Lettres parisiennes/Année 1839/29

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1839

LETTRE VINGT-NEUVIÈME.

L’homme à la mode. — La femme à la mode. — L’animal à la mode.
28 décembre 1839.

On s’agite toujours beaucoup dans la grande ville, mais on ne s’amuse pas encore. L’émeute qui devait avoir lieu cette semaine a été contremandée ; on l’annonce maintenant pour le 6 janvier, jour des Rois, — à-propos rempli de délicatesse.

Les bals, les routs ont commencé, mais la collection des élégantes Parisiennes n’est pas encore complète. La rentrée dans nos salons de ces beautés célèbres est aussi remise après les premiers jours de janvier. Les astres doivent suivre les lois du monde ; les lampes vulgaires, les flambeaux humains, peuvent être allumés à toutes les heures ; mais l’étoile de Vénus ne doit briller que pour annoncer le jour.

Les étrangères sont donc seules, en ce moment, reines de nos routs. Les Russes, les Espagnoles, se disputent le sceptre de la mode ; mais une jeune Anglaise le possède déjà depuis longtemps, et rien ne fait penser qu’elle doive le perdre cette année. La mode est une déesse bien calomniée à qui il faut enfin rendre justice. La mode n’est pas du tout inconstante dans ses affections, elle change le moins qu’elle peut et garde longtemps près d’elle les mêmes favoris. Nous connaissons des vieillards du Directoire qui sont encore des jeunes gens à la mode. Une fois qu’on a été à la mode, c’est pour la vie. On est à la mode tant qu’on veut, mais il faut vouloir, il faut s’en occuper, c’est-à-dire se renouveler sans cesse. Il ne faut point se négliger, c’est un travail de toutes les heures qui demande de sévères études ; pour rester à la mode toujours, pour se maintenir jeune, beau, séduisant et dangereux, malgré les ans implacables et malgré les révolutions capricieuses, il faut s’imposer de très-grands sacrifices. Le métier de papillon est un rude méfier, tout rempli d’épineuses difficultés : être toujours léger et jamais étourdi, — ne s’intéresser à rien et savoir tout, — penser à sa toilette pendant des journées entières pour paraître n’y avoir point pensé, — se montrer à la même minute dans quatre salons différents, — arriver à l’Opéra juste pour voir le pas de la danseuse nouvelle, ou pour entendre l’air du virtuose en faveur, — connaître toujours la femme que tout le monde lorgne, — entrer dans un bal en homme qui y est attendu, — faire de la coquetterie avec ses supérieurs, de la bonhomie avec ses inférieurs, de la cordialité avec ses égaux, — bien voir sans trop regarder, — tout apprendre sans questionner, n’adopter exclusivement aucune idée, et ne porter cependant que des jugements absolus, — utiliser tous ses défauts, les ériger en droits acquis, — pousser la gourmandise jusqu’à la pédanterie et l’égoïsme jusqu’à l’importance, — croire en soi, avoir la religion de soi-même, et la professer, — ne s’abandonner à aucune manie personnelle, mais être toujours prêt à prendre toutes les manies du moment, — savoir quitter vite ce qui plaît le plus, — éviter scrupuleusement de s’attacher jamais, car s’attacher à quelqu’un, à quelque chose, à une idée, à un projet, c’est se rouiller, c’est se vieillir, c’est donner une date, c’est dire son dernier mot. — Pour se maintenir à la mode, il faut renier le passé franchement, le renier en tout et en détail. Hier a toujours tort aux yeux d’un papillon de bonne compagnie : aujourd’hui seul doit occuper, aujourd’hui seul est infaillible. Si pour plaire aujourd’hui il faut de l’esprit, l’homme à la mode aura beaucoup d’esprit ; si au contraire il faut être niais et ridicule, il sera niais et ridicule sans effort. Il sait tourner à tous les vents comme une girouette docile, ou plutôt comme une girouette intelligente qui tourne volontairement. C’est pourquoi cet homme privilégié n’a pas d’âge ; ce sont les souvenirs qui vieillissent, et l’homme à la mode ne se permet pas d’avoir des souvenirs, non par légèreté ou par ingratitude, mais par instinct de conservation. Pour vivre, il faut que l’homme à la mode marche, marche sans cesse : s’arrêter, pour lui, serait périr ; c’est le Juif errant de la frivolité. Comme le Juif errant il est éternel ; comme lui il a obtenu de vivre toujours, mais à condition de ne se reposer jamais.

