Lettres parisiennes/Année 1839/19

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1839

LETTRE DIX-NEUVIÈME.

L’anniversaire du 29 juillet aux Champs-Élysées. — Fête populaire. — Feu d’artifice. — Musique. — Jeux. — Supplices d’été. — L’arrosage à la pelle.
2 août 1839.

La semaine a commencé par un bombardement des plus horribles ! Jamais pareil tapage n’avait étourdi nos oreilles : les maisons tremblaient, les vitres frémissaient, les chevaux bondissaient, les chiens gémissaient, les enfants pleuraient. On avait bien de la peine à leur faire comprendre que ce bruit épouvantable était un plaisir. Le feu d’artifice tiré lundi 29 juillet a duré quarante-trois minutes. En l’écoutant, — car nous n’avons pas vu le feu d’artifice, nous n’avons fait que l’entendre, mais nous l’avons parfaitement bien entendu, — nous pensions à ces pauvres malades que le moindre bruit fait tressaillir, dont la moindre commotion redouble les souffrances, et nous nous demandions si la paille qu’on avait étendue devant leur porte les protégeait suffisamment contre ce vacarme. Nous nous hâtons de dire à nos lecteurs parisiens que nous nous sommes répondu négativement.

Un feu d’artifice qui dure si longtemps perd tout son charme ; son rôle, c’est de briller un moment, d’éblouir et de s’éteindre. Son destin est d’être admiré par des heureux plus ou moins au supplice, il faut avoir égard à cela ; excepté une centaine de personnes privilégiées, les spectateurs d’une semblable fête sont des martyrs : ce sont des femmes montées sur des chaises de paille, et se tenant avec effort sur la pointe des pieds ; des enfants grimpés sur les épaules de leurs parents ; des ouvriers perchés dans les arbres, des portiers assis sur les toits, position qui doit être bien pénible pour un portier. Quand le plaisir dure un temps raisonnable, le supplice est facile à supporter, l’admiration fait qu’on oublie ; mais quand le plaisir abuse de l’admiration, ce n’est plus la fête qui dure, c’est la souffrance qui se prolonge, et l’on s’impatiente au lieu de s’enthousiasmer. Le danger des situations se fait alors sentir. Les femmes, serrées trop longtemps dans la foule, sont près d’étouffer ; les parents sensibles succombent sous le poids des enfants trop curieux ; les ouvriers à cheval sur une branche commencent à perdre l’équilibre et s’inquiètent ; les portiers retenus par une cheminée, accotés contre un paratonnerre, commencent à se fatiguer de cette pose et à perdre de leur désinvolture ; ils mesurent l’abîme avec épouvante et tremblent d’aller tomber devant leur propre porte, sans trouver personne pour leur ouvrir ; chacun pense à ses peines, et l’intérêt du spectacle est compromis.

Nous conseillons aux entrepreneurs des fêtes de Juillet d’être à l’avenir moins libéraux ; c’est être impitoyable que de se montrer si généreux.

L’illumination de la grande allée des Champs-Élysées était admirable, cette double rangée de gros lustres en verres de trois couleurs faisait un effet à la fois magnifique et charmant. On y voyait clair comme en plein jour. La foule était si nombreuse, qu’on ne pouvait faire un pas. Dans les contre-allées il y avait autant de marchands que d’acheteurs ; autant de jeux que de joueurs, autant de virtuoses que d’auditeurs ; à chaque arbre une boutique de gâteaux, de joujoux, de bijoux, de tableaux ou de statuettes ; la peinture et la statuaire étaient faibles, l’art avait péniblement hésité entre la nature et l’idéal. Sur chaque table, il y avait un concert : ici, deux adolescentes vêtues d’une robe de jaconas rose, coiffées d’une capote rose, s’escrimaient à jouer du violon ; là, un jeune homme aveugle jouait du violon ; plus loin, un vieillard infirme terminait sa carrière en jouant du violon, tandis que deux petits enfants de trois à quatre ans préludaient aux fêtes de la vie en jouant du violon. Or tous ces violons, d’âges et de sexes différents, étaient accompagnés par autant de basses et de soi-disant clarinettes, dont l’ardeur n’était jamais en retard : chaque instrument tenait à paraître le digne soutien de la vieillesse et de l’enfance. Quelle harmonie ! quelle symphonie ! c’était un concert monstre, s’il en fut jamais. La bière coulait à longs flots : bière anglaise, bière lyonnaise ; l’esprit de concurrence avait passé des fabricants aux consommateurs ; des boudins énormes s’enroulaient autour de grands plats comme des serpents fabuleux. On entendait sauter les bouchons, pétiller les lampions et gazouiller les fritures.

