Lettres parisiennes/Année 1841/02

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1841

LETTRE DEUXIÈME.

Paris fortifié. — Paris bêtifié. — Les vieux et les jeunes rabâcheurs. — Qui est-ce qui voudrait être roi constitutionnel ? — Ce n’est pas vous ? ni moi.
24 janvier 1841.

Nous venons de la Chambre des députés, où nous avons entendu M. de Lamartine, et son discours a produit sur nous une impression si profonde, que nous ne pouvoirs plus penser à autre chose. Jamais le poëte ne s’est montré plus orateur ; jamais sa voix n’a paru plus sonore, son attitude plus fière, son regard plus noble, son accent plus passionné. Nous étions auprès d’un ancien député, homme fort spirituel, qui, avant le commencement de la séance, nous querellait un peu sur l’enthousiasme de nous et de nos amis pour M. de Lamartine. « Vous l’appelez, disait-il, notre premier orateur… — Eh bien ?… — Eh bien, je suis de votre avis, » nous dit-il à la fin de la séance. Et nous sommes revenu de la Chambre tout préoccupé de politique, rêvant malgré nous fortifications, enceinte continue et forts détachés, et nous nous sommes senti pénétré d’un orgueilleux effroi, car le projet de fortifier Paris nous semble une idée bien dangereuse.

Pour nous, cette question n’est pas seulement une question politique, une question de nationalité ; c’est une question de spiritualité, et nous voyons avec terreur un projet qui tend à étouffer dans Paris le règne naissant de l’intelligence. Selon nous, qu’on nous permette cette expression, Paris fortifié, c’est Paris bêtifié.

Soyez franc, connaissez-vous au monde une ville de guerre où l’esprit travaille ? il n’en est point. Or la spécialité, comme disent aujourd’hui les marchands, la spécialité parisienne, c’est l’immense fabrication des idées ; le labeur parisien est un labeur tout intellectuel. Les autres villes font le commerce, font de la politique, de l’industrie ; Paris est la seule ville qui pense. Paris est un philosophe ; n’en faites pas un soldat. Ne lui mettez pas une armure, sa lourde cuirasse le gênerait pour se promener en rêvant sur les destinées du monde. Ne lui mettez pas un casque, ça le gênerait pour passer sa main dans ses cheveux en cherchant une idée nouvelle ; d’ailleurs l’idée a peur du fer, elle n’ose point naître sous une pesante coiffure. Bonaparte, qui avait le secret du casque et qui savait ses effets sur la cervelle, n’a jamais porté qu’un petit chapeau.

Oui, c’est une question d’intelligence, et la preuve, c’est que tous les hommes supérieurs par l’intelligence s’élèvent avec ardeur contre ce projet insensé de la fortification ou plutôt de la bêtification de Paris ; tous les hommes distingués par l’esprit se révoltent à cette idée, tous, excepté M. Thiers ; mais de sa part cela s’explique : c’est un homme d’esprit qui n’aime pas l’esprit ; il est bien aise d’en avoir beaucoup, mais il voudrait en avoir seul, et il n’a jamais cherché à en rencontrer chez personne pour son plaisir.

Si l’on parle de ce projet barbare devant M. de Chateaubriand, il lève les yeux au ciel de pitié.

M. Hugo écoute en silence ceux qui défendent ce beau projet, et il les regarde en souriant.

M. de Lamartine… vous l’avez vu hier, menaçant, terrible, se débattant avec un instinct sublime contre le piège déguisé, déchirant du bec et de l’ongle le réseau invisible encore, lançant l’éclair et la foudre comme un aigle qui défend ses ailes et qui a reconnu l’oiseleur.

Dans un autre ordre d’idées, M. Michel Chevalier à son tour se révolte et se désespère ; il voit l’industrie enchaînée, il défend la science étouffée.

Dans l’armée aussi, les hommes d’intelligence s’affligent : ils regardent que, par l’exécution de ce projet, la science de la guerre est perdue, l’art de la stratégie est détruit. En effet, à quoi sert de savoir combattre, si le succès ou le revers n’est plus qu’une question de munitions ou de vivres, de temps et de nombre, au lieu d’être une question de courage et d’habileté ?

Enfin, tous les nobles penseurs de France, les grands orateurs, les savants profonds, les poëtes, les romanciers, MM.  Berryer, de Balzac, Alphonse Karr, Théophile Gautier, Janin, et MM.  Bertin (ce qui est plaisant), et vingt autres que nous pourrions citer si nous ne craignions de les compromettre ; tous ceux que l’intelligence fait vivre se sentent, d’un commun effroi, menacés dans leur existence… Vous voyez donc bien qu’il ne s’agit pas d’une guerre des Français contre l’étranger, mais d’une bataille plus terrible, parce qu’elle fait perdre toutes les autres ; d’une lutte sournoise et fatale, d’un duel clandestin et inavoué entre la violence et la raison, entre la force brutale et la pensée.

