Lettres parisiennes/Année 1840/29

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1840

LETTRE VINGT-NEUVIÈME.

Réception de M. Molé à l’Académie française. — Le maréchal Ondinot et ses cinquante-sept blessures. — Concert. — Comédie. — Cochinchinois.
31 décembre 1840.

Nous arrivons à l’instant de l’Académie française, et nous ne voulons pas attendre à samedi pour vous raconter nos impressions. Nous avons pour principe qu’il faut profiter de son enthousiasme.

La séance d’aujourd’hui est mémorable par l’esprit et le courage qui, de part et d’autre, y ont été déployés, par les vérités saintes et hardies qu’on a eu la bravoure d’y proclamer. On a osé dire, le croiriez-vous ?… on a osé dire que les ministres de la religion devaient exercer une influence morale sur les choses de leur temps ; on a osé dire cela aujourd’hui, où la fiction du parti prêtre subsiste encore dans toute sa prestigieuse niaiserie ! On a osé dire que la gloire des pères devait rejaillir sur les enfants ! on a dit cela aujourd’hui, que le préjugé contre la noblesse existe dans toute son envieuse rigidité, que les sociétés secrètes, dans leur code nouveau, suppriment le nom de famille pour tout le monde, afin d’être bien certaines que le mérite du père ne pourra jamais compter pour le fils : loi ingénieuse qui donne à chacun, non plus un nom collectif, mais un numéro individuel ; loi superbe, empruntée à un régime que nous ne voulons pas désigner ; loi excellente, mais qui pourrait bien ne pas suffire entièrement, malgré sa prudence. Il y a encore des gens capables d’illustrer leur numéro ; oui, de se faire un bon numéro dans le monde, et de détruire ainsi tous les bienfaits de cette prévoyante législation. Enfin, aujourd’hui on a osé reconnaître que de certains courages, de certains exploits, de certaines vertus sublimes, inouïes, inappréciables, ne pouvaient trouver leur récompense que dans l’avenir ; disons mieux, que dans autrui. Oh ! n’est-ce pas noblement comprendre la pensée de ces hommes qui s’immortalisent par de grands dévouements que de leur dire : « C’est pour d’autres que vous avez travaillé ! » que de leur permettre d’être deux fois généreux, de donner leur gloire comme ils donné leur vie ? Croyez-vous, par exemple, qu’un soldat qui, comme M. le maréchal Oudinot, a eu l’honneur de recevoir pour son pays cinquante-sept blessures, puisse garder pour lui tout seul ce trésor-là ? Convenez-en, il a bien le droit de le distribuer dans sa famille et de mettre encore quelque chose de côté pour ses arrière-petits-enfants.

Eh bien, ce droit de succession, en fait d’orgueil, a été proclamé ce matin, en pleine Académie, par M. Dupin lui-même, avec beaucoup d’esprit et de courage, nous ne dirons pas avec beaucoup de désintéressement, car M. Dupin n’est déjà plus désintéressé dans la question. S’être fait, comme lui, par ses talents un nom célèbre et honorable, cela aide vite à comprendre les préjugés d’illustration.

Il n’y avait, dira-t-on, pas grand mérite à parler ainsi devant une assemblée si merveilleusement bien choisie pour apprécier de tels principes, devant un parterre presque entièrement composé de Montmorency, de Vintimille, de Crillon, de Craon, de Caumont, de Gramont, d’Osmond, de la Guiche, de Talleyrand, de Noailles, etc., etc. Non sans doute ; mais ce discours n’a pas été fait seulement pour être lu, il a été écrit aussi pour être publié ; ce qui devait être bien accueilli dans l’enceinte académique risque d’être fort mal pris au dehors ; ce qui était une flatterie ce matin est une grande témérité ce soir. Nous avons donc écouté avec un réel plaisir le discours de M. Dupin, d’abord parce qu’il était fort spirituel et très-intéressant, ensuite parce qu’il nous a fait l’effet d’un heureux symptôme : en voyant l’ancien président de la Chambre des députés secouer si franchement les idées envieuses du jour et se résigner si noblement à déplaire, nous avons pressenti qu’une réaction favorable s’apprête dans les grands esprits ; que les cajoleries démocratiques commencent à passer de mode ; qu’enfin la popularité est un peu dépopularisée.

