Lettres parisiennes/Année 1841/06

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1841

LETTRE SIXIÈME.

Dernier degré de l’amabilité. — Réunion de célébrités chez madame de Lamartine. — Variétés de grands hommes. — Coquetterie entre deux maestri. — Un nouveau roman d’Eugène Sue. — Modes.
6 mars 1841.

Si la France n’est point appelée à faire sa partie dans le grand concert européen (jargon parlementaire), en compensation les Européens de toutes sortes sont généreusement appelés à faire leur partie dans l’immense et éternel concert parisien. Depuis huit jours, que de mélodies, que de symphonies, que de sons, que de chants, que d’accords, que d’accents ! Ce sont de véritables torrents d’harmonie ; torrents est le mot. Ah ! que de musique, et, ce qu’il y a de plus affreux, quelle bonne et excellente musique ! On n’en veut pas perdre une note, et voilà le malheur : on se laisse enivrer par elle, et l’on passe ses jours à écouter. Cela ne vaut rien du tout dans certains états. Prendre la mauvaise habitude d’écouter quand on a une profession de bavard, c’est très-dangereux ; les avocats savent bien ce qu’ils font : ils n’écoutent jamais personne, et ce n’est point par indifférence, c’est pour ne pas perdre leur spécialité.

Or, vendredi dernier, nous étions bien tranquillement occupé à écrire notre feuilleton, lorsqu’on est venu nous rappeler qu’il y avait un superbe concert chez madame la comtesse Merlin. Certes, nous ne l’avions pas oublié ; mais nous étions résigné au devoir et nous avions courageusement renoncé à tous les plaisirs de la soirée. — Eh bien, vous ferez votre feuilleton demain ! nous dit-on pour nous entraîner ; vous ne vous piquez pas d’exactitude. — Si vraiment, j’ai au contraire à l’exactitude les plus grandes prétentions. — Vous les dissimulez avec art. — Ne m’accusez pas. Lorsque j’ai l’air d’être en retard, c’est par respect pour quelque histoire attachante que je crains d’interrompre ; c’est aussi par coquetterie. Croyez-vous donc qu’on aime à jeter son nom à la place de celui de M. de Balzac, par exemple, et quand c’est lui qu’on espère, pensez-vous qu’il soit très-agréable de se résigner à venir ? Non vraiment ; nous ne croyons point ressembler à M. A…, cet homme d’un esprit si fin, si charmant, d’une conversation à la fois si piquante et si douce, dont une femme passionnée disait un jour : « Il est si aimable, si aimable, qu’on l’entend annoncer avec plaisir, même quand on en attend un autre. » Quel éloge ! Nous n’avons pas l’ambition de le mériter.

Le premier concert de madame Merlin a été magnifique.

Le lendemain de ce concert, il y avait chez madame de Lamartine une réunion bien intéressante à laquelle pour rien au monde nous n’aurions voulu manquer, d’abord par curiosité et puis aussi par orgueil. C’était ce que nous avons appelé une soirée de célébrités ; or plus on est obscur et plus on tient à faire partie de ces réunions merveilleuses. Jamais collection de supériorités ne fut plus complète ; jugez-en plutôt :

Grand orateur, M. Guizot.
Grand poëte, M. Victor Hugo.
Grand tragique, M. Duprez.
Grand capitaine, M. le maréchal Soult.
Grand peintre, M. Horace Vernet.
Grande cantatrice, Madame Damoreau.
Grand industriel, M. Cunin-Gridaine.
Grand administrateur, M. le comte A. de Girardin.
Grand agriculteur, M. de Lamartine.
Grand romancier, M. de Balzac.
Grand sculpteur, M. David.
Grand artiste, M. Artot.
Grand savant, M. Charles Dupin.
Grande victime, M. Andryane.

Il y avait là aussi de grandes dames célèbres par leur esprit, leur instruction profonde, leur conversation brillante et gracieuse. On ne connaît point d’ouvrages littéraires signés de leurs noms ; cependant quelques initiés bien informés assurent que ces dames écrivent comme elles parlent. Il y avait là enfin madame de Lamartine ; elle a beau nous défendre aussi de parler d’elle, il nous est impossible de ne pas déclarer qu’elle était chez elle ce jour-là, de ne pas reconnaître, avec, tout le monde, que c’est une femme supérieure, et l’une des plus spirituelles de notre temps et de notre pays.