Pour les femmes, le métier est moins pénible : un joli visage, une situation romanesque, suffisent souvent pour mettre une femme à la mode et l’y maintenir pendant de longues années. La vivacité et la nonchalance conviennent également à ce rôle, qui n’a pas de lois bien précises. Ne rien cacher que son esprit, voilà à peu près tout ce qu’il demande ; car c’est une très-grande puissance que celle de la supériorité voilée ; il est cependant un moyen de devenir promptement et de rester longtemps une femme à la mode, ce moyen n’a jamais manqué son effet : c’est d’être sage avec une mauvaise réputation.

Nous sommes effrayé en ce moment d’une transition tout à fait impertinente que nous cherchons à éviter, mais cela est difficile. Courage donc, abordons le sujet franchement ! Nous voulons dire que si la mode reste longtemps fidèle aux personnes, elle se montre assez inconstante envers les animaux. Jadis la chatte ondoyante et soyeuse était l’ornement des boudoirs ; mais les chattes passent pour aimer les souris d’une façon cruelle et les gouttières d’une manière inconvenante ; on les trouve perfides et légères : on n’en veut plus.

Naguère, la levrette folâtre animait nos élégants parloirs ; mais les levrettes sont frileuses, il faut toujours s’occuper de leur habillement : on les a laissées aux femmes sensibles. Les élégantes n’ont pas le temps de s’occuper même de l’objet de leur caprice. Une levrette demande presque autant de soins qu’un enfant ; les levrettes sont jalouses, passionnées, caressantes, elles veulent qu’on les aime, qu’on les comprenne : on n’en veut plus.

Les singes ont eu un moment favorable dans l’histoire des animaux à la mode ; dans le temps où ils ressemblaient aux hommes, on s’amusait de leurs grimaces ; mais depuis que ce sont les hommes qui leur ressemblent, ils ont perdu le piquant du contraste : on n’en veut plus.

Les perroquets ont de même été fort appréciés aux jours du despotisme. On leur apprenait à crier toutes sortes de paroles séditieuses qu’on n’osait pas dire. C’étaient des gazettes emplumées qui obtenaient de grands succès. Aujourd’hui que l’on peut tout dire, excepté la vraie vérité, aujourd’hui que l’éloquence est reine du pays, les perroquets donnent de l’ombrage, on a peur de la concurrence : on n’en veut plus.

Quel est donc l’animal qu’on aime ? La mode est-elle déjà venue d’élever dans les salons de jeunes tigres, de petits ours, des lionceaux, de mignonnes panthères ? — Non ; l’animal dont il s’agit est très-peu bruyant, il a des mœurs très-pacifiques : c’est tout simplement une tortue, mais une toute petite tortue rapportée ou envoyée d’Afrique ; car cet animal qui n’a point de cri est cependant lui-même un langage, il signifie : J’ai un ami, un frère, un oncle en Algérie ; il m’a envoyé des écharpes de cachemire, des burnous arabes, des flacons d’essence de jasmin et des portefeuilles en brocart d’or, toutes choses qui viennent ordinairement avec les tortues… Cet animal a un très-grand avantage sur tous les autres favorisés jusqu’à ce jour. On n’a jamais besoin de penser à lui ; on oublie de lui donner à manger pendant un mois, il n’y prend pas garde, il ne vous en veut pas ; on le laisse tomber par la fenêtre, il ne s’en porte que mieux ; on marche dessus, il ne le sent pas. C’est l’idéal de la demoiselle de compagnie, supportant toutes sortes de mauvais traitements sans se plaindre, et sachant vivre dans l’abandon sans jamais paraître s’ennuyer. C’est enfin la seule fantaisie d’affection que puisse admettre l’égoïsme de notre siècle, une société pour laquelle on n’est obligé de faire aucun frais, un favori qui ne tient pas à être aimé.