec enthousiasme du palais de Constantine ; on croirait entendre une description des Mille et une Nuits.

Les boulevards sont maintenant éclairés au gaz dans toute leur étendue, depuis la Madeleine jusqu’à la Bastille. C’est admirable ! Cet hiver on y verra mieux la nuit que le jour.

On travaille toujours avec activité aux enlaidissements de la place de la Concorde. Les confiseurs français se hâtent, et le magnifique surtout sera bientôt terminé ; les quatre assiettes montées qui le décorent sont confiées à nos premiers artistes, Berthellemot, Achard, Bonney et La Folie.

Liszt est à Milan, où il obtient, dit-on, et peut-être dit-il, les plus grands succès en tous genres.

Mais voici une nouvelle qu’on nous rapporte de l’Opéra : Horace Vernet a dîné hier à Trianon ; il est parti ce matin pour aller à Constantine prendre sur les lieux mêmes le dessin des deux tableaux que le roi lui a commandés.