Le projet de la fortification de Paris est un coup d’État contre l’esprit, il fait naturellement frémir tous ceux qui ont quelque chose à perdre.

Mais c’est aussi un coup d’État contre la liberté, et ce qui le prouve bien encore, c’est la chaleur avec laquelle toutes les opinions oppressives ont pris la défense de ce projet ; c’est qu’il a le don de séduire ensemble tous les vieux et tous les jeunes rabâcheurs. Comprenez-vous ce phénomène ? Les hommes qui se détestent le plus, qui depuis vingt ans se combattent… se réunissent tout à coup sous cette équivoque bannière ! Vous le savez, il y a en France deux partis qui se haïssent, mais qui se ressemblent et qui nous effrayent également :

Le parti des propriétaires égoïstes ;

Le parti des prolétaires envieux.

L’un a pour représentant le Journal des Débats ;

L’autre a pour précurseur le National.

Le premier hait l’avenir et ses promesses ;

Le second hait le passé et ses souvenirs.

Celui-ci veut étouffer ce qui doit naître ;

Celui-là veut anéantir ce qui est créé.

Ce sont deux insectes rongeurs qui dévorent en sens inverse, mais à l’envi, le chêne national, l’arbre de la liberté :

L’un en faisant tomber ses fruits,

L’autre en déchirant ses racines.

En fait de principes et d’idées, ce sont deux ogres insatiables. Leur goût et leur régime sont différents sans doute, mais leur appétit est le même.

Le plus vieux se nourrit d’enfants au berceau ;

Le plus jeune préfère les vieillards consommés ;

Le plus timide a pour arme un éteignoir doré ;

Le plus farouche a pour attribut une hache encore rouillée ;

Enfin l’un a pour devise : Gardons tout et ne faisons rien ;

L’autre a pour refrain : Ne gardons rien, refaisons tout !

Et voilà que soudain, par un miracle épouvantable, ces deux ogres rivaux s’entendent sur un seul et même sujet, et en souriant ils se convient à un seul et même repas ! Voilà que ces deux inimitiés s’associent, voilà que ces deux contradictions se comprennent, voilà que ces deux violences s’adoucissent pour se fondre, voilà que ces deux extrémités se rapprochent pour se toucher. Et vous qui les séparez encore, vous qui vous débattez entre elles, vous ne devinez pas le vrai sens de leur union suspecte, vous ne calculez pas le véritable prix de leur marché frauduleux. Oh ! cela est pourtant bien clair ! De deux choses l’une : Ou le parti des vieux rabâcheurs l’emportera, et alors tout sera dit pour l’avenir de l’intelligence. Maîtres de Paris embastillé, ils en chasseront toutes les idées neuves, tous les sentiments généreux, toutes les illusions fécondes, toutes les chimères régénératrices ; le règne des Béotiens sera proclamé, l’ère d’aplatissement intellectuel commencera. Adieu la liberté de la presse, adieu la liberté de la tribune, adieu les glorieuses promesses de l’avenir ! Ou le parti des jeunes rabâcheurs l’emportera, et alors tout sera dit pour l’humanité et pour la civilisation. Alors le règne de la lâcheté cruelle commencera, l’ère de sang sera proclamée. Adieu la liberté d’écrire, de rêver, de rire, de parler, de vivre. Adieu tous les beaux souvenirs. Adieu les grands destins ! Adieu l’honneur, adieu la gloire, adieu la France !

Lequel de ces deux partis triomphera, peu importe ; le succès de l’un ou de l’autre sera également triste pour nous ; l’instrument de tyrannie entre leurs mains sera également funeste. Le fossé que vous creusez autour de Paris est un abîme où ceux-ci feront tomber la pensée, où ceux-là feront tomber la tête et la pensée. Toute la différence est là…

Ce n’est pas tout : ce projet baroque non-seulement nous paraît être un crime de lèse-humanité, de lèse-liberté, de lèse-nationalité, mais il nous paraît être aussi un crime de lèse-constitutionnalité.

Pensez-vous donc qu’un roi soit constitutionnel pour son plaisir, et croyez-vous bonnement qu’un roi puisse rester constitutionnel dans une capitale fortifiée !… Avec la meilleure foi du monde, il ne le pourrait pas. Mettez-vous à sa place… et c’est peut-être ce que vous désirez… et vous conviendrez que vous-même à sa place vous ne le pourriez pas. En fait de volonté, la possibilité est une tentation à laquelle un ange, un saint, un philanthrope couronné n’échapperait point. Les effets de la toute-puissance sont incalculables. On résiste au pouvoir d’un autre, mais on cède au pouvoir qu’on a. Tout roi, tout homme, toute femme est, si l’on ose s’exprimer ainsi, dans la dépendance de sa propre puissance, et n’en peut prévoir les entraînements. Un roi qui peut raisonnablement se permettre des rêveries d’obéissance n’est déjà plus libre de ne pas commander ; et, malgré lui, le roi le plus constitutionnel se déconstitutionnaliserait insensiblement, involontairement, dans cette atmosphère de salpêtre dont vous l’auriez enivré, devant cet appareil de tyrannie qui lui parlerait sans cesse de vengeance et d’impunité. Et, nous le disons naïvement, nous ne croyons pas que jamais un roi puisse être sincèrement constitutionnel. Le roi Louis-Philippe met tout son esprit à l’être, à le paraître ; Charles X n’a jamais pu y parvenir, et il y a noblement renoncé. Louis XVIII est celui de tous qui a joué ce rôle avec le plus de résignation, et cela s’explique : il était infirme. Quand on ne peut marcher qu’avec une brouette, on est préparé d’avance à ne gouverner qu’avec une charte.