Des jeux de bague faisaient tournoyer des familles entières : les petits garçons se tenaient fiers et superbes à cheval sur un cygne de bois ; le papa, comprimé dans un fauteuil trop étroit, serrait sur ses genoux la petite, et la maman fermait les yeux pour ne pas être étourdie par cette course de ménage ; et le dialogue s’engageait de cygne à fauteuil : « Tu te tiens bien, petit ? — Oui, papa… c’est bien amusant ! — Et toi, petite, tu n’as pas peur ? — Tu n’as pas mal au cœur, mon ami ? — Non, et toi ? — Moi, je ne me sens pas bien du tout. »

Des sociétés complètes s’amusaient à naviguer sur des vaisseaux aériens. Ce jeu-là est plus aventureux que le jeu de bague. Les navires, assez grands, contiennent deux passagers. Mademoiselle Agathine s’embarque avec M. Frédéric, mademoiselle Céleste avec M. Victor, mademoiselle Amanda avec M. Achille. On s’amuse, on rit, on a peur, on crie. Mais peu à peu on s’accoutume aux agitations du navire ; et lorsqu’on met pied à terre, si quelqu’un dit : « J’aime mieux ce jeu-là que le jeu de bague, » tout le monde est du même avis.

Il y a aussi toutes sortes d’amateurs qui se font peser ; on les voit assis très-gravement dans un fauteuil, occupés à être lourds ou légers. Quand on a vérifié leur poids et qu’on leur apprend ce qu’ils valent, ils s’étonnent tout haut avec la plus charmante naïveté, et ils se perdent dans la foule en disant : « Cent neuf ! je croyais peser plus que cela ! c’est peu… » Ou bien : « Quoi ! je pèse deux cents ! je ne me serais jamais cru si lourd ; c’est beaucoup, je ne m’étonne plus si l’alezan est… » Les femmes sont toutes furieuses, elles se disent des injures : « Comment ! s’écrie l’une, je pèse cent quarante livres, autant que toi qui es si grosse ? — Oui, ma chère, on a beau être maigre comme une araignée, on est lourde ; c’est que ce sont les os qui pèsent, vois-tu. »

L’imagination des inventeurs de jeux est merveilleuse. Tout leur devient billard… et quels billards ! Vous voyez six hommes groupés autour d’une espèce de banc. Que font-ils ? ils jouent au billard, billard fantastique dont les billes microscopiques viennent parfois caramboler avec le nez des promeneurs. Le jeu de la carabine, devenu classique à Tivoli, avait là aussi beaucoup d’amateurs. Mais comme la foule était grande et que ses oscillations étaient capricieuses, il arrivait que le vainqueur se voyait tout à coup chassé et déplacé au moment du triomphe ; alors le petit Amour de carton qui s’élance poussé par un ressort dès que le but est atteint, au lieu de couronner le vainqueur, s’en allait, en Amour aveugle, déposer sa couronne de roses sur la tête d’un promeneur ignorant, qui, ne comprenant rien à sa gloire, croyait qu’on lui prenait son chapeau et se mettait à crier au voleur comme un insensé. La rumeur était grande à ce cri ; le faux vainqueur riait en découvrant son erreur ; mais au bout de l’allée, une vieille femme s’en allait disant : « On vient d’arrêter un voleur dans la foule. — Oui, reprenait une autre persuadée, j’ai vu deux sergents de ville qui l’emmenaient. » Voilà comme on écrit l’histoire.

