Lettres parisiennes/Année 1841/01

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1841


ANNÉE 1841.


LETTRE PREMIÈRE.

L’Académie française. — Élection de Victor Hugo. — L’esprit de parti et le parti de l’esprit.
9 janvier 1841.

Enfin !… Victor Hugo est de l’Académie française ! C’est heureux pour elle et pour lui : c’est heureux pour elle, car il est bon que toutes les gloires du pays lui appartiennent et que les grands travailleurs viennent ranimer son esprit enclin au sommeil ; c’est heureux pour lui, car le titre seul d’académicien suffit pour faire tomber le ridicule préjugé qui voile encore son nom.

Chose étrange ! Victor Hugo a pour admirateurs le peuple, les femmes et les hautes célébrités littéraires de France, c’est-à-dire la partie rêveuse et passionnée de la nation. Il a pour détracteurs le roi, les journalistes voltairiens et la classe bourgeoise, c’est-à-dire la partie affairée de la nation, les gens occupés qui n’ont pas le temps de s’exalter par de poétiques lectures et qui ne connaissent les ouvrages de nos auteurs modernes que par des fragments dénaturés. Bref, Victor Hugo a pour détracteurs tous les gens qui ne l’ont pas lu. Nous ne parlons pas de ses ennemis et de ses rivaux ; ceux-là plus que personne l’admirent ; la preuve, c’est qu’ils le haïssent : on ne hait pas pour rien.

Mais ce qu’il y a de charmant, et ce qui pour notre part nous amuse fort, c’est que ceux qui ne l’ont pas lu ont la rage de le citer à tout propos, non-seulement en vers, mais en prose. Quelqu’un nous disait l’autre jour : « Si j’étais de l’Académie, moi, jamais je ne donnerais ma voix à un homme qui a dit : Enfoncé Racine !

— Alors vous pourriez nommer Victor Hugo, car il n’a jamais dit cela.

— Il l’a vraiment bien dit.

— C’est impossible, pour deux raisons : d’abord parce que c’est une sottise, ensuite parce que M. Victor Hugo est un homme de trop bonne compagnie pour se servir d’un mot si commun. Si c’est pour ce mot que vous lui en voulez, tâchez de trouver une autre raison.

— Ah ! je sais que vous l’aimez et que vous êtes empressé de le défendre ; mais soyez de bonne foi, vous qui avez tant de goût (on nous flatte pour nous arracher une critique), est-ce que vous pouvez admirer, par exemple, des vers comme ceux-là :

                                    Sur le clocher jauni
La lune apparaissait comme un point sur un i !

— Mais certainement, je les admire ; je trouve que c’est une moquerie très-spirituelle, et qu’Alfred de Musset…

— Qui vous parle d’Alfred de Musset ?

— Vous, qui me citez des vers de lui.

— Ah ! le point sur l’i est de M. de Musset ?

— Sans doute. Si vous n’avez encore que cela à reprocher à Victor Hugo, tâchez de trouver autre chose.

— Je ne suis pas embarrassé, et rien que ces vers sur la Liberté qui boit du vin bleu suffiraient pour me donner des armes contre vous.

— Ne vous fiez pas non plus à ces armes-là. Ces vers :

La Liberté n’est pas une comtesse
    Du noble faubourg Saint-Germain, etc., etc.,


ces vers sont fort beaux et ils ont fait la réputation d’Auguste Barbier.

— Quoi ! ils ne sont pas de Victor Hugo ! mais alors qu’est-ce qu’il a donc fait de si admirable ?

— Il a fait les Orientales, les Feuilles d’automne, les Chants du crépuscule, les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres, le Dernier Jour d’un condamné, Notre-Dame de Paris…

— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?

— Ce sont des chefs-d’œuvre de composition et de style, de beaux livres que vous critiquez, mais que vous n’avez pas lus.

— Est-ce qu’on a le temps de s’amuser dans notre état ? Quand on fait des chiffres toute la journée, vous comprenez bien qu’on n’a pas le loisir de lire des vers.

