Lettres parisiennes/Année 1839/21

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1839

LETTRE VINGT ET UNIÈME.

Les couronnes de lauréats. — Les distributions de prix.
24 août 1839.

Toute cette semaine a été donnée à l’enfance ; et l’agitation était grande dans nos maisons d’éducation. Que de jeunes cœurs ont battu de plaisir, en entendant proclamer leurs noms victorieux ; que de jeunes fronts se sont courbés avec orgueil sous la verdure triomphale ! nous n’osons dire sous les lauriers, car le feuillage de la gloire varie nécessairement selon les localités. À Paris, ville artificielle, la couronne du lauréat est en chêne de batiste ou de papier ; dans la banlieue, elle est en laurier-sauce ; mais dans le centre et dans le midi de la France, elle est en chêne naturel et en laurier véritable, ce qui est beaucoup plus beau et plus poétique, ce qui est aussi beaucoup moins estimé. Les enfants et les parents préfèrent infiniment les couronnes artificielles, parce que, disent-ils, elles durent bien plus longtemps. Emblème trompeur, qui ferait supposer que la gloire factice est la seule éternelle ; jeunes vainqueurs, défiez-vous de cette image décevante, craignez les couronnes artificielles. L’avenir des vôtres dépend de vous, leur valeur n’est pas dans leur solidité, mais dans leur fraîcheur, et si vous voulez qu’elles durent, sachez les renouveler.

Dans les modestes villages où l’on ne trouve ni chênes, ni lauriers, ni fleuristes, les couronnes se font en osier. Il y a quelques années, et ce souvenir nous amuse encore, nous avons assisté à une distribution de prix dans une petite ville des environs de Paris. Pour douze vainqueurs, on n’avait que quatre couronnes, et ces quatre pauvres couronnes avaient bien de la peine à remplir leurs glorieuses fonctions ; elles voyageaient sans cesse de front en front, de main en main ; sitôt qu’une couronne était posée sur une jeune tête, on l’en arrachait vivement pour la repasser au professeur, qui en recouronnait une autre jeune tête : il s’était établi dans l’auditoire une chaîne comme dans les incendies, mais au lieu de se passer de main en main des seaux d’eau, on se passait des couronnes. Cette grande économie d’osier nous étonnait, nous ne devinions pas pourquoi on avait été si avare de ce faux laurier domestique ; un laurier qui se prête si généreusement à faire des cages à pie, des paniers à salade et des carrioles de boucher, devait se plier avec plus de complaisance à parer le front des vainqueurs. En effet, on l’avait trouvé docile, il avait livré amplement les douze couronnes nécessaires au triomphe ; mais sur les douze huit avaient péri par accident et l’on n’avait pas eu le temps de les remplacer. Par quel accident ? nous demanderez-vous ; nous n’osons vous le dire, car vous ne voudrez pas nous croire : les couronnes, tressées avec art, avaient été déposées sur un banc dans la cour de l’école, un âne était venu et les avait mangées ; un âne, brouter ainsi la gloire de jeunes savants ! c’était une profanation indigne.

Il n’en avait nul droit, puisqu’il faut parler net ;
Mais n’allez pas crier haro sur le baudet.

Le fait est authentique, et nous n’en sommes point responsable.

