Lettres parisiennes/Année 1839/07

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1839

LETTRE SEPTIÈME.

Électeurs et candidats. — M. Martin, de Strasbourg.
Histoire d’un courrier bigame.
23 février 1839.

Une seule et même pensée domine depuis huit jours les esprits. Toutes les nuances sont effacées, les rangs, les états sont confondus. Le pays ne reconnaît plus aujourd’hui que deux classes : les électeurs et les candidats. Les affections de famille sont ajournées, les devoirs de cœur sont suspendus. On n’est plus époux et père, oncle et tuteur, juge ou préfet, peintre ou cordonnier, poëte ou pharmacien : on est électeur. L’homme ne représente plus une créature mortelle, l’homme n’est plus qu’un bulletin ; il n’est plus une âme, il est une voix. Les candidats ne vivent plus sous le regard de Dieu, ils n’agissent, hélas ! qu’en vue de l’électeur ; l’électeur est à la fois leur juge et leur conscience. Pour lui seul leur ferveur, à lui tout leur encens ; les épîtres aux commettants se succèdent. Quel charmant recueil d’électorales cela pourra faire un jour ! Les pastorales sembleront bien froides en comparaison de ces délicieuses poésies fugitives et représentatives.

Du reste, rien de nouveau ; on ne vit point, on attend pour vivre que le sort de chacun soit décidé ; nous-même n’habitons point Paris en ce moment. Nous aussi sommes atteint de préoccupations électorales. Notre pensée est loin d’ici, elle s’égare dans les montagnes de la Marche, elle plane sur les bords chéris du Thorion. Ce n’est point pour nous une question d’existence politique, c’est une question de vie champêtre. Les bulletins d’un collège vont décider de nos plaisirs. Toute la politique se réduit pour nous à ce seul mot : Passerons-nous l’été à Bourganeuf ? Ah ! nous l’espérons bien, en dépit de notre ennemi de profession, M. Martin.