Cette soirée, si intéressante, a été de plus fort animée. Duprez a chanté l’air de la Dame blanche : « Ah ! quel plaisir d’être soldat ! » d’une manière admirable et toute nouvelle. Il en a fait une comédie entière. Quelle verve ! quelle gaieté ! quelle finesse ! Pourquoi ne donnerait-on pas à Duprez un rôle bouffe ? Il le jouerait à merveille, et cela le reposerait. Être au désespoir tous les deux jours, pendant cinq heures de suite, cela doit être très-fatigant. Le duo de Guillaume Tell, chanté délicieusement par Duprez et madame Damoreau, a excité des transports d’enthousiasme. « Rossini ! Rossini ! s’écriait-on, quand reviendra-t-il ? Allons le chercher ; il nous est impossible de vivre une année de plus sans lui. » Alors on a décidé, séance tenante, c’est-à-dire en plein enchantement, qu’une pétition allait être adressée au célèbre maestro pour le supplier de revenir à Paris. Cette pétition est déjà couverte de signatures, et quelles signatures !

À propos de musique, nous voulons vous conter une histoire charmante. Voilà un début bien audacieux, mais l’histoire peut supporter ce commencement. La semaine dernière, il y avait chez M. Véron un dîner de célébrités (on ne mangeait pas les célébrités). Parmi les convives se trouvaient MM. Scribe, Auber et Halévy. Le dîner ne fut pas froid et la conversation ne fut pas silencieuse. On dîna bien et l’on causa beaucoup. Dans la soirée on parla de l’opéra que vient d’achever M. Auber, et l’on pria le brillant compositeur de vouloir bien jouer quelques airs de sa nouvelle partition. M. Auber se mit au piano et joua une marche très-belle que tout le monde applaudit ; puis on causa d’autre chose.

Au bout de quelque temps ; un des convives s’approchant de M. Halévy, lui demande de jouer aussi un morceau de son nouvel opéra ; M. Halévy y consent de très-bonne grâce, il se met au piano ; mais au lieu de jouer un air de lui, il répète, par un tour de mémoire incroyable, la belle marche que M. Auber venait de jouer une heure auparavant pour la première fois. « C’est merveilleux ! s’écrie tout l’auditoire. Il a retenu l’air, note pour note, sans y rien changer. — Si, reprend alors M. Auber, il a fait plusieurs changements très-heureux dont je profiterai. » Deux femmes n’auraient pas plus de coquetterie, entre elles surtout !

N’oubliez pas que c’est lundi prochain que doit avoir lieu, dans la salle de Herz, le concert de la Société des Amis de l’enfance. Le monde élégant s’y est donné rendez-vous, car il faut rendre justice à ce monde frivole, toutes ces belles institutions de charité et de morale sont fondées par lui. On a tort de médire du bonheur et de la gaieté ; cela rend si bon de s’amuser, et les cœurs tristes sont si cruels !

Un peu de littérature maintenant.