Nous ne saurions vous dire rien de plus, et c’est encore bien méritoire à nous d’avoir vu tant de choses en si peu de temps ; malgré notre bonne volonté, et le désir que nous avions de vous dépeindre cette fête, nous n’avons pu rester là plus d’un quart d’heure. Il régnait dans ce séjour de délices un parfum d’huile, de suif, de grillades, qui nous a fait quitter la partie. Ah ! ce soir-là, nous avons bien regretté les cigares embaumés du boulevard des Italiens.

À propos, nous devons une réparation au cigare. Ce n’est pas lui, l’innocent, que nous poursuivons de nos épigrammes. Fumer n’est pas un crime pour nous. Après de longues fatigues, de longs travaux d’esprit, quand on a tenu tout le jour le pinceau ou la plume, nous comprenons que le cigare soit une récréation et que l’on se repose d’une trop vive préoccupation de la pensée dans l’ivresse somnolente que donne le tabac. Nous connaissons de grands peintres et de grands écrivains qui fument un ou deux cigares après leur dîner, et jamais nous ne leur reprochons ce plaisir comme un travers. Le cigare considéré comme délassement des travaux de la journée, nous l’admettons ; mais quand le cigare est le travail, quand fumer est la seule occupation d’une jeune vie, nous nous indignons avec justice. Nous songeons à l’influence pernicieuse du tabac fumé sur l’intelligence, et nous adressons cette demande aux fumeurs de profession : « Si la vapeur du tabac produit un engourdissement salutaire qui repose les gens dont l’esprit travaille trop, que produira-t-elle donc sur l’intelligence de ceux qui n’ont pas même à se reposer ?… » Plusieurs fumeurs célèbres nous ont déjà trop répondu.

Après les ridicules d’été, viennent les supplices d’été : l’arrosement à la pelle est une calamité que les habitants de la province ignorent, et dont il faut leur faire sentir l’horreur pour les consoler de vivre loin de la capitale. Deux fois par jour, à peine la borne-fontaine a laissé couler ses pleurs, qu’un bataillon de portiers, de portières et autres arroseurs d’office se précipitent dans la rue, armés de pelles menaçantes. Ils se jettent à l’œuvre et lancent dans l’espace, en lames vagabondes, l’eau du ruisseau. Cette onde est-elle pure, est-elle boueuse, un teinturier voisin l’a-t-il rougie, un vitrier perfide l’a-t-il jaunie ? peu leur importe, c’est un détail qui ne les regarde pas ; on leur dit d’arroser, ils arrosent ; on n’exige pas que ce soit avec de l’eau ; et les pauvres passants sont inondés des pieds à la tête et de la tête aux pieds alternativement ; car, si l’on est près de l’arroseur, on reçoit la pelletée d’eau sur les pieds ; si l’on est loin de l’arroseur, on la reçoit sur la tête. Adieu bottes vernies, adieu gentils brodequins en taffetas couleur poussière, adieu chapeau gris, adieu capote rose et robe de mousseline blanche à trois volants ! vous êtes sortis tout joyeux, pleins de confiance dans ce beau soleil qui vous protégeait ; vous ne saviez point que la pelle d’un misérable menaçait votre beauté, c’est-à-dire votre vie ! En voiture, on n’est pas plus en sûreté ; les lames d’eau parviennent là comme ailleurs, et, ce qui est plus triste, elles y restent. On est sorti dans une calèche, on revient dans une baignoire, et c’est une voiture peu saine qu’une baignoire à deux chevaux. Les bains involontaires ont toujours été dangereux. Paris n’en est pas moins un séjour charmant, que l’on habite et que l’on quitte avec le plus grand plaisir.