Cette année, nous avons aussi assisté à une distribution de prix dans un des meilleurs pensionnats de la capitale. Rien n’était plus pittoresque et même plus poétique que cette soirée ; elle nous a laissé un souvenir charmant. Figurez-vous une immense galerie, brillamment éclairée et remplie de monde. Au fond de la galerie est le groupe des jeunes filles ; en face d’elles, la masse des parents. Nous arrivons à huit heures, toutes les places sont prises ; que faire, comment jouir de ce beau coup d’œil ? comment entendre ce délicieux concert ? Une douce voix nous attire, de touchants accords nous appellent, mais en vain, la porte est encombrée, l’entrée du sanctuaire nous est interdite. Triste et découragé, nous revenons sur nos pas, nous parcourons les salles d’exposition où sont étalés avec coquetterie les merveilleux ouvrages des jeunes fées. Voici de superbes fauteuils en tapisserie, qui rivalisent avec les chefs-d’œuvre de mesdames d’Hauterive ; voici des mouchoirs brodés que mademoiselle de la Touche ne renierait point ; voici un devant d’autel digne d’orner l’orgueilleuse église de la Madeleine pénitente ; voici des bourses, des pelotes, des dessins, des portraits gracieux, des paysages vaporeux. Que tout cela est joli ! mais le concert ? nous n’entendons pas le concert. Quel parfum nous enivre ? celui des tubéreuses lointaines qui nous invitent à respirer l’air pur du jardin ; nous quittons les tapisseries et les broderies, et nous allons errer sur la terrasse. Nous sommes toujours maussade, malgré les magnifiques corbeilles de fleurs que nous admirons et que viennent éclairer d’une splendeur rivale les rayons de la lune et le reflet des mille flambeaux de la fête. Ce gazon est superbe, mais on ne vient pas à un concert pour se promener sur le gazon. Tout à coup nous levons les yeux, et le plus séduisant spectacle nous éblouit et nous console généreusement. Les fenêtres de la galerie donnent sur la terrasse, et c’est assis nonchalamment sur un banc rustique, au pied d’un frêne, que nous allons entendre ce délicieux concert. Nous sommes dans l’ombre, et devant nous tout est lumière ; nous sommes seul, et devant nous une foule étouffée se gêne et se pousse ; nous voyons de pauvres femmes que la chaleur obsède agiter vivement leurs éventails inutiles, tandis qu’une brise embaumée vient jouer dans nos cheveux ; des jeunes gens, sans doute les frères de ces belles pensionnaires, montés sur des chaises, cherchent à plonger leurs regards curieux dans le cœur de l’assemblée, et nous, sans effort, sans obstacle, nous contemplons à loisir toute la jeune troupe des élèves, assise en face de nous sur des gradins. L’uniforme de ce gracieux régiment est bien joli, une robe d’organdi blanche, une écharpe de tulle bleu de ciel ; toutes les coiffures sont pareilles : cheveux en bandeaux, une grosse natte posée au bas de la tête. Plusieurs d’entre elles sont d’une beauté remarquable ; toutes sont élégantes et paraissent jolies ; elles chantent maintenant, et leurs voix si fraîches nous arrivent à travers les fleurs. Chantez avec confiance, ô jeunes filles ! car vous ne savez pas que derrière ces orangers se cache un feuilletoniste profane dont le devoir est de trahir vos grâces innocentes et de célébrer vos talents inconnus. Que diriez-vous si vous saviez que le perfide est, comme vous, élève de votre digne maîtresse ; que s’il a cultivé les arts avec passion, et peut-être avec bonheur, c’est elle qui… mais, allons, point de fatuité ; quel rapport peut-il y avoir entre nous et l’éducation si élégante, si distinguée que reçoivent les élèves de mademoiselle A… ?

Pour récompenser les enfants qui se sont bien conduits, ces jours derniers, on les a menés voir Andromaque au Théâtre-Français et les bêtes féroces à la Porte-Saint-Martin ; aujourd’hui on les transporte à la campagne, on les disperse dans la province. Quel charmant voyage ! ceux qu’on emmène le plus loin du collège sont les plus contents. Comme ils vont s’en donner ! la chasse, la pêche, les promenades dans les ruines ! Que de plaisirs ! comme on va faire galoper les chevaux de ferme, voire même les ânes ; pour les quadrupèdes de seconde classe, le mois des vacances est le mois des douleurs. Ah ! cet âne qui broutait les couronnes savait bien ce qu’il faisait : c’était de l’instinct, disons mieux, c’était de l’inspiration. Il se vengeait d’avance des tourments que la victoire lui préparait. — Heureux enfants, heureux parents ; mais bien tristes sont ceux que l’absence ou l’isolement forcent à rester au collège ! Malheureux est le vainqueur orphelin dont le nom retentit depuis deux jours dans les journaux, et qui n’a pour l’aider à jouir de ses triomphes que toute une nation ; c’est une belle chose sans doute que de pouvoir se dire : « Tous ceux de ma couleur sont aujourd’hui glorifiés à cause de moi ; ils me nomment tous en levant la tête avec orgueil. » Cette pensée est honorable, elle flatte noblement le cœur ; mais ces mille embrassements d’un peuple reconnaissant ne valent pas un baiser maternel tout trempé de bienheureuses larmes ; ces cris joyeux, ces bruyants vivat de compatriotes enivrés ne valent pas la voix émue d’un père qui dit : « C’est bien, mon fils, je suis content de toi. » Studieux Gérard, ceci est un des secrets de la vie ; la gloire s’achète aux dépens des affections ; les grands et merveilleux succès sont ceux qui coûtent le plus cher, car c’est le cœur qui les paye ; les destins de ce monde sont ainsi partagés, de grands revers et d’heureuses amours. De grands succès pour des cœurs déchirés !

Tout cela fait rêver : un jeune mulâtre qui remporte le prix d’honneur en concurrence avec les fils du roi, et ce prix d’honneur donné aujourd’hui par un ministre, l’ancien élève Villemain, qui l’a remporté lui-même il y a vingt-sept ans. N’est-ce pas là le plus beau rêve d’égalité réalisé ? Le prix au plus capable, mais le droit de concours pour tous. Non, ce n’est pas cela qu’on veut : on ne sera content que lorsque le plus ignorant sera couronné ; lorsque les fils du roi seront mis hors de concours et que les noirs seront reconnus les blancs.