Lettres parisiennes/Année 1837/33

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1837

LETTRE TRENTE-TROISIÈME.

Les lettres adressées au vicomte de Launay.
25 novembre 1837.

Et d’abord, qu’il nous soit permis de nous révolter !… Pas un moment de repos ; ce misérable Courrier de Paris a troublé pour jamais la paix de notre vie : point de gloire et tous les tourments de la gloire, point de crédit et tous les ennuis de la puissance ! c’en est trop : grâce ! grâce ! plus de lettres de dix pages, lettres pleines d’esprit et qu’il faut lire, mais qui prennent tous nos instants ; plus de conseils surtout, et plus de manuscrits ; plus de livres et plus de pommades, vous voyez bien que nous n’en usons pas. Ô correspondants trop aimables, mais, hélas ! aussi trop nombreux, laissez-nous vous conter quelques-uns des plaisirs de notre journée, et vous comprendrez comment vous nous avez fait un supplice de nos loisirs, comment vos lettres si charmantes, si bienveillantes, si flatteuses, qui, envoyées séparément à vingt auteurs différents, feraient leur orgueil et leur joie, adressées à un seul et même mortel, deviennent pour lui un tourment affreux, car il gémit de regret de ne pouvoir les lire et il se meurt de remords de n’y pouvoir répondre.

Il est neuf heures du matin, le facteur est venu, on nous remet trois lettres ; elles arrivent de province : la première, c’est un long article qu’on nous prie de faire insérer dans la Presse, après l’avoir lu attentivement ; la seconde contient des vers sur l’expédition de Constantine : nous avons déjà reçu vingt-sept odes sur le même sujet ! La troisième lettre est une permission que l’on nous demande : on désire nous soumettre un roman en deux volumes. On nous prie de vouloir bien envoyer chercher le manuscrit, rue de…, no … — Jusqu’à présent, tout cela n’est rien encore. Patience ! On nous apporte à déjeuner : sur le plateau, auprès de la théière, une énorme lettre se montre menaçante, et cependant honteuse ; elle est épaisse comme une pelote. Quatre lettres à jeun, c’est beaucoup. Celle-ci est de huit pages, écriture fine et serrée. Huit pages ! qui peut donc nous écrire huit pages, et sur quel sujet si fécond a-t-on pu trouver tant d’idées ? Nous déchiffrons les premières lignes, puis nous parcourons le reste rapidement : le sujet de ce morceau d’éloquence n’est rien autre qu’une suite d’observations sur les romans de M. Francis Wey. « Ce jeune homme a beaucoup de talent, nous écrit-on pendant huit pages, mais il a besoin d’être surveillé. » Or, comme nous n’avons pas mission de surveiller M. Francis Wey, nous n’achevons pas cette intéressante lecture, nous posons la lettre sur la table et nous déjeunons. À peine avons-nous versé quelques gouttes de thé dans une ravissante tasse de Chine, que nous entendons frapper doucement à la porte. Qui est là ? C’est un commissionnaire qui veut ne remettre qu’à nous-même une lettre et une petite boîte. Une lettre, une petite boîte, un commissionnaire discret… Cela fait rêver. Nous ouvrons la lettre avec empressement ; elle commence ainsi :

« Monsieur le vicomte,

» Le froid piquant, qui déjà se fait sentir, rend de jour en jour plus indispensable l’usage de la pommade pour les lèvres. La mienne se recommande, etc., etc. » Conclusion : « J’espère que vous voudrez bien lui accorder une mention favorable dans un de vos élégants feuilletons. »

