Lettres parisiennes/Année 1845/02

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1845

LETTRE DEUXIÈME.

Le commérage est un des besoins de l’époque. — Les grands hommes aiment les commérages. — L’Académie. — Un billet de M. Villemain. — M. Sainte-Beuve favori des grandes dames.
24 février 1845.

Nous étions bien décidé cette année-ci à éviter l’agréable corvée : il s’agissait de faire notre huitième récit de carnaval. Or, chez les peuples inconstants, les plaisirs sont toujours les mêmes, et l’historien qui se piquerait de raconter trop fidèlement ces folies périodiques et monotones risquerait fort de rabâcher. Tous les ans, pendant les jours gras, on s’obstine à aller voir le matin des masques qui ne doivent paraître que le soir ; tous les ans on donne les mêmes fêtes dans le même but. On a donc tout dit en proclamant que le carnaval cette année a été aussi brillant que celui des années précédentes. À la cour il y a eu spectacle, grands et petits bals ; à la ville, fêtes élégantes et magnifiques ; à l’Opéra, travestissements et divertissements ; à la Chambre, jolie petite parade imitée de Molière ; toutes les puissances ont lutté de zèle pour rendre ces jours joyeux tout à fait semblables à ces autres jours joyeux du passé dont nous avons déjà eu sept fois l’honneur de vous raconter les délirants et méthodiques plaisirs.

La seule nouveauté qui caractérise l’année était un déguisement de circonstance qu’on pourrait appeler travestissement politique. Un habitué célèbre des bals de l’Opéra avait su mériter le surnom de Pritchard, et cet étrange missionnaire dansait avec une telle éloquence, que chaque soir les sergents de ville se voyaient forcés de l’emmener. Alors il s’indignait, et pendant qu’on le traînait en prison il s’écriait d’une voix non moins enrouée qu’inspirée : Je demande une indemnité !… Ce mot était accueilli avec des transports et des bravos furieux, et chaque soir la plaisanterie, recommencée, obtenait le même succès.

Il y avait encore les masques à trois nez. Tantôt les nez étaient posés perpendiculairement : un nez sur le front, un autre sur le nez, le troisième sur le menton, ce qui faisait un profil accidenté d’un effet assez pittoresque ; tantôt les nez étaient placés horizontalement : un au milieu de la figure, deux sur les joues, ce qui était aussi fort laid. Voilà toutes les idées nouvelles, les originalités de l’année, et vous conviendrez que ce n’était pas la peine de risquer de raconter tant de vieilleries quand on n’avait que ces agréables images pour rajeunir ses récits. N’importe, on nous cherche querelle : « Vous n’avez point parlé de cette fête ! vous avez oublié ce bal-là ! vous auriez dû dire telle chose ! — Eh ! nous l’avons dite trois fois. — Il fallait la répéter encore ; nous comptons sur vous pour savoir ce qui se fait dans le monde des frivolités. Vous êtes trop dédaigneux ! vous êtes trop paresseux ! etc., etc. » Et ce sont des plaintes à n’en plus finir… C’est qu’aujourd’hui on éprouve à Paris et partout une curiosité étrange, un besoin immodéré de savoir tout ce que font les gens qu’on ne connaît pas du tout ; c’est qu’aujourd’hui, dans la société, on ne s’intéresse plus qu’aux indifférents ; c’est qu’aujourd’hui, en France, on peut se passer de bien des choses : on peut se passer de poésie tout à fait ; on peut se passer de gloire à la rigueur ; on peut se passer de liberté, mieux qu’on ne le croit ; on peut se passer de dignité, on est dressé à cela ; on peut même se passer d’esprit, à merveille… mais on ne peut plus se passer de commérage… Le commérage est un des besoins, une des nécessités de l’époque. Et hâtons-nous de justifier les femmes que l’on pourrait accuser de propager cette mode nouvelle, les femmes ne sont pour rien dans ces excès. Le commérage n’est plus ce qui les amuse ; elles le trouvent fade ; il leur faut des récits plus énergiques. Nous vous l’avons dit, elles aiment les crimes, les descriptions grossières de séjours affreux ! Ce n’est pas pour leur plaire qu’on se livre à ces bavardages insipides ; non, c’est pour plaire aux hommes instruits, sérieux ; ils aiment passionnément ce genre de conversation, et ils y excellent ; c’est une justice que nous devons leur rendre : leur commérage est gracieux, léger, badin. Celui des femmes, au contraire, est amer, lourd, triste, fatal ; il conduit les hommes sur le pré ; il conduirait les femmes en cour d’assises, si les procureurs généraux les entendaient ; on voit bien qu’elles n’en font plus par goût et pour elles-mêmes, et que, si elles daignent encore s’y abandonner quelquefois, c’est par complaisance, par dévouement.