Une autre chose encore nous a frappé dans ce discours, c’est l’apologie faite par M. Dupin des hommes qui sont restés fidèles à tous les gouvernements qui, depuis quarante ans, se sont succédé en France ; des hommes qui, après avoir servi la République, ont servi l’empereur ; qui, après avoir servi l’empereur, ont servi les Bourbons, et qui, après avoir servi les Bourbons, ont servi le gouvernement de Juillet, et qui, après avoir servi le gouvernement de Juillet, serv… Eh ! mais, il faut s’arrêter !… « Que deviendrait le pays, s’écrie l’honorable académicien, si tous les fonctionnaires publics se retiraient subitement, à l’instant où le chef de l’État vient à changer ? quel danger n’y aurait-il pas dans leur retraite ? il faut donc bien qu’ils restent… vous le voyez. » Cette maxime est assez étrange, mais elle a du bon. Nous souhaitons vivement qu’elle se propage ; un tel principe, bien généralement répandu, aurait des résultats plus importants et plus efficaces qu’on ne le pense. Pourquoi fait-on les révolutions ? pourquoi change-t-on les gouvernements ? Pour avoir des places, pour s’approprier les emplois de ceux que l’on combat avec violence, n’est-ce pas ? On ne se révolte pas pour autre chose.

Eh bien, quand on saura une bonne fois pour toutes que, quoi qu’il arrive, les gens en place garderont leurs places ; que, malgré leurs convictions blessées, ils resteront ; que, malgré leurs opinions vaincues, ils resteront ; que, malgré leurs affections trahies, ils resteront ; que, malgré leur drapeau déchiré, ils resteront ; que, malgré tout, ils resteront, et se feront un ingénieux point d’honneur de rester… alors tout naturellement on cessera de tenter les bouleversements inutiles et de rêver des changements qui ne changeront rien du tout.

Plus nous y réfléchissons, plus nous trouvons ce nouveau système raisonnable. Comme religion politique, il n’est peut-être pas d’une orthodoxie bien rigoureuse, mais comme hygiène sociale, il nous paraît être le meilleur remède pour guérir à jamais dans notre pays la fièvre des révolutions.

M. Molé a obtenu ce matin deux beaux succès : succès littéraire dans son discours, succès politique dans la réponse de M. Dupin. Chaque éloge adressé au récipiendaire était vivement confirmé, répété, contre-signé par les assistants. Trois salves d’applaudissements venaient attester la vérité de ces éloges. S’il s’agissait de loyauté, de dignité, de délicatesse, une quatrième salve, quelquefois aussi semblait dire : « Ces qualités sont bien rares, on ne saurait trop les honorer ; » d’abord on admirait celui qui les possédait, et puis on rendait hommage à ces qualités elles-mêmes, comme, après avoir admiré l’artiste, on adore l’art.

Une telle journée fait oublier bien des jours de combats ; de tels hommages font pardonner bien des haines. Oh ! que nous sommes déjà loin des cris furieux de la coalition ! Nous vous le disions l’autre jour, vrai, ce n’est pas grand’chose que la haine : ce n’est ni une passion profonde ni une hyène terrible ; c’est un caprice malveillant, un papillon venimeux, et voilà tout. Nous lui donnions vingt ans de durée, et nous trouvions que c’était peu ; eh bien, elle ne vit pas même si tard ! nous espérons bien vous le prouver.

Le discours de M. Molé a été fort applaudi ; vous trouverez, comme nous, qu’il est rempli d’aperçus nouveaux, de sentiments courageux, d’idées grandes et généreuses, élégamment, heureusement exprimées. M. Molé l’a lu à merveille, d’une voix sonore et d’un ton vraiment académique dans la signification idéale du mot. À côté du récipiendaire était M. de Chateaubriand, dont l’apparition a excité une vive émotion dans l’assemblée.

Dès qu’il est entré, tout le monde s’est levé : les femmes étaient dans une agitation incroyable ; elles voulaient voir à tout prix l’illustre auteur d’Atala ; elles s’avançaient, elles se penchaient de son côté, sans égard pour leurs voisines, qui elles-mêmes étaient sans pitié pour leurs voisins. Dans cet empressement passionné, plus d’un chapeau neuf a souffert ; une charmante capote bleue, entre autres, a dû sa fin précoce à cette flatteuse curiosité.

Il y avait là beaucoup de jolies personnes, femmes et filles de nos hommes d’esprit les plus distingués ; il y avait là des femmes politiques célèbres par leur esprit ; il y avait des orateurs d’esprit, des ambassadeurs d’esprit, des grands seigneurs d’esprit, des voyageurs d’esprit, il y avait même des académiciens de beaucoup d’esprit. C’était la fête de l’esprit.