Ce M. Martin, que l’on nomme Martin de Strasbourg à Paris, et Martin de Paris à Strasbourg, nous a rappelé l’histoire de ce courrier bigame qui avait une femme à Paris et une autre femme à Strasbourg. Était-ce un crime ? Non ; habitant fidèle mais alternatif de ces deux villes, n’avait-il pas le droit d’avoir un ménage dans chacune d’elles ? Un seul ne lui suffisait pas ; sa vie était si régulièrement divisée : chaque semaine il restait deux jours à Paris, deux jours à Strasbourg ; avec une seule femme, il aurait été veuf la moitié du temps. Il avait d’abord vécu plusieurs années marié uniquement à Paris, mais il avait amèrement reconnu les inconvénients de ce système ; les soins que lui prodiguait sa femme à chacun de ses retours à Paris lui faisaient trop sentir l’affreuse solitude qui l’attendait à Strasbourg. Là, une mauvaise auberge, un mauvais souper, la solitude et l’ennui ; à Paris, au contraire, un accueil empressé, une chambre bien chaude, un souper tendrement servi. À Paris, tout devenait plaisir ; à Strasbourg, tout devenait tristesse. Le courrier de la malle interrogea son cœur et il s’avoua que la solitude était pour lui chose impossible ; il fit encore ce raisonnement : il se dit que le mariage étant une admirable institution, on ne saurait trop lui demander de garanties ; et comme tout lui prouvait qu’il n’était heureux à Paris que parce qu’il s’y était marié, il se persuada qu’il ne serait heureux à Strasbourg qu’en s’y mariant. Donc, il se décida à prendre ou plutôt à reprendre femme à Strasbourg. Pendant longtemps le secret de sa double union fut gardé ; rien ne troublait ses ménages, il n’avait qu’à s’applaudir de ses choix ; ses femmes l’aimaient avec la même ardeur ; son bonheur s’équilibrait merveilleusement, et il trouvait dans cette double affection d’ineffables douceurs que les simples maris ignorent. En faisant le voyage de Paris à Strasbourg, il pensait à sa grande blonde qu’il allait revoir, à Toinette, l’Alsacienne au teint rose, aux yeux bleus… Il arrivait, il passait deux jours auprès d’elle ; il jouait avec ses enfants, qu’il appelait ses petits Alsaciens, et il repartait gaiement pour Paris. À peine sur la route, il oubliait Toinette ; il ne se rappelait que sa petite Caroline, la Parisienne aux yeux chinois, aux sourcils noirs, et il songeait à l’avenir de ses deux fils, qu’il appelait ses grands enfants de Paris. Caroline préparait-elle son souper : « Cuisine française ! » criait-il en riant. — Toinette servait-elle à dîner : « Cuisine allemande ! » disait-il encore en riant ; et il ne voyait rien de coupable dans cette double union. Il trouvait tout simple que les hommes qui habitaient toujours la même ville n’eussent qu’une femme et qu’un ménage ; mais il trouvait très-raisonnable aussi qu’on eût deux femmes et deux ménages quand on habitait en même temps deux pays… Non vraiment, il ne voyait rien de criminel à cela ; bien mieux, il se serait battu pour prouver qu’il avait raison, et il aurait donné des coups de fouet à l’insolent qui l’aurait traité de bigame. Cependant, le mystère qu’il faisait de sa situation aurait dû l’éclairer sur ce qu’il devait penser de sa conduite ; mais il savait répondre à tout. « Je cache cela à cause de ces femmes, se disait-il, qui ne comprendraient pas ; les femmes ont là-dessus des idées si folles !… » Un jour pourtant il commit une imprudence, une très-grande imprudence ! Un de ses amis de Strasbourg étant à Paris, il l’amena dîner chez lui ; l’ami prit Caroline pour une sœur ; il lui parla avec enthousiasme de la belle Alsacienne aux yeux bleus, et des beaux enfants de Strasbourg ; il raconta le jour de la noce et se vanta d’avoir été l’un des témoins. Caroline, en véritable Parisienne, savait son Code civil par cœur. D’abord elle s’indigna, mais elle était mère : l’aîné de ses fils avait treize ans. Elle pressentit un procès scandaleux, une condamnation infamante, un nom taché, et l’avenir de ses deux fils perdu ; elle entrevit le bagne avec horreur ; elle comprit qu’ayant été épousée la première, elle était la seule femme légitime et que cet avantage lui donnait de l’autorité pour agir. Son parti fut bientôt pris : elle prétexta un voyage indispensable, une parente la réclamait, il lui fallait quitter Paris pendant une semaine au moins ; elle dit adieu à son mari, puis elle courut à Strasbourg. Elle alla voir Toinette et lui conta toute la vérité. Toinette pleurait, elle ne voulait rien entendre, elle s’écriait avec douleur : « Il nous a trompées, le monstre ! il faut nous venger ; avoir deux femmes, c’est affreux ! — Sans doute, reprit Caroline impatientée ; mais si vous criez si fort, il y aura deux veuves, et ce sera plus triste encore ; il sera pendu ! nos enfants mourront de faim. » Ces mots furent magiques : « Vous l’aimez, dit Caroline. — Oh ! oui, je l’aimais trop ; mais maintenant… — Maintenant, il faut lui pardonner ; je lui pardonne bien, moi qu’il a trompée pour vous. Soyez donc comme moi généreuse, et entendons-nous pour le sauver. » Et ces deux femmes signèrent un pacte sublime. La justice ignora leur sort, et leur mari lui-même n’apprit que son secret avait été dévoilé et ne connut leur entrevue que quelques heures avant sa mort. Une roue s’étant brisée, la malle versa dans un précipice ; le courrier, affreusement blessé, fut transporté à Strasbourg, où il expira après plusieurs jours de souffrance. Au moment de mourir, il fit ses aveux. « Ma bonne Toinette, dit-il, pardonne-moi, je t’ai trompée : quand je t’ai épousée, j’étais déjà marié. — Il y a longtemps que je sais cela, reprit Toinette en fondant en larmes ; ne te tourmente pas, c’est tout pardonné. — Tu le savais ? Et qui te l’avait dit ? — L’autre. — Caroline ? — Elle est venue ici, mon Dieu, il y aura bientôt sept ans ; elle m’a tout conté, en me recommandant bien de ne faire semblant de rien et d’être toujours heureuse comme autrefois, pour que tu ne sois pas… — Pendu ! dit le bien-aimé bigame ; pauvre Toinette, tu es une bonne femme… et l’autre aussi, ajouta-t-il en songeant à la généreuse conduite de Caroline… C’est dommage de quitter ces deux petites commères-là. Toinette, allons, embrasse-moi ; v’là le vrai départ qui arrive, il faut se dire adieu pour tout de bon ; mais c’est égal, tu peux t’en vanter, ma grosse blonde, je t’ai bien aimée !… et l’autre aussi, ajouta-t-il encore en pensant à celle qu’il appelait sa jolie brunette… Va chercher les petits, que je les bénisse, et dépêche-toi. » Toinette amena ses trois beaux enfants ; le mourant les admira avec orgueil : « V’là de fameux enfants ! les gaillards ! ils me ressemblent joliment… et les autres aussi, dit-il encore en mêlant toujours ses affections. Mais les voilà ! s’écria-t-il tout à coup en voyant entrer ses deux grands fils qui soutenaient leur mère à moitié évanouie dans leurs bras ; ma foi, ça se trouve bien, nous v’là tous réunis. » Toinette et Caroline tombèrent à genoux devant lui. Il tendit à chacune d’elles une de ses pauvres mains mutilées, et les regardant toutes deux avec une égale tendresse : « Adieu, mes petites veuves, leur dit-il tout bas ; adieu, courage, consolez-vous ensemble, et priez Dieu qu’il me pardonne comme vous m’avez pardonné. » Puis, s’adressant à son fils aîné et lui montrant la malheureuse Toinette, dont le désespoir lui déchirait le cœur, il dit tout haut : « C’est ma belle-sœur, François ; tu auras soin d’elle et de ses enfants… » Et il mourut. Et ses deux femmes s’embrassèrent en sanglotant, et elles ne se quittèrent plus.

Vous allez nous demander quel rapport il y a entre ce brave bigame adoré à Paris, adoré à Strasbourg, et M. Martin, dont on ne veut ni à Paris ni à Strasbourg ? Nous vous dirons qu’une différence est une sorte de ressemblance, et que si les extrêmes se touchent, les contraires peuvent bien s’accorder. Nous vous répondrons cela, dussiez-vous ne pas le comprendre, ni nous non plus ; et puis nous ferons des vœux sincères pour que les épîtres de M. Martin aient le même sort que ses discours, c’est-à-dire ne produisent aucun effet ; car nous avons le plus grand désir de passer l’été à Bourganeuf, et de faire les honneurs de nos rochers sauvages à nos illustres et brillants amis de Paris.