Lettres parisiennes/Année 1839/01

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1839


ANNÉE 1839.


LETTRE PREMIÈRE.

Étrennes, boutiques, marchands. — Judith. — La fausse modestie.
4 janvier 1839.

Ah ! reposons-nous enfin ! le calme renaît dans Paris, le bruit cesse, les chevaux s’arrêtent, les marchands respirent ; depuis huit jours ils n’ont point dîné, ils n’ont point dormi. Quelle activité ! quel délire ! que de monde sur les boulevards, et quels boulevards ! Des montagnes de neige et des étangs de boue ; et de jolis enfants, des femmes presque parées qui nageaient dans ce chaos, à travers les omnibus et les fiacres de tous les rangs et de toutes les couleurs qui encombraient le passage. Pendant les deux premiers jours de cette grande fête, de ce temps de folies généreuses qu’on nomme les étrennes, un verglas perfide couvrait les pavés ; ils s’étaient faits bonbons pour la circonstance : le pavé cristallisé est une nouveauté de cette année. On tombait à chaque tournant de rue, n’importe, on sortait ; on ne pouvait marcher, n’importe, on courait, ou l’on patinait avec audace. On traversait le boulevard sur des sentiers de glissades que des enfants avaient pratiquées en jouant, et c’était à qui obtiendrait la faveur de parcourir ce chemin périlleux : il avait autant de concurrents que les chemins les plus fréquentés, que celui de la fortune et de la gloire. La condition des voyageurs était plus humble seulement. Parmi les artistes en patinage qui, après avoir guetté leur tour impatiemment, s’élançaient enfin sur la glace, nous avons remarqué un patineur en livrée qui tenait une lettre à la main ; il glissait avec beaucoup de grâce, en prenant des poses académiques ; pour se maintenir en équilibre, il élevait dans les airs cette pauvre lettre tout étonnée de prendre une part si active à ces jeux. Peut-être était-ce quelque billet mystérieux bien passionnément attendu, peut-être ce moment de retard a-t-il causé de grands chagrins… Ce billet nous a fait rêver longtemps. Défiez-vous, aux jours de verglas, des messagers qui patinent.

Le dégel est venu dès que les chevaux ont été ferrés à glace ; et c’est alors que le mouvement qui a régné dans Paris est devenu un spectacle véritablement fantastique ; jamais peut-être on n’avait vu, au premier jour de l’an, une agitation semblable. Toute chose était devenue étrenne. Les boutiques étaient remplies de monde, non-seulement les boutiques de marchands de joujoux, de confiseurs, mais encore les magasins de lingères, de bonnetiers, de quincailliers ; les bouquetières surtout ont vendu des charretées de fleurs ; d’abord, cette année, chaque objet s’était changé en fleurs pour être offert en étrenne : fleurs en sucre, fleurs en porcelaine, guirlandes de fleurs artificielles ; les fleurs naturelles s’étaient elles-mêmes changées en étrennes. De charmantes jardinières en ébène noir cumulaient à elles seules plusieurs espèces de fleurs : fleurs de porcelaine à l’extérieur, fleurs naturelles à l’intérieur. On choisissait un bouquet de fleurs des champs chez un confiseur : les coquelicots étaient des bonbons à la cerise, les épis étaient de sucre d’orge. Ainsi un enfant bien sage aurait pu manger du blé avec du pain, car on sait que la sagesse des enfants consiste à manger du pain avec toute chose. Cette année, outre les fleurs, on s’est donné beaucoup de fourrures. C’est un charmant contraste, n’est-ce pas ? Il y avait rivalité entre le printemps et l’hiver.

L’arche de Noé était le joujou par excellence ; l’idée est ingénieuse, et sert de prétexte à une belle collection d’animaux ; le moindre baquet navigable est pour cette arche en miniature un océan universel, mais gare aux imitations du déluge ! Ce qui nous plaît dans ces beaux magasins, ce sont les agréables discours des marchands ; il y a des définitions de joujoux qui sont merveilleuses de naïveté : « Quel est ce gros masque de carton, affreuse tête de charretier ivre, face rouge à lunettes vertes ? — C’est un masque pour jouer à colin-maillard ; c’est fort commode, voyez-vous, monsieur, parce que cela change tout à fait la physionomie de l’enfant. » Il n’y a pas le moindre doute. Le commis marchand répond cela d’un air très-sérieux. Un autre vous montre une coquille montée sur un pied de bronze, en disant : « Ceci, monsieur, est un baguier, mais une dame pieuse peut au besoin en faire un bénitier. » Choisissez donc entre vos parures et vos prières. L’un, pour vous entraîner, vous dit : « Ceci est fort goûté, nous en vendons beaucoup. — Si tout le monde en veut, dites-vous, c’est déjà commun, et je n’en veux pas. » Mais un autre s’avance et, réparant l’erreur de son camarade, il ajoute : « C’est tout nouveau, nous n’en avons pas encore vendu. » Ce qui n’est pas précisément la même chose.

