Lettres parisiennes/Année 1840/02

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1840

LETTRE DEUXIÈME.

Les deux grands mondes. — M. Monnier de la Sizeranne ; ses discours et ses romances. — M. le duc de Bordeaux. — Le soleil destitué. — L’univers apprécié.
17 janvier 1840.

La pièce nouvelle, l’École du grand monde, a soulevé une grave question. Depuis huit jours, tous les feuilletons de Paris retentissent de ces mots : Qu’est-ce que le grand monde ? Y a-t-il un grand monde ? Où est-il donc, ce grand monde ? — Et l’on prétend que chacun répond : « Mais le grand monde, c’est le mien… » et l’on conclut, de là que si chacun a son grand monde, c’est que tout simplement il n’y en a pas…

Eh bien ! nous déclarons à notre tour qu’il y a un grand monde ; qu’en France il y a toujours eu un grand monde, et que depuis la révolution de Juillet il y en a deux.

Le premier, c’est-à-dire le plus ancien, c’est cette partie de la société française qu’on appelle le faubourg Saint-Germain, bien que ses plus célèbres héroïnes aient presque toujours habité le faubourg Saint-Honoré.

Le second est cette partie du monde que l’on appelle la Chaussée d’Antin, bien que quelques-uns de ses gros bonnets habitent le faubourg Saint-Germain et le faubourg Saint-Honoré.

Le premier se moque de la puissance du second et l’envie.

Le second se moque des grands airs du premier et les imite.

Tous deux se méprisent également, et cela précisément à cause de leurs bonnes qualités. Le premier dit du second qu’il est nouveau ! — le second dit du premier qu’il est vieux ! — comme si cela n’était pas un mérite, que d’avoir des années et des racines ; comme si ce n’était pas un avantage, que d’avoir de la sève et de l’avenir.

Dans le premier, on a de l’esprit ; mais on ne s’en sert que pour son plaisir ; c’est pourquoi on y aime, on y flatte, on y attire les gens d’esprit.

Dans le second, on fait de l’esprit, et l’on s’en sert pour parvenir ; c’est pourquoi on déteste les gens d’esprit.

L’un est un atelier où se forgent toutes les machines nouvelles, où tous les principes se remanient, où toutes les réformes s’élaborent.

L’autre est un sanctuaire où toutes les religions de la société sont scrupuleusement conservées ; nous disons scrupuleusement conservées ; nous voudrions dire chaleureusement défendues, mais ce ne serait pas exact. Les gens du faubourg Saint-Germain, comme tous les gens extrêmement polis, pèchent par l’indifférence, et c’est un tort.

Les hommes qui possèdent un grand pouvoir n’ont pas le droit d’être indifférents et dédaigneux ; la paresse est un crime à une époque comme la nôtre : bouder, ce n’est pas plaider. Mais rassurons-nous ! nos grands seigneurs se font honneur depuis quelque temps de copier les grands seigneurs anglais ; ils les ont déjà imités dans leurs élégantes manières, leurs laquais poudrés, leurs grands dîners, leurs courses de chevaux, leur façon brève de prier à un bal, et vingt autres modes nouvelles. Patience, ils en viendront bientôt à les imiter dans leur intelligente participation aux affaires de leur pays, dans la haute protection qu’ils accordent aux découvertes de l’industrie, dans leur amour national si éclairé… La noblesse de France a trop de goût pour ne prendre à la noblesse anglaise que ses manies.

Car il y a encore une noblesse en France, quoi qu’en disent messieurs les journalistes, ces aristocrates du jour. La noblesse a perdu tous ses privilèges, sans doute, mais elle a gardé tous ses préjugés ; ils sont plus puissants que jamais, et c’est votre faute. Toute croyance se fortifie par la persécution, l’orgueil s’engage par la lutte, le cœur s’attache par la douleur ; on n’abandonne jamais la cause pour laquelle on a longtemps souffert. Comment voulez-vous qu’une femme ne soit pas très-fière d’être comtesse ou marquise, quand elle se rappelle toutes ces femmes qui ont eu la tête tranchée parce qu’elles étaient comtesses ou marquises ? La noblesse en France n’était qu’une institution ; à force de lâcheté et de haine, vous en avez fait une religion, vous lui avez donné le baptême du sang ; et vous aurez beau faire, la noblesse ne périra pas, parce qu’elle a eu ses martyrs comme la liberté.

