Lettres parisiennes/Année 1841/03

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1841

LETTRE TROISIÈME.

Le bal d’hier et le bal de demain. — Un mot de l’empereur.
1er  février 1841.

Oh ! la belle fête, la poétique et charmante fête ! jusqu’alors on n’avait rien vu de si complet. Figurez-vous, heureux habitants de la province, vous qui n’avez peut-être jamais dansé que dans la salle du conseil de révision de votre bonne ville ; figurez-vous, malheureux partisans d’une politique timide, vous qui n’avez pas osé vous permettre ce plaisir si agréablement séditieux ; figurez-vous une admirable salle de spectacle du meilleur goût, toute fraîche, toute blanche, toute dorée, magiquement éclairée à giorno et plus qu’à giorno, car il y avait à la fois l’astre du jour et tous les astres de la nuit, un lustre colossal qui brillait comme le soleil, et puis cent petits lustres étincelants suspendus au ciel comme des étoiles ; les étoiles filaient un peu, mais c’était une illusion de plus ; figurez-vous enfin toutes les loges de ce magnifique théâtre remplies de femmes élégantes, couronnées de fleurs et de diamants. Les regards étaient éblouis. Nous ne craignons pas d’exagérer en disant que toutes les femmes avaient des diamants, excepté deux ou trois peut-être, qui semblaient n’en avoir pas mis pour se faire remarquer. Vrai, n’avoir pas de diamants ce jour-là, cela paraissait une affectation. En effet, pourquoi ne pas être comme tout le monde ?

Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire, et ce qu’on doit remarquer dans de semblables fêtes, c’est une réunion de danseurs élégants, de jeunes gens comme il faut, ayant une noble tournure et de bonnes manières. Là, il n’y avait pas la moindre cravate de satin blanc, pas le moindre gilet brodé en chenille ; là, nous n’avons pas vu un seul merveilleux coiffé en page de Louis XII, les cheveux séparés sur le front et retenus de chaque côté par des petits peignes. Là, point de costume de faux troubadour, comme il s’en trouve quelquefois dans les bals les plus paisibles ; point de figures étranges, masques involontaires qui font rire tout le monde ; point de nez de carnaval, point de gnomes, et pas trop de valseurs microscopiques. Il faut rendre justice aux hommes, ils sont aujourd’hui beaucoup moins laids qu’il y a dix ans. Encore dix années, et nous finirons par avoir des représentants présentables.

Parmi les femmes, il y avait bien çà et là quelques parures d’un goût bizarre. Plusieurs chapeaux rouges mirobolants et deux Iphigénies couronnées de roses et enveloppées de longs voiles blancs ; mais comme déguisement, c’était assez joli. Il y avait bien aussi une certaine robe de velours orange garnie d’une courte-pointe en dentelle qui faisait un peu trop d’effet ; mais cette robe était très-bien portée, et l’on se disait en admirant la femme qui en était parée : C’est sans doute quelque étrangère de distinction ; une élégante française ne s’exposerait jamais à paraître si belle dans un bal public.

Mais ce bal public se composait aussi d’une centaine de fêtes particulières, toutes brillantes et animées. Chaque loge était un salon qui avait sa maîtresse de maison, ses habitués et ses visiteurs. On allait tour à tour chez madame de chez la duchesse de ***, comme on y va tous les soirs ; seulement on n’avait pas les ponts à passer, et l’ennui de remettre et d’ôter son manteau entre chaque visite ; et puis, si l’on voulait être seul, on se mêlait à la foule. On quittait sa loge, et on allait admirer sur le théâtre le coup d’œil de la salle, qui était magnifique. Quelqu’un disait à propos de cela : « Les acteurs sont bien heureux ! ce qu’on voit de leur place est bien plus beau que ce que nous voyons de la nôtre… » Le fait est que rien n’est plus merveilleux que l’aspect d’une salle de spectacle vue de l’extrémité du théâtre : il y a là un effet de perspective dont rien ne peut donner l’idée. Nous recommandons aux personnes qui demain iront à l’Opéra pour le bal des Inondés d’avoir le courage de traverser une contredanse, au risque de l’embrouiller ; nous leur conseillons même d’avoir l’audace de traverser une valse, au risque d’être emportées par elle, et d’aller se placer au pied de l’orchestre, au risque d’être assourdies par lui ; et là, de rester un moment à contempler dans le lointain, sous ce déluge de lumière, cette assemblée superbe admirablement bien composée et immense, ce qui la rend imposante, mais divisée par petits compartiments, ce qui lui donne un air fantastique et presque puéril : on dirait un joujou colossal, un gigantesque musée de tableaux, mais de tableaux vivants, dont tous les personnages se connaissent, se parlent, se sourient et se saluent entre eux. Ce n’est plus une réalité, c’est une vision étrange, un enchantement, et l’on se surprend à chercher l’enchanteur ; les indiscrets vont même jusqu’à demander son nom. L’autre soir, à cette question que nous avons faite, on a répondu en nous citant une douzaine de noms illustres, que nous nous garderons de trahir parce qu’ils doivent leur illustration à de plus nobles choses, si toutefois il y a au monde une plus noble chose que la charité !