Paris n’est pas à son avantage depuis trois jours, le dégel lui sied mal ; les rues ne sont pas des rues, ce sont des lagunes ; les boulevards représentent assez bien le grand canal de la cité des doges ; mais ce n’est pas Venise la belle, c’est Venise l’horrible. Le dégel vient mal à propos dans ce moment où la circulation est un bienfait, dans ces jours de générosité où les magasins se parent de toute leur magnificence pour séduire les passants ; s’il n’y a point de passants, c’est une perte pour eux. Cependant, à travers ces flots d’ex-neige, on trouve encore le moyen de naviguer et l’on tâche de choisir dans nos riches boutiques quelque objet très-utile qui soit assez joli ou quelque objet très-joli qui soit parfaitement inutile ; car un présent modeste acquiert du prix par le soin, l’attention qu’il révèle, tandis qu’un présent superbe, au contraire, ne trouve d’excuse que dans sa respectueuse inutilité.

Les Cochinchinois sont les lions du jour ; ils sont très-civilisés et très-gracieux. Dans le monde, ils paraissent se plaire beaucoup ; mais leur joie est effrayante, ils s’amusent affreusement ; chaque fois qu’ils daignent rire, ils montrent de longues dents noircies, et cette gaieté sombre attriste tous nos salons : c’est très-laid, un sourire noir ! En nous donnant de simples dents blanches, Dieu savait bien ce qu’il faisait.

Messieurs les Cochinchinois ont été présentés l’autre soir chez M. le ministre du commerce ; ils étaient superbes, en grand costume, c’est-à-dire en robe de chambre. Ils viennent à Paris de la part de leur roi pour étudier nos mœurs. Chaque fois qu’un de nos usages les frappe, ils tirent de leur ceinture une tablette recouverte en papier de Chine, de l’encre et un pinceau, et ils écrivent tranquillement leurs observations, même au milieu de la rue ; rien ne les trouble. Ce sont, dit-on, des hommes instruits et fort distingués dans leur pays. La preuve, c’est qu’ils ont le droit de se peindre les dents en noir, privilège qui n’est accordé qu’aux grands personnages de Cochinchine.

Les plaisirs commencent d’une manière brillante, mais assez grave. On doit chanter, ce soir, dans un des plus somptueux salons de Paris, le beau Requiem de Mozart. C’est enterrer l’année dignement. Mais cette messe des morts, chantée dans un salon, écoutée par des femmes orgueilleusement parées, les épaules nues, les bras nus, le front étincelant de pierreries, les regards brillants de coquetterie, n’est-ce pas une sorte de profanation ? Nous sommes curieux de savoir à quel moment du concert on passera des glaces. Sera-ce avant ou après le De profundis ?… Ô gens heureux ! vous n’avez donc jamais vu mourir ?…

On a joué, il y a quelques jours, la comédie chez madame l’ambassadrice d’Angleterre. C’était charmant et joué à merveille par de gracieuses jeunes filles, jolies comme des Anglaises jolies, c’est tout dire. On représentait un mélodrame anglais à grand spectacle, à coups de fusil, à coups de tonnerre ; un mélodrame intitulé : la Tempête sur terre. Rien de plus compliqué, de plus difficile à mettre en scène. On s’est très-bien tiré de ces difficultés. Seulement, comme sur un théâtre de société les changements à vue sont impossibles, on était obligé de baisser la toile chaque fois que la scène changeait. Les auteurs anglais font peu de cas des règles d’Aristote, et la scène changeant à tout moment, l’on baissait la toile à tout moment. Un spectateur ignorant et naïf, ne comprenant pas l’anglais d’abord, et puis le secret de cette manœuvre, a pris toutes ces interruptions pour des entr’actes ; il les comptait sérieusement et il se disait : « Il n’y a que les Anglais pour faire des pièces en vingt actes ! » Ayant une visite à faire, il a quitté le salon de l’ambassade. Quand il a paru chez madame de R… : « Eh bien, lui a-t-on dit, vous venez de voir la comédie anglaise ; comment l’avez-vous trouvée ? — Mais je ne peux guère en juger, a-t-il répondu, je n’ai vu que les quinze premiers actes ! »

Le célèbre philosophe américain qui se console d’être citoyen d’une république en amusant nos grands seigneurs prépare, dit-on, une fête splendide ; il a déjà fait la liste des personnes qu’il n’invitera pas.

L’année 1840 est terminée, et le monde n’est pas fini. Malgré ce démenti donné à leurs prédictions, les prophètes ne se découragent point. C’est maintenant pour 1842 qu’ils annoncent la fin du monde ; 40 ou 42, c’est la même chose pour eux ; l’astrologie ne se pique pas d’être une science exacte… Quel affreux calembour ! Nous tâcherons d’avoir plus d’esprit l’année prochaine.