Lettres parisiennes/Année 1839/23

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1839

LETTRE VINGT-TROISIÈME.

La monomanie de l’égalité et la passion du luxe. — La République et la Régence. — Les Catons rococos.
13 septembre 1839.

Le caractère distinctif de notre époque est l’étrange combat que deux passions rivales, rivales en apparence, mais associées en réalité, opposées de langage, mais fraternelles d’origine, se livrent dans les esprits, à l’insu même de ceux qu’elles entraînent. La première et la plus impérieuse est ce besoin d’égalité qui dévore tous les orgueils et dont la susceptibilité ridicule commence à dégénérer en monomanie ; la seconde, la plus dangereuse, parce qu’elle explique l’autre misérablement, est ce besoin du luxe qui bouleverse toutes les classes ; luxe risible, d’un anachronisme monstrueux, qui ne s’accorde avec rien dans notre siècle, et qui semble n’avoir d’autre but que de faire ressortir la mesquinerie de nos fortunes, la bourgeoisie de nos mœurs, la grossièreté de nos manières et l’inconséquence de nos institutions. Voulez-vous savoir ce qu’ils font, nos jeunes et farouches républicains, aussitôt qu’ils ont gagné quelque argent ?

Ils se font meubler un appartement à la Louis XV.

Tout le siècle est là.

Et ils composent leurs plans de république : ils suppriment la royauté et la pairie, ils anéantissent la famille, abolissent la propriété, et demandent des milliers de têtes, assis nonchalamment dans un fauteuil doré, devant une élégante table à pieds de biche, couverte de porcelaine de Saxe et de magots de la Chine ; et ils plongent galamment leur plume dans une écritoire de Boulle, pour ajouter sur leur liste de proscription votre nom à côté du nôtre.

Est-il rien de plus bouffon, de plus sot, de plus lourdement naïf, de plus niaisement inconséquent que la lutte de ces deux passions ? Voyez-vous d’ici ces Catons rococos, frisant leurs cheveux devant un miroir de Venise ? Dites, n’est-il pas charmant de pouvoir rajeunir la belle phrase antique, en criant à un vengeur en retard : « Tu dors, Brutus, dans des rideaux de lampas, et Rome est dans les fers ! » Brutus en débraillé, imitant Louis XV et lui soufflant madame de Pompadour ; Brutus quittant la chaise curule pour le canapé séducteur aux ornements chantournés et tarabiscotés (expressions du temps retrouvées par M. Petrus Borel, auteur de Madame Putiphar) ; Rome sévère se souvenant de la Régence, les vertus farouches donnant la main aux vices coquets, la Liberté se faisant complice des libertés, madame du Barry causant chiffons et bijoux avec la mère des Gracques, et Lucrèce expliquant sa conduite à Sophie Arnoult : tout cela est nouveau et très-piquant ; notre époque seule pouvait amener de pareils mélanges ; les époques de transition ont cela d’agréable que, rien ne leur appartenant en propre, elles ont le droit de piller dans le passé tout ce qui les séduit ; cet assemblage des choses les plus contraires, ce désordre, ce manque d’unité, leur donnent peu de caractère, il est vrai ; mais ces choix étranges sont eux-mêmes de si naïfs aveux, qu’on leur pardonne la confusion qu’ils jettent dans les coutumes du présent, en faveur des révélations qu’on leur doit sur l’avenir.

Rassurez-vous donc : ce n’est point pour supprimer les chevaux, les diamants, les riches étoffes, les lustres d’or et toutes les splendeurs des palais royaux, que les républicains veulent renverser les trônes et bouleverser la France ; non, c’est seulement pour posséder eux-mêmes toutes ces belles choses et les acquérir le plus tôt possible, par des moyens politiques, c’est-à-dire sans travailler. Avec quelques bons coups de fusil adroitement tirés, on est bien vite aux affaires, il ne faut que deux ou trois jours pour cela, tandis que pour faire fortune il faut des années ; et encore n’est-on pas certain de réussir. Laissez-les venir, sans crainte, ils ne sont pas si dangereux que vous le croyez ; ils ne veulent rien détruire, on les calomnie : votre magnifique hôtel, monsieur le duc, ils ne veulent point le brûler, ils veulent seulement l’habiter ; votre excellent cuisinier, monsieur l’ambassadeur, ils ne veulent pas en faire un homme libre, ils veulent seulement vous le prendre et goûter aussi de ses plats ; vos immenses terres si bien cultivées, monsieur le marquis, ils veulent qu’on les divise, mais c’est sans intentions mauvaises ; ils comprennent mieux qu’on ne le suppose les droits de possession, et s’ils veulent que l’on partage, rassurez-vous, c’est pour avoir ce qui leur manque.