Le grand succès qu’a obtenu ce bal de la Liste civile est d’un heureux augure pour celui qui aura lieu demain à l’Opéra. Déjà de toutes parts on s’y donne rendez-vous. « Nous nous verrons mardi aux Inondés… cela se dit ainsi ; tâchez d’arriver de bonne heure et d’avoir une loge. — Moi, je ne pourrai venir que très-tard ; vous vous ferez très-belles, répond une patronnesse, mesdames, nous l’exigeons, c’est d’étiquette… c’est aussi de très-bon goût. » — Bien mieux, c’est un très-bon calcul : être jolie, dans un petit bal, pour des gens qui vous ont vue la veille et qui vous reverront le lendemain, peu importe ; mais paraître belle à des regards qui ne vous ont jamais aperçue et qui ne vous apercevront peut-être que cette fois ; séduire en une heure et pour la vie quelque voyageur étranger, quelque provincial un peu sauvage qui emportera votre souvenir dans son désert ou dans ses montagnes, c’est très-flatteur et très-grave ; il ne faut point du tout négliger ces triomphes-là. Pouvoir semer des souvenirs et des illusions plein une fête, c’est une coquetterie vaniteuse dont on ne saurait trop profiter. — « Rassurez-vous, on en profitera ; nous mettrons nos robes les plus fraîches ; nous serons très-belles. — Soit, mais ne soyez pas trop à la mode. En fait de parure, la fantaisie n’est permise que dans l’intimité du grand monde. Pour hasarder dans un bal certaine coiffure, certains costumes, il faut y être en force, avoir là tous ses amis, tous ses ennemis, tous ses parents et toutes ses envieuses fidèles. »

On vient de nous dire un mot de l’empereur Napoléon que nous allons tout de suite vous répéter. C’est au sujet de l’épée de François Ier, dont il a été si vivement question il y a quelque temps. Ce mot peint à merveille le caractère de l’empereur, à la fois enthousiaste et critique. En 1808, aussitôt après son entrée à Madrid, le grand-duc de Berg, Murat, ayant repris l’épée de François Ier, la confia au général Monthion pour la porter à l’empereur, qui était à Bordeaux. Cette mission était flatteuse, elle doit laisser d’heureux souvenirs. Il est beau d’avoir été choisi pour annoncer à l’empereur des Français que son armée triomphante venait de venger le roi de France ; il est glorieux d’avoir remis soi-même aux mains du soldat couronné l’épée du chevalier vaincu, cette noble prisonnière délivrée enfin après trois siècles de captivité. Mêler son nom dans une affaire à celui de Murat, de François Ier et de Napoléon, ce n’est pas du tout se compromettre. L’empereur reçut le glaive héroïque avec une joie visible. « Je suis bien aise, dit-il, de rendre à la France l’épée de François Ier. » Puis, examinant la lame d’un air pensif : « Cette épée, ajouta-t-il, est celle d’un brave soldat, mais d’un mauvais général ! » Heureusement François Ier n’a pu l’entendre ; il était susceptible et l’affaire aurait mal tourné.