Nous ne plaisantons pas, ceci est le fruit de profondes observations : plus les hommes sont sérieux, plus ils s’amusent de billevesées. Pour divertir ces esprits-là, il faut de tout petits commérages, des historiettes à noms propres, de longs détails sur des niaiseries, des personnalités sur des inconnus, des particularités sur des imbéciles, de menues calomnies, un propos insignifiant répété et minutieusement commenté, une balourdise échappée à celui-ci, un quasi bon mot attribue à celui-là, des calembours contre un tel, des quolibets contre un autre, des sobriquets contre tous.

Voyez les journaux d’hommes, ceux que s’arrachent les habitués des clubs et des cafés… le Charivari, le Satan, etc., etc. Ils sont tous entièrement remplis de commérages, et ils doivent leur vogue à cette abondance, à cette générosité, à cette prodigalité de commérages. Les rédacteurs de ces malins journaux se croient obligés de mêler à ces commérages beaucoup d’esprit ; folle erreur ! Ils se font grand tort par ce mélange. Les lecteurs ne tiennent pas du tout à l’esprit ; c’est un ingrédient d’un goût trop relevé, qui ôte au commérage sa saveur naturelle : l’esprit les trouble ; quand ils voient qu’il y a quelque chose de fin à comprendre, ça les déroute, ça les fatigue ; un joli mot à saisir, c’est un travail, c’est un souci, c’est quelquefois un piège, et les hommes sérieux n’aiment pas les plaisirs pénibles. Plus ils sont graves dans leurs études et dans leurs affaires, plus ils veulent être naïfs et indolents dans leurs récréations ; cela explique pourquoi, tandis que les femmes frivoles cherchent des distractions violentes dans les romans ensanglantés, les hommes profonds cherchent des distractions amusantes dans des commérages puérils. D’abord on s’étonne de cette différence, puis on finit par la trouver toute naturelle ; il n’est pas nécessaire qu’il y ait harmonie entre les aptitudes et les délassements ; on n’est pas forcé d’assortir ses plaisirs à ses travaux ; au contraire, l’enfantillage du caractère est souvent même un symptôme de gravité dans l’esprit, comme la cruauté, la violence des idées et des goûts est souvent une conséquence de la douceur et de la charité des habitudes : les vrais méchants s’amusent peu des cruautés imaginaires ; les niais ne s’amusent pas non plus des niaiseries : ils les prennent au sérieux, ils en font des affaires d’État ; les sots ne savent pas rire. La manie des commérages est, en général, la manie des grands hommes, des hommes supérieurs ; c’était celle de Bonaparte, c’est encore celle de l’empereur Nicolas, du prince de Metternich ; un peu, dit-on, de M. de Chateaubriand… Aussi, lorsque nous constatons le progrès que cette manie fait chaque jour, ne prétendons-nous pas faire une critique amère de l’esprit du temps ; nous voulons seulement répondre à quelques gémissements des gens du monde qui regrettent l’incognito et qui déclament contre l’indiscrétion des journaux. Nous voulons leur dire ce que nous disions dernièrement à propos des romans-feuilletons : Les journaux ne sont point coupables ; ils ne donnent pas la mode, ils la subissent ; ils sont dans la dépendance du public ; ce bon public veut tout savoir… ils lui disent tout : c’est sa curiosité qui fait leur indiscrétion. — Vos ridicules le divertissent, monsieur ; il faut bien lui parler de vos ridicules… Vos prétentions et vos caprices l’intéressent, madame ; il faut bien lui parler de vos prétentions et de vos caprices… Eh ! mon Dieu, le jour où les commérages ne lui plairont plus, les journalistes, qui pourraient faire autre chose, n’en feront plus ; ce n’est pas déjà si amusant que de s’occuper de vous ! c’est bon pour les hommes graves ; mais pour les poëtes, c’est un plaisir médiocre ; et, vous le savez, les feuilletonistes sont presque tous des poëtes découragés, qui font du commérage malgré eux, comme les femmes, sinon par complaisance et par dévouement, du moins par raison, c’est-à-dire par désespoir.