Nous admirons la patience de ces jeunes hommes bien nourris, bien portants, au maintien orgueilleux, au regard imposant, parés de noirs cheveux et de moustaches menaçantes, qui passent des journées entières à faire courir une petite voiture de porteur d’eau, à faire valoir un polichinelle, à faire tourner la manivelle d’un moulin, à ployer et à déployer le petit trousseau d’une poupée, à démonter et à remonter toutes les pièces d’un ménage ou d’un théâtre. Quel singulier métier pour des hommes, et qu’ils doivent rire entre eux le soir de toutes ces bêtises que leur état les entraîne à dire dans la matinée ; et cela s’appelle un devoir, et l’on est coupable quand on le fait avec négligence. Étrange sort ! Nous devons rendre justice aux femmes, elles se tirent avec beaucoup de grâce de ces fatigantes occupations. En général, excepté dans un seul magasin que nous ne voulons point désigner, mais où l’on a horreur de vendre, où les demoiselles épouvantées se regardent avec consternation au moindre objet que l’on marchande, semblables à ce fameux joaillier Cardillac qui ne pouvait se séparer de ses bijoux, et qui les volait à ses pratiques après les leur avoir livrés ; excepté ce magasin-là, on trouve partout un empressement plein d’intelligence, et une politesse qui ne sent point du tout le comptoir ; les marchands et les marchandes de Paris ont un esprit d’observation merveilleux, ils voient tout de suite à qui ils ont affaire ; tout leur est indice, la forme du chapeau, la couleur des gants, la physionomie, la tournure. Il est telle étoffe qu’ils n’offriront jamais à telle femme ; il est telle nouveauté prétentieuse et de mauvais goût qu’ils vont infailliblement proposer à celle-ci ; et ils ne se trompent jamais, et ils vous prouvent leur perspicacité en proscrivant certain manteau, certaine écharpe, avec un sourire respectueux qui signifie : Ceci n’est pas pour vous, madame. C’est pourquoi un de nos amis a été profondément offensé l’autre jour, parce qu’on a voulu le forcer à acheter une table nouvelle, dite chemin de fer. L’invention est spirituelle, vous allez en juger. C’est une table à thé ornée d’un chemin de fer sur lequel court un petit wagon ; on pose une tasse de thé sur le petit wagon, on le pousse légèrement et la tasse roule jusqu’à vous. Quelquefois elle arrive vide, et c’est très-heureux, cela vaut mieux que de la recevoir tout entière sur les genoux. Cette table est fort commode, et elle a un avantage, celui de faire peur aux avares. Ils croient toujours qu’on va leur faire payer quelque chose pour avoir vu ce tour de force, et ils n’osent le regarder ; c’est un bon moyen de se défaire d’eux.

Madame É. de Girardin se plaint de nous, dit-on ; elle nous en veut d’avoir dénoncé sa tragédie de Judith. Il paraît que nous étions mal informé. Mais que notre tâche est difficile ! on nous donne une nouvelle, et puis on nous la reprend ; on nous dit : Parlez de telle chose, et puis on s’écrie : Vous avez parlé trop haut… Ô les femmes ! les femmes ! que leur pensée est profonde ! leur vie se passe ainsi dans un éternel combat : entre le désir de faire de l’effet et l’embarras d’en avoir produit ; entre la soif de briller et la peur de la lumière ; elles vont à toutes les fêtes, à tous les spectacles, elles chantent dans les concerts, elles exposent des tableaux au Salon, elles font des vers, elles impriment des romans, elles vont se promener dans une magnifique calèche attelée de quatre chevaux, elles portent des manteaux de velours rouge doublés d’hermine, comme les juges, de petits bonnets couverts de rubans feu ; elles s’entourent de gens célèbres, elles n’écoutent que ceux dont on parle ; et puis elles s’enveloppent de mystère, elles se fâchent si l’on sait leur nom, et pour prouver leur constant rêve de modestie, elles se font faire hardiment un cachet sentimental avec cet emblème : Une source voilée par des arbres, et cette devise qui leur sied si bien : Ombre et silence ! Humbles orgueilleuses, elles n’ont pas même le courage de leur vanité, elles ne savent pas même prendre la responsabilité de leurs prétentions !

Les bals publics vont commencer, les bals particuliers sont bien en retard. Deux ou trois fêtes d’ambassadeurs ont ouvert la saison des plaisirs, mais leur exemple n’est point suivi ; si les danses de charité ne viennent pas au secours des pauvres jeunes filles qui s’ennuient de ces réunions toutes politiques, ce sera un hiver perdu. À quoi donc serviront-elles, toutes ces fleurs dont on fait tant provision aujourd’hui ? À couronner le front des vainqueurs politiques… c’est un triste sort !

Les étudiants en droit, qui composent le public fidèle du théâtre du Panthéon, leur donnent un plus agréable emploi. Rien n’égale la courtoisie de ces messieurs : une actrice leur plaît, ils lui jettent un bouquet, l’héroïne l’attache dans sa ceinture et continue son rôle après un salut gracieux. — Une femme dans la salle leur paraît jolie, ils chargent l’ouvreuse de lui porter un bouquet. S’il y a dans la salle dix jolies femmes, elles recevront dix bouquets : au théâtre du Panthéon l’admiration s’exprime dans le langage des fleurs. Il a en cela une grande supériorité sur les autres petits théâtres du boulevard, où l’on ne connaît encore que le langage des fruits…