On prétend qu’il suffit d’avoir des gants blancs et un habit noir pour être l’égal de tout le monde ; eh bien, messieurs, mettez vos gants blancs et vos habits noirs, et allez-vous-en, s’il vous plaît, demander en mariage mademoiselle de B… et mademoiselle de C…, qui sont deux charmantes personnes, et veuillez bien venir nous dire après comment vous aurez été reçus de leurs parents.

Le grand monde du faubourg Saint-Germain ressemble à la Chambre des pairs, on n’en peut faire partie qu’autant que l’on appartient à certaines catégories ; il faut pour y entrer et pour y vivre agréablement :

D’abord, appartenir à une ancienne famille ;

Sinon, avoir de grandes alliances ;

Avoir exercé de grandes fonctions ;

Être millionnaire et un peu étranger ;

Avoir fait un voyage extraordinaire ;

Être un homme de talent, soit comme peintre, comme compositeur, comme romancier, comme historien, comme orateur, comme savant, ou comme poëte.

Cet orgueilleux monde des illustrations a l’intelligence de comprendre qu’il doit se recruter de toutes les célébrités ; les gens de ce monde-là sont conséquents du moins avec eux-mêmes, ils n’ont point l’imprudence et l’impudeur de renier leur principe, et ils ont le bon sens de l’honorer partout où ils savent le reconnaître. Ils ne font point comme vous autres, libéraux de mauvaise foi, qui prêchez le principe des majorités et qui excluez des affaires le plus grand nombre. N’est-ce pas une chose étrange que d’entendre un ministre de la révolution de Juillet déclarer à la face du pays qu’il ne veut pas d’une réforme électorale ? Et de quel droit n’en voudrait-il pas ? Qu’est-ce donc que le gouvernement représentatif, si ce n’est le gouvernement des majorités ? Choisissez alors franchement, messieurs, il n’y a que deux manières de gouverner : ou par les minorités, c’est-à-dire les supériorités, comme c’était autrefois, alors que l’on voyait marcher à la tête de la nation les hommes les plus considérés, les plus instruits, les plus braves, les plus dignes ; — ou par les majorités, c’est-à-dire par les masses et les intérêts généraux. Le pays doit appartenir aux plus nombreux, ou aux plus capables. Êtes-vous le gouvernement des minorités ? êtes-vous les plus capables ? — Non. — Alors, soyez les plus nombreux, et ne repoussez pas maladroitement ceux qui prétendent arriver en vertu du principe qui vous a amenés. — Pour parler votre jargon, nous ajouterons : Puisque vous n’avez pas la qualité, ayez du moins la quantité.

On devine, par ce que nous disons des éléments dont se compose le faubourg Saint-Germain, qu’il ne doit ressembler en rien aux étranges portraits que l’on fait de lui. Et comment pourrait-on croire que ce monde, qui professe tous les nobles sentiments, non-seulement, par devoir, mais par bon goût ; qui, n’ayant ni sa position ni sa fortune à faire, a par conséquent tout le temps de s’instruire, d’apprendre à bien vivre et à être aimable, où les ridicules même sont gracieux, puisqu’ils ne sont que des exagérations d’élégance ; où l’on aime les beaux-arts avec passion, et les gens d’esprit avec courage (il y en a de dangereux) ; où les méchantes actions, les médisances grossières, les prétentions orgueilleuses, les affectations hypocrites, les susceptibilités mesquines, les fadeurs importunes, tout ce qui choque, ce qui humilie, ce qui afflige, est flétri par ce mot : « C’est de bien mauvaise compagnie ! » comment pourrait-on croire que ce monde-là se plaise à des conversations triviales, à des équivoques sans gaieté, à des plaisanteries de la dernière inconvenance, dont le parterre même d’un petit théâtre aurait le droit de s’offenser ?