Ô candides républicains de la province ! venez donc un peu visiter vos coryphées de Paris ; car nous vous rendons justice, à vous : la passion du luxe n’est pas votre faiblesse, vos chandelles mélancoliques, vos mouchettes toujours actives, prouvent assez que le progrès des lumières est tout intellectuel chez vous. Le besoin de l’égalité est un de vos rêves, mais le besoin du luxe vous tourmente peu. Venez un jour contempler vos chefs au sein de leur opulence, allez voir dans toute leur gloire les grands hommes de votre parti ; mais ayez soin de vous faire chaudement recommander, sinon ils vous feront faire antichambre chez eux pendant deux heures, après lesquelles on vous fera dire qu’on n’est pas visible pour vous. Ces vertueux citoyens sont les amis du peuple, mais les amis du peuple en masse ! ils n’entrent point dans le détail de l’amitié ; ils ne commencent à être polis envers leurs inférieurs que l’avant-veille d’une émeute. Dans l’habitude de la vie, ils sont d’une dignité exemplaire ; ils traitent leurs fournisseurs comme des manants, leurs domestiques comme des nègres, et leurs solliciteurs comme des chiens. L’homme indépendant est tellement au-dessus des autres hommes, qu’il lui est bien permis de leur faire sentir sa démocratique supériorité ; prodiguer le mépris, cela est si doux pour une âme rongée d’envie ! On a souvent parlé de la morgue des grands seigneurs, de l’insolence des parvenus, de l’outrecuidance des pédants ; eh bien, c’est du mélange heureux de ces qualités-là que se compose la bonhomie patriarcale d’un grand homme républicain.

Il ne faut point vous faire illusion, braves Cincinnatus des bords du Rhin, des rives du Rhône et de la Loire, on vous exploite avec des mots superbes, on vous nourrit de droits politiques, de réforme électorale ; on vous montre dans l’avenir un âge d’or d’égalité ; et ce n’est rien de tout cela qu’on vous prépare ; les républicains de 1839 sont fils des libéraux de 1829. Ces intraitables libéraux, il vous en souvient, combattaient pour la liberté individuelle, pour la liberté de la presse, pour la liberté de la tribune… Et ils ont mis Paris en état de siège, et ils ont demandé les lois de septembre, et ils ont recommencé, en la voilant de lâcheté, l’exclusion de Manuel ! Les farouches républicains combattent aujourd’hui pour l’égalité et pour la souveraineté du peuple, et les voilà déjà qui se logent comme des marquis dans le velours et dans la soie, et qui payent leurs tailleurs et leurs tapissiers avec des coups de pied d’Opéra ! Les libéraux devenus ministres ont des chasseurs ! Encore un peu de temps, et les républicains auront des pages.

Hélas ! nous autres, nous ne verrons point ce beau jour, car avant d’arriver à ce magnifique résultat, il y aura bien du sang répandu, et c’est une pensée amère que celle-ci : Trente-trois millions d’hommes vivent dans le doute et dans la crainte pour l’ambition de quelques-uns ; l’avenir d’un grand peuple est compromis parce qu’il y a dans son sein dix mille paresseux qui veulent être riches. Oh ! le luxe est une belle chose, mais il faut pour cela qu’il soit véritablement le luxe, c’est-à-dire qu’il ne demande aucun effort. Ayez des chevaux tant que vous pourrez en avoir sans remords et sans préoccupation ; mais si dans une année de revers vous vous apercevez qu’ils sont chers à nourrir, vendez-les vite, afin de les racheter plus tôt. Si nous blâmons cette passion du luxe qui s’est manifestée depuis quelque temps à Paris, c’est qu’elle est précisément la passion des gens qui n’ont point de fortune. Les capitalistes sont ceux qui l’éprouvent le moins, et c’est parmi les pauvres qu’elle exerce ses ravages. N’est-ce pas un des effets bizarres de l’esprit de contradiction, qu’on ne sente le plaisir d’avoir le superflu que lorsqu’on manque du nécessaire ? À Paris, les millionnaires sont fort tristes : une seule chose les fait rire, c’est la prodigalité des pauvres diables. Ici, moins on possède, plus on dépense. Avec deux mille livres de rente on mange vingt mille francs par an. On fait le contraire en province : avec vingt mille livres de rente on mange deux mille francs par an. Ceci n’est qu’une simple observation de mœurs ; et cependant, si nous étions un personnage politique, nous verrions dans cette différence la cause de tous nos malheurs, et nous chercherions à résoudre ce problème, qui, lui-même, en résoudrait bien d’autres : Donner aux Parisiens le bon sens des habitants de la province, donner aux habitants de la province le bon goût des Parisiens.

Nous vous disions l’autre jour que les correspondances faisaient les plaisirs du moment ; voici une rencontre épistolaire qui ne laisse pas que d’être assez piquante. Deux femmes qui ont passé quarante-cinq ans, mais qui se sentent toujours jeunes, madame de S… et madame de B…, voyagent ensemble. Ce sont deux nouvelles amies qui, ne se connaissant point depuis l’enfance, espèrent se tromper mutuellement sur leur âge, et c’est entre elles une émulation de jeunesse charmante à voir. Il y a quelques jours, nous allons faire une visite chez une aimable femme que nous surprenons riant comme une folle. « Ah ! nous dit-elle, je viens de recevoir la lettre la plus amusante du monde ; madame de S… m’écrit : « Je suis enchantée de ma compagne de voyage ; madame de B… est une femme adorable ; elle a pour moi des soins tout à fait maternels. » Comment trouvez-vous ce mot-là ? des soins maternels ! connaissez-vous rien de plus plaisant ? — Oui, madame, répondons-nous en riant nous-même de bon cœur ; il y a mieux que cela, c’est la lettre de madame de B…, qui dit, de son côté, la même chose. Elle écrit à son frère que madame de S… est une femme excellente, qui a pour elle des soins tout à fait maternels. » Ces deux voyageuses, d’un âge raisonnable, rivalisant d’ingénuité dans les auberges, et n’ayant d’autre idée que de passer chacune pour la fille de l’autre, nous ont paru un groupe du ridicule le plus exquis, et nous n’avons pu résister au désir de vous le faire admirer.