Mais vous ne savez donc pas ce que c’est que d’être roi constitutionnel ! vous ne sentez donc pas ce qu’il faut de patience, de courage, d’abnégation, de patriotisme pour se résigner à un pareil métier ? Pour un grand prince, dans le gouvernement parlementaire, tout est supplice, effort, ennui ; toujours feindre, toujours craindre, toujours spéculer, tout calculer… voilà sa vie ! C’est l’hypocrisie organisée par la légalité. Un monarque absolu a pour lui du moins la franchise, il veut et il ose dire : « Je veux ! » Mais dans le gouvernement parlementaire, ce ne sont que ruses, détours, mensonges ; on veut et l’on ne dit pas : « Je veux… » On dit : « Je propose… » et l’on emploie toute l’énergie de son caractère à faire vouloir à d’autres sa volonté. Et ce n’est qu’à force d’humiliations dévorées, de complaisances avilissantes, de compromis honteux, de considérations indignes, que rois ou ministres parviennent à conserver ce lambeau de pourpre déchiré, reprisé, rapiécé, piqué par l’humidité, passé au soleil, mangé aux rats, mangé aux vers, sans couleur et sans valeur, que l’on appelle encore le pouvoir !

Ah ! nous rendons justice à nos ennemis ; parmi eux tous, il n’en est pas un seul, pas un, qui voulût de son propre gré accepter cette triste profession de roi constitutionnel. Quant à nous, nous comprenons que l’on se résigne aux plus arides travaux, que l’on choisisse avec orgueil la profession la plus pénible, qu’on se fasse laboureur ! qu’on bêche, qu’on pioche la terre, qu’on lutte avec la grêle, l’inondation et l’incendie, que l’on fasse dépendre son existence entière, le pain de son année, des caprices du ciel, de la colère des vents ; mais nous ne comprenons pas qu’on lutte sans dégoût avec toutes les passions mauvaises, avec toutes les médiocrités jalouses, que l’on fasse dépendre la gloire de son nom et l’œuvre de son règne de l’intempérie des consciences et de la fureur des sots.

Nous comprenons que l’on aille dans les déserts du nouveau monde prêcher une religion civilisatrice à des sauvages rouges ou verts, jaunes ou bleus. Dans cette entreprise périlleuse, on est soutenu par la foi ; si l’on réussit, on est porté en triomphe ; si l’on n’est pas compris dans son éloquence, on est rôti et mangé par son auditoire ; mais on n’est pas, du moins, calomnié, et l’on n’a pas à subir, enfin, ce supplice horrible, sans exaltation, sans palme, sans gloire, d’un pauvre roi constitutionnel, toujours victime et jamais martyr.

Encore une fois, nous ne comprenons pas que l’on accepte de gaieté de cœur un pareil destin, et nous sentons qu’on doit chercher à s’en affranchir sitôt qu’il est possible d’en changer. Tout homme qui a du sang dans les veines est absolu ; tout homme qui a de la dignité est absolu ; tout homme qui a de l’esprit est absolu ; l’état normal pour un roi quelconque, c’est l’absolutisme. La constitutionnalité est une invention admirable, une invention protectrice, pleine de prévoyance et de garantie ; mais c’est une invention contre nature, une combinaison superbe qu’il faut maintenir, perfectionner, consacrer, mais qu’il faut surveiller aussi parce qu’elle est factice ; car c’est une force comprimée qui tend toujours à repousser l’obstacle, à faire explosion comme le gaz, à renverser l’écluse comme l’onde ; et ce serait une grande imprudence que de donner au gaz ou à l’onde une occasion trop favorable de s’échapper et de s’épandre.

Aujourd’hui, c’est la royauté qui est embastillée ; demain, si votre projet réussit, ce sera la liberté.

Mais, pour finir par des paroles moins graves, nous ajouterons que donner à un roi des fortifications et lui dire : « Tu resteras constitutionnel, » c’est donner à un enfant un tambour en lui disant : « Ne fais pas de bruit ! » c’est ouvrir la cage d’un oiseau en lui criant : « Ne t’envole pas !… tu es prisonnier sur parole ! »