Non, le grand monde a meilleur goût que cela. Ses aimables et belles duchesses ne sont pas telles qu’on nous les montre. Un commérage insignifiant n’est pas le genre de conversation qui les intéresse le plus, et dans leurs salons élégants, les dandys de profession ne sont pas les hommes les mieux traités.

On ne leur dit pas si facilement et si promptement qu’on les aime, car il y a presque toujours auprès d’elles de beaux enfants aux cheveux blonds qui courent çà et là sur les tapis, et qui viendraient souvent interrompre les téméraires déclarations. Une petite fille de quatre à cinq ans est une duègne bien sévère, et la passion maternelle, qui est la passion dominante chez les femmes de notre époque, si elle ne préserve pas toujours des séductions d’un autre amour, laisse du moins peu de moments aux complications des grandes coquetteries.

Mais tout en vous disant ce que le grand monde ne fait pas, nous oublions de vous raconter ce qu’il fait. Depuis huit jours il danse, il danse avec fureur. Le bal donné mercredi à l’ambassade d’Autriche était magnifique. Jamais on n’avait vu tant de belles femmes et tant de diamants. On admirait, entre autres, une robe qui avait un tablier de diamants : c’était merveilleux !

Nous avons entendu hier d’excellente musique. D’abord la harpe de Labarre, puis cette belle romance que nous aimons tant : la Fille d’Otaïti. Une jeune personne qui était à côté de nous, après avoir admiré comme tout le monde l’air, qui est superbe, a demandé : « De qui sont les paroles ? je les trouve fort belles aussi. — Elles sont de Victor Hugo, mademoiselle. — Ah ! je devinais bien qu’elles n’étaient pas d’un faiseur de romances. »

Il est certain qu’après une douzaine de bergerettes et de bachelettes, de châtelaines et de souveraines, de bonne mère et de pauvre Pierre, de gentille Colette et de douce Nicette, de chaumines et de gondolines, de nacelles et de balancelles, une solide strophe de Victor Hugo est un beau réveil.

À propos de chansonnettes et de romances, nous avons entendu l’autre jour, à la Chambre des députés, M. Monnier de la Sizeranne, et nous nous sommes rappelé avec plaisir, c’est-à-dire avec regret, le temps où l’honorable orateur ne faisait que chanter. Il y a déjà bien des années de cela, et nous avons vu avec peine que depuis cette heureuse époque ce chanteur de sensibles romances a beaucoup perdu de sa voix. Alors M. Monnier était sans Sizeranne. Il s’appelait Monnier tout simplement ; il s’appelait aussi Henri, et cependant, hélas ! tout en se nommant Henri et Monnier, ce n’était point Henri Monnier. Cette ressemblance de nom causa un soir un grand désappointement dans un salon où nous étions. On nous avait dit : « Venez ce soir chez madame de C… ; il y aura peu de monde, ce sera charmant. Un de ses amis doit lui amener M. Henri Monnier. » À ce nom, tous nos projets sont dérangés. Adieu les visites importantes ; plus de devoir rigoureux ; pour entendre un proverbe de Henri Monnier, lu par lui, tout est oublié : car, dans ce temps-là, ses proverbes si spirituels n’étaient connus que de ses amis ; on ne les avait encore joués sur aucun théâtre, ils n’étaient pas même imprimés. Dans notre, empressement, nous, nous disons à tous ceux que nous rencontrons : « Venez donc ce soir chez la duchesse de C… » Tout le monde vint… mais au lieu d’entendre Henri Monnier lisant un proverbe, on entendit M. Monnier Henri chanter avec un goût parfait cette romance bien connue dont voici le premier couplet :

Dans la foule, Olivier, ne viens pas me surprendre,
Ta voix me fait trembler.
Sois là, mais sans parler,
Je saurai te comprendre.

Ah ! malgré nous, en écoutant l’autre jour, à la Chambre, le discours de l’éloquent orateur, nous avons répété en refrain ces vers modifiés par les circonstances :

À la Chambre, Olivier, ne viens pas nous surprendre,
Ta voix nous fait trembler.
Sois là, mais sans parler,
Etc., etc., etc.