Le roman du jour, c’est le Commandeur de Malte, par M. Eugène Sue. Voilà un roman amusant ; il y a dans ce drame étrange de l’intérêt, de l’effroi, du comique, du merveilleux à tout moment. Il y a un pigeon qui porte une lettre, et un aigle apprivoisé qui dévore la correspondance et le messager ; puis un greffier que l’on mystifie de la manière la plus plaisante ; puis une jeune fille nommée Stéphanette dont la naïveté maligne est charmante : c’est la coquetterie de l’âge d’or ; puis un jeune homme, né bon et généreux, dont, par une horrible vengeance, on a fait un méchant malgré lui, et qui veut mourir pour expier ses crimes involontaires. Ce portrait est fort beau et mériterait à lui seul d’être le sujet d’un livre. Ce roman, qui n’a d’autre défaut que d’être trop romanesque, obtient un grand succès de lecture, peut-être à cause de son défaut. — Et Mathilde ? nous direz-vous. Le manuscrit est là tout prêt à être publié ; et depuis un an M. Sue aura publié dix volumes, sans compter l’Abrégé de l’histoire de la marine de tous les peuples, ouvrage fort remarquable qui vient de paraître ; sans compter le drame de Latréaumont et la comédie de la Prétendante. Dix actes et dix volumes, oui, quatre volumes de Jean Cavalier, deux du Colonel Surville et d’Hercule Hardi ; deux du Commandeur de Malte et deux des Mémoires d’une jeune femme ; et cependant ce n’est point dans la retraite et le silence qu’il travaille. S’il y a une grande partie de chasse, l’auteur de Létorière y est invité, et il y va ; s’il y a un grand dîner d’ambassadeur, l’auteur d’Arthur y est prié, et il y vient ; si l’on donne le ballet nouveau à l’Opéra, et que les marins de la Belle-Poule y assistent, l’auteur de la Salamandre s’y montre à son tour ; on le voit partout, et cependant il travaille plus que personne. Comment fait-il pour trouver tant d’heures de solitude au milieu de cette vie mondaine ? — Peut-être qu’il néglige ses amis. — Non vraiment, dès qu’il leur arrive un malheur, il accourt un des premiers. — Mais alors, quel est son secret ? — Il supprime les ennuyeux. Ô lecteurs ! et vous, madame, récapitulez vos souvenirs, et voyez combien de moments vous avez donnés aujourd’hui à des gens qui vous déplaisent et vous fatiguent, — la moitié de votre journée ; c’est le temps d’écrire trois chapitres de roman.

Parlons un peu modes ; il y a longtemps que nous n’avons traité ce sujet. Les merveilleuses se livrent depuis quelques semaines à des excès d’imagination effrayants. Ce sont des chaperons d’un folâtre inimaginable ; des espèces de casquettes de loutre en gaze rose, garnies de fausses perles ; des plaques de velours vert brodées en or, posées sur la tête d’une oreille à l’autre, qui ressemblent horriblement à des pantoufles trop étroites utilisées en coiffures ; et puis des robes de deux ou trois couleurs : bleues avec revers jaunes ; vertes avec des revers amarante et des agréments orange ; grises avec des parements violets. Tout cela nous semble d’un goût fort douteux. Heureusement, la province va vite s’emparer de cette nouveauté essentiellement économique : avec un vieux jupon de taffetas noir et une vieille jupe de satin rose, vous vous composez un costume andalous plein de caractère. C’est très-avantageux, c’est même trop avantageux.

On garnit les gants blancs avec de l’hermine, autre pensée économique et par conséquent très-coupable. Le tulle et les rubans sont si jolis ! On ne porte jamais assez de rubans. En fait d’élégance, ce qui dure le moins est ce qu’il y a de plus riche et de plus gracieux. Nous l’avons déjà dit bien des fois, les gants d’une femme trahissent tout son caractère. Un jour, on nous a offert de nous présenter à une femme dont les gants étaient garnis de roses pompons ; nous avons répondu : « C’est inutile, jamais nous ne pourrions nous entendre. — Pourquoi ? — Regardez ses gants.... »

Les bijoux à la mode ne sont pas jolis, mais ils sont très-amusants. Ce sont des animaux de toutes sortes : des singes, des renards, des chiens et des chats, des hiboux, des tortues, des lézards, des colimaçons et des chenilles.

Quant aux mouchoirs, ils sont tout à fait pittoresques : ce sont des tableaux brodés, des paysages de coton, des Claude Lorrain faits à l’aiguille, avec des personnages animés. Chaque coin du mouchoir offre un sujet différent. Là, c’est une jeune paysanne conduisant une génisse ; là, une grosse fermière jetant de l’orge à des poules. Ce coin représente un âne et un garçon meunier gravissant le sentier du moulin. Cet autre coin nous montre un chasseur traversant une rivière, une rivière de points à jour merveilleux. La broderie ne s’arrête devant aucune difficulté : elle construit des églises, des chemins de fer, des châteaux et même des forts détachés, ce qui est la dernière mode.