À cette lecture, une colère naissante nous émeut. Nous jetons la lettre au feu, et nous faisons présent de la petite boîte au commissionnaire, que nous renvoyons assez vivement ; en le reconduisant, nous courons évoquer tous les gens de la maison pour les gronder et pour leur intimer l’ordre de ne laisser monter personne, de dire à tout le monde que nous sommes sorti, que nous sommes à la campagne ; ce n’est pas assez, que nous venons de partir pour Londres. Mais pendant que nous nous livrons à notre fureur, apparaît tout à coup dans l’antichambre une demoiselle armée d’un carton : « Monsieur le vicomte de Launay ? » dit-elle d’une voix timide ; et puis sans attendre de réponse, elle ouvre le carton, et présente à nos yeux trois petits bonnets, une résille, une capote de satin bleu et deux turbans. « Ce sont des objets tout nouveaux pour lesquels je demanderais la protection de monsieur le vicomte. Je désirerais savoir son avis. » Monsieur le vicomte ne rend compte que des modes de salon, celles des cartons ne le regardent pas. La demoiselle, fort désappointée, replonge ses bonnets, ses chapeaux et ses turbans au fond de leur retraite, et s’éloigne d’assez mauvaise humeur. Nous-même nous retournons dans le salon assez mécontent. Mais… qu’est-ce que c’est que cela ?… L’étonnement nous ôte la parole : pendant que nous étions occupé à congédier la marchande de modes, on a pénétré dans le salon par une porte de service, on a enlevé le plateau du déjeuner, sans nous avoir laissé même achever ce frugal repas ; et à la place, on a posé sur la table, par rang de taille, six poupées. Eh ! que veut-on que nous fassions de ces six charmantes poupées ? vous allez le savoir : la plus âgée tient entre ses doigts une lettre ; voilà le mystère : un marchand de joujoux a pris au sérieux l’annonce que nous avons publiée l’autre jour, l’annonce de Robert Macaire ; il nous prie de vouloir bien aussi accorder notre protection à sa maison ; il nous envoie un assortiment de jouets d’enfants, afin que nous puissions juger de ses talents. Nous lui renvoyons aussitôt son pensionnat de poupées, en lui faisant dire que nous n’avons cité l’autre jour M. Debray que comme écrivain et non comme marchand de joujoux : c’était une mention toute littéraire. Les six poupées sont parties ; nous sommes seul, et nous nous livrons en silence à l’amertume de nos pensées ; mais bientôt nous sommes interrompu : un gros recueil de poésies s’avance mystérieusement, soutenu par un domestique. Il s’établit d’un air sournois sur notre bureau ; nous imitons son hypocrisie, nous faisons semblant de ne pas l’avoir aperçu ; l’amertume de nos pensées s’accroît encore de sa présence. Cependant le soleil luit, nous méditons une promenade, et nous commençons à nous babiller pour sortir : vains projets… Pan !… pan !… pan !… « Que voulez-vous ? — C’est une lettre… — Encore !… voyons… « Monsieur, la confiance dont vous m’avez toujours honoré, etc., etc. ; mes magasins, etc., etc. » Une lettre lithographiée, un prospectus : être interrompu, quand on fait sa toilette, par une lettre lithographiée venue par la poste ! Heureusement nous ne sommes pas seul à connaître cet ennui, et plusieurs de nos lecteurs peuvent sympathiser avec nous ; en cette circonstance cela nous console ; il est si doux d’être compris dans ses chagrins ! Nous jetons la lettre avec impatience, et nous reprenons le cours de notre parure. Pan !… pan !… pan !… « Qui est là ? — C’est une lettre. — C’est bon ; qu’on la laisse dans le salon. — Mais on attend la réponse. » La porte s’entr’ouvre, la lettre furtive est donnée. « Une lettre, dites-vous ; c’est un paquet ! » L’enveloppe monstre est déchirée ; nous lisons : « Sujets d’articles pour M. le vicomte de Launay. Monsieur, je lis tous les samedis avec le plus grand plaisir vos élégants feuilletons, etc., etc. » Suivent les différents sujets que l’on nous propose. Premier article : De la malpropreté des rues. Second sujet non moins élégant : De l’inconvénient des petits égouts à grille. Troisième sujet : Des marchands de marrons et des écaillères d’huîtres. Quatrième sujet Nous n’osons pas l’écrire. Nos élégants feuilletons ne sont pas encore assez élégants pour se permettre une telle élégance. Cette lettre contient douze pages. Chaque sujet est largement développé, chaque conseil que l’on veut bien nous donner est consciencieusement motivé ; toutes les objections sont prévues et l’on y répond d’avance avec netteté. Les phrases commencent ainsi : « Vous me direz que les petits égouts à grille ont l’avantage de, etc., etc. ? Mais je vous répondrai, etc., etc. ; » ou bien : « On m’objectera que les marchands de marrons ont le droit, etc. » Nous rendons justice à la pureté des intentions de cet aimable correspondant, à la franchise de ses avis, mais nous reconnaissons notre incapacité ; nous lui avouons humblement que nous ne saurions pas faire un feuilleton gracieux et brillant, même avec de tels sujets.