Les voyageurs qui arrivent à Paris se plaignent amèrement des nouveaux règlements de la poste. Ce sont des comptes interminables auxquels on ne comprend rien, si ce n’est qu’on y perd. On passe à faire des additions un bon quart d’heure à chaque relais ; quand la route est longue, on se trouve avoir donné, dans le cours du voyage, une journée entière à cet agréable plaisir. On éprouve aussi de cruelles difficultés dans l’achat de la moindre étoffe. L’aune, la demi-aune, la toise et le pied de nos pères sont vivement regrettés. Le mètre et le centimètre sont en général mal accueillis. Quant à nous, nous ne saurions leur pardonner de changer tout notre langage. Comment ! nous ne pouvons plus dire : Je l’ai toisé avec mépris ; — ou bien : Il a un pied de nez, sans payer une amende ! Il faudra dire : Il a douze centimètres de nez ! Voyez un peu à quoi le gouvernement nous expose !

Les lettres que nous recevons de Rome parlent avec enthousiasme de M. le duc de Bordeaux. On vante ses manières dignes et simples, et chacun s’accorde pour dire qu’il a vraiment beaucoup d’esprit. Ce qui le prouverait, c’est la peine que lui causent les éloges maladroits que font de lui certains journaux légitimistes. Les lourdes louanges de la Mode, entre autres, le contrarient horriblement. En effet, ce pauvre journal a du malheur ; ses injures sont si grossières et ses éloges si plaisants, qu’il rend intéressant tout ce qu’il attaque, et ridicule tout ce qu’il vante.

Nous recevons à l’instant une brochure dont le titre nous paraît être naïvement orgueilleux : le Créateur et les mondes, ou l’Ensemble et le vrai mécanisme de l’univers. Ces pages remarquables commencent ainsi : « Il n’est pas très-difficile d’acquérir la certitude de l’existence d’un Être suprême. »

La phrase est bonne ; celle-ci est meilleure : « Rien n’a jamais tant piqué ma curiosité que… » Devinez quoi… Ah ! vous ne le devinerez jamais ; il faut vous le dire : « … que Dieu, l’âme humaine et l’ensemble de l’univers. Et, sans doute, ces choses-là sont bien faites pour piquer la curiosité. » L’auteur dit plus loin : « Je n’émettrai point d’opinion sur l’âge du monde. »

Nous lui savons gré de cette discrétion. Ce sont de ces sujets de conversation qui sont désagréables pour tout le monde, même pour le monde, et puisque l’univers, au dire des philosophes, a la faiblesse de cacher son âge, il faut respecter cette petitesse de sa part et ne jamais parler de ces choses-là devant lui. Toutefois, l’auteur trouve que le soleil commence à vieillir : « Il perd, dit-il, progressivement, mais bien lentement, de sa chaleur. Cependant il en conservera encore assez pour être toujours le soleil. » Nous sommes heureux d’avoir la certitude que le soleil sera toujours le soleil ; nous aurions été vraiment désolé que cet excellent astre, qui a rendu de si grands services à l’humanité, changeât de profession et fût destitué, d’autant plus que nous ne voyons vraiment pas par qui on pourrait le remplacer. Après quelques personnalités assez désobligeantes contre la lune, que l’auteur traite de globe aride, et quelques mots un peu légers sur les comètes et leur chevelure, le savant astronome termine sa brochure en déclarant que l’univers a été créé par le Créateur pour l’homme, qui est seul capable de le comprendre. Sur ce il admire passionnément l’univers et il s’écrie : « Qu’on essaye de rencontrer dans les productions de l’industrie humaine quelque chose de plus parfait ! » Cela serait difficile, en vérité, et, pour notre compte, nous avouons que l’été dernier nous avons visité avec la plus scrupuleuse attention toutes les salles d’exposition des produits de l’industrie française, et que parmi toutes les merveilles qui nous ont surpris, les voitures et les machines à vapeur, les étoffes de Lyon, les billards en marqueterie, les draps de Louviers, les rubans de Saint-Étienne, les cheminées à soupape, les lampes à fond tournant, les tournebroches silencieux, les fauteuils de voyage, les pendules à naufrage, les chapeaux imperméables, les rochers d’angélique et les pyramides de savon, rien ne nous a paru plus beau, plus intéressant, plus ingénieux, plus commode, plus confortable que l’univers.