Lettres parisiennes/Année 1845/03

La bibliothèque libre.


◄  II.
IV.  ►
1845

LETTRE TROISIÈME.

Le règne des fourbes. — La France perdue par les femmes. — Les roués bêtes. — Les favoris de Polichinelle. — Tom Pouce. — Les bulles de savon. — Gouverner, c’est amuser.
29 mars 1845.

L’autre jour, à propos d’une innocente apostasie littéraire, nous avons accusé les femmes de protéger un peu trop tendrement la ruse, la félonie. Le fait est que, depuis quelques années, le courage et la droiture sont entièrement passés de mode ; les fourbes sans esprit, les intrigants moroses sont en tous lieux les favoris des belles. Il faut flétrir ce favoritisme dangereux ; il ne faut pas permettre qu’il s’établisse, ce règne brutal, le règne des envieux et des traîtres. Dieu sait où il nous mènerait !

À eux !… non… nous ne leur en voulons pas personnellement… Nous ne les aimons pas, mais nous les plaignons ; ils doivent être bien malheureux ! Ce sont des esprits malingres et inquiets qui doutent toujours d’eux-mêmes et de la Providence ; ils emploient la ruse, parce qu’ils sentent qu’ils n’ont pas la force ; ils trichent au jeu, parce qu’ils se défient du sort ; ils se déguisent, parce qu’ils sont mécontents de leur nature ; ils mentent, parce qu’ils sont honteux de leur vérité. Oh ! nous leur pardonnons de mentir ; bien mieux, nous les remercions du mensonge, et, puisque leur pensée est si laide, nous leur savons un gré infini de nous la cacher.

Pauvres gens ! voyez comme ils ont l’air triste, comme ils passent humblement devant vous, le front baissé, le regard morne, les mains suppliantes ; ils semblent toujours vous adresser des excuses, à vous qu’ils ne connaissent pas. Hélas ! ils s’excusent d’être ce qu’ils sont, des cœurs malsains, tourmentés d’une haine vague, froide, permanente et implacable, qui se porte indistinctement sur toute chose aimée ou admirée, hommes, animaux, objets ; car ils détestent les choses précisément pour ce qui fait leur mérite ou leur charme : ils haïssent la jeune fille pour sa beauté, le jeune homme pour son élégance, l’enfant pour sa gentillesse, le cheval pour sa noblesse, la levrette pour sa légèreté, l’oiseau pour sa chanson, l’abeille pour son miel, la fleur pour son parfum, et ils souffrent cruellement de cette haine universelle qui ne leur laisse point de repos. Tout ce qui fait notre joie fait leur tourment ; un son pur est pour eux une note fausse ; ils ont horreur de tout ce qu’on vante. Quand on leur dit : « Venez entendre ou venez voir cela, c’est superbe ! » ils s’enfuient bien vite ; ils ne veulent pas même risquer d’admirer. Et ils traînent partout cette humeur jalouse à laquelle ils donnent une belle apparence de préoccupation philosophique, d’indignation puritaine, mais dont ils savent mieux que nous le sens véritable ; ils parviennent à nous tromper, nous autres, quelquefois ; mais, les malheureux, ils ne peuvent jamais se tromper eux-mêmes, ils ont le secret de leur misère, ils ont eux-mêmes sondé leurs plaies, ils ont eux-mêmes analysé leur venin, et toute cette rage qui les dévore, cette âcreté qui se fait sentir dans leurs discours les plus doucereux, ce dépit violent qui éclate jusque dans leurs flatteries serviles, cette malveillance contre la création entière, cette lutte sournoise contre tout ce qui est grand, fort et généreux, ce courroux mitigé et menaçant, cette rancune patiente et croissante, ce fiel qui souille, ces anneaux qui étouffent, ce dard qui tue, toutes ces allures de reptile que vous appelez perfidie et méchanceté, tout cela n’est au contraire que souffrance et humilité ; tout cela, c’est intéressant, ce sont des cris et des larmes, ce sont les aveux involontaires d’une indigence trop profondément reconnue, ce sont les épanchements douloureux d’une modestie poignante et désespérée.

Allez, ça ne doit pas être agréable que de rouler toujours dans sa tête des pensées mauvaises ; si petit que soit un cœur, quand il est chargé de haine, il doit être bien lourd !

Et, d’ailleurs, faut-il à ces êtres malheureux faire un crime de leur misérable destin ? Est-ce leur faute à eux si Dieu les a maudits, sans daigner les informer du sujet de sa colère ? Leur élément, c’est le mal ; mais ont-ils choisi leur élément, et sont-ils coupables d’y vivre ? Ils fuient l’éclat de la lumière, mais ont-ils des yeux qui puissent la supporter ? Depuis quand fait-on un crime aux hiboux, aux chauves-souris, aux chouettes, de leur malveillance contre le soleil ? A-t-on jamais reproché aux caïmans, aux grenouilles, leur préférence marquée pour les marais infects et les eaux bourbeuses ? Cherche-t-on querelle à la taupe pour ses goûts mystérieux et souterrains ? Va-t-on chicaner les ours sur les antres obscurs, les climats brumeux qu’ils affectionnent ?… Pensez-vous que ce soit par plaisir qu’on habite dans l’ombre et dans la fange ? Non sans doute : c’est qu’on y est forcé par un irrévocable arrêt. Plaignons-les donc, ces pauvres êtres proscrits que Dieu a condamnés à la fange éternelle, dont le triste destin est de redouter comme fatales toutes les puretés : la pureté du jour, la pureté des eaux, la pureté des cœurs ; respectons le mystérieux jugement qui les a frappées, ces victimes d’une vengeance inconnue, et pardonnons-leur le mal passager qu’elles nous font, en considération du constant supplice qu’elles endurent !