Résumé de nos observations :

Littérature des femmes : crimes et jurons.

Littérature des hommes : calembours et commérages.

Ne demandez plus maintenant pourquoi les grands poëtes font de la politique, pourquoi les petits écrivent des feuilletons.

Cela dit, tâchons de plaire aux hommes sérieux par les niaiseries les plus variées.

Commérages politiques : Le monde parlementaire a été fort agité cette semaine. La moindre visite d’un homme d’État chez un autre homme d’État, la moindre conversation entre deux personnages importants, donnaient lieu à une foule de conjectures. On a beaucoup parlé du dîner séditieux de M. le comte de Saint-Priest. Cette victime du 29 octobre avait réuni chez elle le président du conseil du 15 avril et le président du conseil du 1er  mars…

Ce genre de nouvelle est fort goûté par les hommes sérieux ; les uns s’en vont répétant partout : « Eh bien, M. de Saint-Priest se venge ! il invite chez lui M. Molé et M. Thiers. — Oui, répondent les autres ; il leur a donné un dîner de coalition… » Et tous ensemble font vingt commentaires sur ce fait, en se cachant mutuellement qu’ils l’ont lu dans un journal ; car c’est encore une des manies du temps d’avoir toujours l’air d’être très-bien informé.

Il y a des députés qui ont voté en faveur du ministère et qui crient contre lui beaucoup plus fort que ceux qui ont voté franchement avec l’opposition. Quand on leur demande l’explication de cette inconséquence : « Nous ne voulons pas, disent-ils, renverser le ministère avant la fin de la session, à cause des chemins de fer… » Voilà une explication adroite bien capable d’apaiser l’électeur en courroux !

Commérages mondains : Jeudi, chez madame l’ambassadrice de Belgique, il y avait grande réunion. M. le ministre de l’instruction publique y est venu à une heure du matin. C’était un peu tard, mais cela voulait dire : « Moi aussi je reçois le jeudi, et j’ai eu ce soir tant de monde !… Le jeudi, je ne suis libre que le vendredi. »

Cette espèce de petite nouvelle n’est pas non plus sans charme pour les hommes sérieux ; ils aiment singulièrement à savoir quels jours reçoivent les ambassadeurs et les ministres. Il y a des gens qui ne vont nulle part, qui ne peuvent quitter le coin de leur feu, qui sont malades, goutteux, paralytiques, et qui veulent absolument connaître tous les jours de réception. Ils sont étendus sur leur chaise longue, ils gémissent ; mais si par moments ils cessent de gémir, ils disent : « Ah ! c’est aujourd’hui dimanche… On va ce soir à l’ambassade de Sardaigne. — Qui ? votre sœur, votre femme ? » — Non, ils ne connaissent personne qui doive y aller ; mais ils sont bien aises de savoir que toutes sortes de gens qu’ils n’ont jamais vus y seront. Abnégation touchante ! — Qui ose parler d’égoïsme après de tels exemples ?

Il y a encore une autre espèce de détails qui intéresse vivement les lecteurs badauds, c’est la description fidèle des habitations ; mais nous ne pouvons qu’approuver cette curiosité pleine de sagesse ; nous-même nous préparons en ce moment un travail profond sur cet important sujet ; le premier chapitre est intitulé : De l’influence des appartements sur les caractères, les ambitions et les destinées.

On nous fait un crime affreux de n’avoir point parlé d’une mémorable lecture faite chez madame la princesse de Canino, une tragédie de Lucien Bonaparte : les Enfants de Clotaire… remplie de vers à effet, lue parfaitement par M. Ed. Mennechet sous un magnifique tableau de Raphaël estimé cent mille francs ! C’était là un grand événement !… et personne ne nous pardonne de l’avoir oublié, pas même les gens qui ne savent pas trop ce que c’est que Raphaël et qui n’ont jamais su ce que c’était que Clotaire.