La journée s’avance et nous n’avons encore rien fait pour nous ; enfin nous sommes prêt à partir. Dieu soit loué ! nous allons être libre ; déjà nous sommes au bas de l’escalier, un pas encore et nous pourrons aller nous réfugier dans la rue ; mais le portier nous a vu, il nous rejoint en courant : « Voilà, dit-il, un petit billet qu’on vient d’apporter. » Un si petit billet, il faut bien le lire : « Bel oiseau de, vicomte ! » Quel style !… Ah ! c’est une lettre anonyme ; tant mieux ! on n’est pas obligé d’y répondre : « Bel oiseau de vicomte, tu dis que les capotes ouatées ne sont pas jolies ; elles sont plus jolies que toi. » Signé : « quelqu’un qui ne te craint pas. »

Il est impossible de mettre plus d’esprit en moins de mots. Cependant, fatigué d’une si tenace correspondance, nous faisons vœu de ne plus décacheter une seule lettre de toute la journée. La vue d’une enveloppe nous fait frissonner, l’aspect de l’écriture nous donne des mouvements convulsifs ! Pas une lettre, pas une seule, nous en faisons le serment ; hélas ! et nous l’ayons tenu, ce fatal serment, et le lendemain, nous avons retrouvé un charmant petit billet qui commençait ainsi : « Nous vous attendons ce soir ; nous aurons un peu de musique, etc., etc. » Ce soir ! ce soir ! c’était hier !… Oh ! quelle épouvantable journée ! Vingt ennuis que nous n’avons pas su éviter ; un seul plaisir que nous avons perdu ! Courrier de Paris, feuilleton maudit ! que tu nous causes de peines !… À propos, nous oublions de le faire. Commençons.

Dimanche dernier, la Muette a obtenu un véritable succès à l’Opéra, et la Sonnambula a été très-applaudie au Théâtre-Italien. Il s’est fait depuis quelques années une grande révolution dans le répertoire de la semaine théâtrale. Autrefois, le dimanche était un jour abandonné au vulgaire ; on ne jouait que de vieilles pièces, avec de vieilles doublures ; la recette étant assurée, on n’avait garde d’user ses nouveautés pour séduire un public inévitablement séduit. Les gens du monde, ce jour-là, ne savaient que faire de leur soirée, car le mot « spectacle du dimanche » épouvantait tous les merveilleux ; aujourd’hui, quelle différence ! les meilleures pièces, les meilleurs acteurs sont réservés pour ce jour réhabilité. Malheur aux admirateurs de Duprez qui ont une loge à l’Opéra le lundi ! Duprez appartient au dimanche. Lafond et madame Stolz sont les ornements du lundi. Malheur aux admirateurs de Rubini qui ont leur loge au Théâtre-Italien le samedi ! ce jour-là Rubini se repose ; il garde ses plus doux accents pour le lendemain. Madame Persiani elle-même a si bien compris l’esprit du Théâtre-Italien, qu’elle ne met d’âme dans son jeu que le dimanche : les jours de la semaine, elle se montre froide et seulement bonne cantatrice ; mais le dimanche, elle devient tout à coup actrice passionnée. Les jours ouvrables, elle est indifférente à tous les malheurs ; elle n’a d’émotion que les jours de repos : alors on voit qu’elle s’agite devant un public payant, car les gens qui ont une loge louée à l’année, c’est-à-dire qui ont payé d’avance, ne sont plus un public payant. En fait d’argent, le passé ne compte pas ; l’avenir est tout. Quand nous nous plaignons de cet abus, on nous répond que l’Opéra et le Théâtre-Italien n’ont pas le droit de donner de représentation le dimanche, et cela ferme la bouche à tout le monde. Puisqu’ils n’en ont pas le droit, on n’a rien à dire. N’est-ce pas ainsi, à Paris, que l’on calme toutes les indignations ? Pourquoi, demandez-vous, permet-on telle ou telle chose ? — Mais on ne la permet pas ; elle est, au contraire, expressément défendue. Bon ! quand un abus est arrivé à faire naître ce dialogue, il est éternel. Aphorisme : Toutes les choses défendues sont protégées par la loi.