— Je comprends cela très-bien ; mais vous comprendrez à votre tour qu’on n’a pas le droit de juger des vers quand on n’a jamais fait que des chiffres, et qu’il n’est pas prudent de critiquer un auteur quand on n’a pas lu ses ouvrages et qu’on ne trouve à lui reprocher que des vers qu’il n’a point faits. Il serait moins dangereux de l’admirer. »

Jamais jusqu’à ce jour séance académique n’avait été plus remplie d’émotions, n’avait offert plus d’intérêt. Ce qui était digne de remarque, c’était cette union sincère qui, pour une heure seulement, confondait toutes nos illustrations politiques si malheureusement ennemies dans un seul et même parti, le parti de l’intelligence ; cela faisait dire à quelqu’un : « L’esprit de parti est remplacé par le parti de l’esprit. »

M. de Chateaubriand s’entendait avec M. Viennet ! M. Molé s’entendait avec M. Thiers et avec M. Guizot ! M. Cousin s’entendait avec M. de Salvandy et avec M. Villemain ! Le 15 avril, le 12 mai, le 1er  mars et le 29 octobre conspiraient ensemble ! Les vieux et les jeunes historiens luttaient de zèle. M. Mignet envoyait prévenir M. Guizot qui était en retard. M. de Lacretelle avait dans la cour de l’Institut un cabriolet et un fils attelés piétinant dans la neige, impatients d’aller porter place Royale l’heureuse nouvelle.

M. Thiers, que les projets les plus hardis n’effrayent jamais, avait conçu l’audacieuse pensée d’entraîner dans le camp Hugo M. Tissot ; mais M. Tissot avait deux gardiens farouches, M. Jay, M. de Jouy, et toute l’éloquence de M. Thiers, cette fois, a été inutile. Il est revenu près de ses alliés en leur disant en riant : « Je reviens plein de confusion, et je dirai presque de contusions, car ils sont très-animés là-bas. »

Rien de plus aimable que l’empressement de M. Thiers, de M. Lebrun, de M. de Ségur et de M. Viennet, entre autres. M. Viennet a eu à subir les attaques et les séductions les plus dangereuses ; des lettres de femmes… Oui, M. Viennet a résisté à des lettres de femmes ; mais les billets parfumés ne l’ont pas enivré : épigrammes, flatteries, menaces, prières, rien ne l’a ébranlé ; il avait donné sa parole. Si nous ne vous parlons pas du zèle affectueux de MM.  de Chateaubriand, Lamartine, Soumet et Nodier, c’est qu’il est tout naturel que dans cette occasion ils se soient conduits en frères.

On attribue à M. Dupin un mot dont nous ne garantissons pas l’exactitude, bien qu’il lui ressemble assez. Le jour où M. Hugo serait allé lui rendre visite, M. Dupin aurait dit : « Il y a deux Académies, une petite et une grande. Vous avez pour vous toute la grande. Quant à moi, je ne dis jamais mon vote. — Prenez garde, vous venez de me le dire, » aurait répondu M. Hugo.

Cette nomination a été un événement pour toute la société de Paris ; chacun s’abordait en se demandant : « Eh bien ! Hugo est-il nommé ? » Car il est vrai de dire que M. Hugo n’avait d’opposants que dans l’Académie. Voilà la véritable liste des votants :

POUR VICTOR HUGO.
MM. Lamartine. MM. Cousin.
Chateaubriand. Lebrun.
Royer-Collard. Dupin aîné.
Villemain. Thiers.
Ch. Nodier. Viennet.
Ph. de Ségur. Salvandy.
Lacretelle. Molé.
Pongerville.
Soumet. Guizot, venu trop tard pour voter.
Mignet.
CONTRE VICTOR HUGO.
MM. Casimir Delavigne. MM. Feletz.
Scribe. Droz.
Dupaty. Étienne.
Roger. Tissot.
Jouy. Lacuée de Cessac.
Jay. Flourens.
Briffaut. Baour.
Campenon.

On nous envoie ce quatrain anonyme :

LE POËTE ET L’EMPEREUR.

Pleins de gloire, en dépit de cent rivaux perfides,
Tous deux, en même temps, ils ont atteint le but :
Lorsque Napoléon demeure aux Invalides,
Victor Hugo peut bien entrer à l’Institut.

Nous n’avons pu deviner le nom de l’auteur, ni reconnaître son écriture.