On nous reproche aussi beaucoup d’avoir négligé la dame aux sept petites chaises (steeple-chase). Eh ! vraiment, nous n’osions plus parler d’elle ; on est allé dire à trois ou quatre femmes très-aimables, qui ne méritent nullement cet outrage, que c’étaient elles que nous voulions peindre dans cette trop naïve personne… Comprenez-vous cela, qu’on aille dire effrontément à une femme : Cette sotte, c’est vous ; je vous ai tout de suite reconnue ! Voilà pourtant ce qu’on a fait. Nous étions résolu à ne plus penser à elle ; mais puisqu’on la regrette tant, nous vous dirons encore une naïveté qui lui est échappée. M. de M… racontait qu’il avait assisté, le 12 du mois dernier, à une solennité charmante chez la comtesse R… Là, de très-belles femmes, des hommes d’esprit, des talents célèbres, avaient été réunis dans un splendide souper, pour célébrer le premier jour de l’année russe ; on avait servi, au commencement de la soirée, du thé, des glaces, comme partout ; mais à minuit on avait apporté sur des plateaux, au lieu de friandises, des verres de vin de Champagne, et chacun s’en était allé en caravane, le verre en main, trinquer avec la maîtresse de la maison et lui souhaiter la bonne année. — Mais c’était le 13 janvier ! s’écria la dame aux sept petites chaises. — Oui. — Ah ! que je n’aimerais pas à habiter un pays où le premier jour de l’année tombe un 13 !… — Ingénieuse superstition !

Paris est divisé depuis trois semaines en deux sociétés : celle qui danse, et celle qui chante. La Chaussée d’Antin, peu scrupuleuse, malgré le carême, danse ; le faubourg Saint-Germain et le faubourg Saint-Honoré, plus convenables, se contentent de chanter éperdument. Ne croyez pas ceux qui vous disent que l’on donne des bals dans le grand monde ; cela n’est pas ! Les gens bien élevés savent s’abstenir… en apparence… de toute chose condamnée ; s’ils ont de la religion, ils respectent la religion ; s’ils n’en ont pas, ils respectent ceux qui en ont et ils se gardent bien de les offenser en leur offrant des fêtes inopportunes. Nous n’aimons pas que l’on se fasse un jeu de narguer les croyances des autres ; il est vrai que nous n’aimons pas non plus que l’on se pare des siennes ; nous sommes difficile à contenter. Nous blâmons les gens peu dévots qui donnent des bals pendant le carême, et nous blâmons aussi les gens trop dévots qui nous envoient des billets d’enterrement tout remplis de fatuité religieuse, comme celui-ci que nous avons reçu ce matin :

« Madame une telle, mademoiselle une telle, M. un tel, etc., etc., ont l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’ils viennent de faire en la personne de madame la marquise une telle, leur tante, cousine, etc., etc., décédée à l’âge de…, en son hôtel, à Paris ;

» Administrée des sacrements de notre sainte mère l’Église. »

Cette confidence imprimée nous semble assez inconvenante. Nous comprenons que des parents sentent leurs regrets adoucis en pensant que la personne qu’ils pleurent est morte en paix avec le ciel ; mais nous ne comprenons pas qu’ils fassent part à tout le monde de cette sainte consolation, et qu’ils chargent une compagnie ou un office de publicité de répandre cette bonne nouvelle dans la société parisienne. Cette fausse dévotion, toute de vanité, nous déplaît autant que l’ironie voltairienne. N’avons-nous donc à choisir qu’entre les hypocrites et les impies ? Eh bien, nous aimons encore mieux ceux-ci ; on peut du moins les convertir ; et puis ils ne font de tort qu’à l’impiété, ce qui est indifférent ; les autres font du tort à la religion elle-même, c’est plus dangereux. Ils sont comme les républicains, qui compromettent la république et qui empêchent depuis cinquante ans que le grand règne de la liberté n’advienne. La religion ! la religion ! quelles nobles et belles choses ! et quel dommage que les intrigants, les envieux et les ambitieux soient toujours les premiers à comprendre la beauté et la noblesse des choses !

Essayons un commérage sur les bêtes féroces. À la dernière représentation de Carter, vers la fin du premier acte, au moment où l’Égyptien lutte avec le lion du désert, la toile, trop hâtive, est tombée sur la crinière du lion. Sa terrible tête et ses deux pattes de devant restèrent sur la scène : il avait l’air d’un chenet vivant et menaçant. Le roi du désert attendait avec patience qu’on vînt le délivrer, et le chef d’orchestre, pour le distraire des ennuis de cette demi-captivité, jouait avec lui, lui donnant de petits coups d’archet sur le nez, et l’animal intelligent répondait à ces coquettes agaceries par un gracieux sourire qui ne laissait pas d’être formidable. Cette scène improvisée eut un immense succès dans la salle, et pourtant, quoi de plus triste ? Ô décadence ! les lions qui entendent la plaisanterie ! Où allons-nous ?

M. Villemain est tout à fait guéri et plus spirituel que jamais, si spirituel même que tout le monde ne veut pas encore convenir qu’il soit complètement guéri : il y a des gens qui ont intérêt à faire croire que les choses piquantes qu’il dit sont un reste d’égarement. Qu’avait-il donc ? — Une fièvre cérébrale compliquée d’une crise nerveuse et ministérielle. Cela rappelle ce mot de Gérard de Nerval. Lui aussi avait été confié un peu trop tôt aux soins du docteur Blanche. Quand on lui demandait : « Qu’avez-vous eu ? » il répondait : « Une fièvre chaude compliquée de médecins. » Or M. Villemain avait eu pour le secourir cinq médecins et huit ministres : on aurait succombé à moins. Nous venons de lire ce billet charmant écrit par lui à une de ses anciennes amies ; elle lui avait prêté les poésies d’André Chénier ; elle demeure près de la maison qu’il habite :

« Madame, un académicien malade, qui ne lit plus de vers et ne sait plus par cœur que les vôtres, se fait scrupule de garder ce volume que vous lui avez prêté il y a quelques mois. Il a l’honneur de le faire remettre à votre porte, inutilement voisine de la sienne ; et il saisit cette occasion de vous offrir l’hommage de son respect et l’assurance qu’il n’est mort ou imbécile qu’officiellement. »

Dans ces quelques mots, il y a de tout : une flatterie volontairement exagérée, un regret affectueux et triste, une formule très-respectueuse, une épigramme très-mordante ; ce sont bien là tous symptômes de raison, ou nous ne nous y connaissons plus.

On se querelle, on se bat pour aller jeudi à l’Académie. La réunion sera des plus complètes, il y aura là toutes les admiratrices de M. Victor Hugo ; il y aura là toutes les protectrices de M. Sainte-Beuve, c’est-à-dire toutes les lettrées du parti classique. Qui nous expliquera ce mystère ? Comment se fait-il que M. Sainte-Beuve, dont nous apprécions le talent incontestable, mais que tout le monde a connu jadis républicain et romantique forcené, soit aujourd’hui le favori de tous les salons ultra-monarchiques et classiquissimes, et de toutes les spirituelles femmes qui règnent dans ces salons ? On répond à cela : « Il a abjuré… » Belle raison ! Est-ce que les femmes doivent jamais venir en aide à ceux qui abjurent ? La véritable mission des femmes, au contraire, est de secourir ceux qui luttent seuls et désespérément ; leur devoir, d’assister les héroïsmes en détresse. Il ne leur est permis de courir qu’après les persécutés ; qu’elles jettent leurs plus doux regards, leurs rubans, leurs bouquets, au chevalier blessé dans l’arène, mais qu’elles refusent même un applaudissement, au vainqueur félon qui doit son triomphe à la ruse. Oh ! le présage est funeste ! Ceci n’a l’air de rien, eh bien, c’est très-grave ; tout est perdu, tout est fini dans un pays où les renégats sont protégés par les femmes ; car il n’y a au monde que les femmes qui puissent encore maintenir dans le cœur des hommes, éprouvé par toutes les tentations de l’égoïsme, cette sublime démence qu’on appelle le courage, cette divine niaiserie qu’on nomme la loyauté.