Soit, pardonnons-leur ! mais ne pardonnons pas à ceux qui les protègent ; à ceux qui vont les pêcher au fond de leur marécage pour les lancer dans le monde ; à ceux qui commanditent leurs entreprises perfides ; à ceux qui utilisent leur venin ; et gémissons courageusement contre les femmes qui, par erreur ou par caprice, exercent depuis quelques années dans la société parisienne et provinciale cette fâcheuse autorité, cette coupable influence que nous appelons « le patronage des reptiles… » Dans le paradis… passe encore. Ce goût funeste pouvait se comprendre : dans ce séjour d’innocence sublime, de simplicité puissante, de grandeur naïve, la perfidie était la variété, et le désir du changement peut servir d’excuse à la fantaisie… Mais ici-bas, mais parmi nous, ce prétexte-la n’existe même plus ; et l’on a peine à s’expliquer que les femmes, les femmes !… ces modèles de dignité, ces grands maîtres en délicatesse, ces gardiennes de l’idéal dans ce triste monde des réalités, oublient leur mission au point de préférer partout l’astuce à la franchise, la finasserie à la force, le factice au naturel, le calcul adroit au dévouement généreux, la prudence au courage, l’habileté au génie, et puisque nous sommes en train de parler animaux, ajoutons le chacal au lion, le serpent à l’aigle. Qui donc maintenant osera se montrer noblement fier, généreusement brave, poétiquement délicat, héroïquement dévoué, si la délicatesse, la générosité, la bravoure, ne sont plus les vertus qui plaisent aux femmes ? Et que deviendront elles-mêmes ces vertus sublimes, si les femmes, pour qui elles ont été imaginées, les proscrivant avec dédain, s’écrient : C’est une mode passée, nous n’en voulons plus ! Leur nom même bientôt se perdra ; déjà on les débaptise, déjà dans toute la France constitutionnelle un désintéressement sans arrière-pensée s’appelle duperie ; déjà chez les parvenus satisfaits, le dévouement aux intérêts du peuple s’appelle utopie séditieuse ; depuis longtemps, vous le savez, chez les industriels ministériels, la fierté patriotique se nomme préjugé national ; les phalanstériens appellent le courage guerrier une sanglante absurdité ; Scribe appelle l’amour une erreur du jeune âge ; beaucoup de gens nomment la délicatesse fausse honte ; la dignité, ridicule orgueil ; tout le monde s’accorde pour nommer l’enthousiasme… folie !

Par un travail contraire, ou plutôt par une conséquence naturelle, les plus vilaines choses ont pris des noms charmants. Le succès purifie tout ; la nécessité excuse les actions les plus laides. Les mœurs constitutionnelles ont cela d’aimable, qu’elles amènent dans le pays une corruption naïve et insensible dont personne ne pense à s’indigner. On agit avec une telle précipitation dans les luttes parlementaires, qu’on n’a pas le temps de choisir ses moyens. Un candidat, au jour des élections, par exemple, n’a pas un moment à perdre en vaine pruderie ; il lui faut tout de suite un obstacle à opposer à son rival… On lui offre une calomnie, il la prend à la hâte et sans songer à mal ; cette calomnie n’est plus à ses yeux une calomnie, c’est une ruse de guerre, et voilà tout. S’il triomphe, il permettra à la vérité de se faire jour ; une fois arrivé à son but, il renverra cette calomnie à son véritable propriétaire, comme un véhicule qu’il a pris à l’heure et dont il n’a plus besoin.

À la tribune, même indulgence, même élasticité, même désinvolture dans les consciences ; là aussi la nécessité fait loi ; là il n’y a plus qu’une honte, c’est d’être décontenancé, et l’orateur a le droit de tout dire pour échapper à ce danger : à une interpellation qui l’embarrasse, il a le droit de répondre comme il l’entend… Il lui vient un mensonge… va pour le mensonge. À la tribune, le mensonge prend le beau nom de mouvement oratoire. Mentir, mentir trois fois d’une voix forte et sonore… cela s’appelle tenir tête à l’orage ; bravo ! Le véritable orateur ne connaît plus rien, ni pays, ni parents, ni devoir… il dirait le secret de l’État, il dirait le secret de sa mère, plutôt que de rester court… Et ces légères indiscrétions s’appellent encore de l’éloquence.

Ainsi l’on calomnie très-fort sans être méchant, l’on ment beaucoup sans être menteur, c’est un effet constitutionnel qu’il faut subir ; dans les moments de crise, on ne peut pas se permettre d’avoir des scrupules. Des scrupules, grand Dieu !… mais dans ces jours de batailles acharnées où l’on n’entend parler que de séance décisive, de vote décisif, de manœuvre décisive…, c’est-à-dire de péril extrême, de situation impérieuse où toutes les ruses sont autorisées, où tous les expédients semblent bons… le mot scrupule est synonyme d’imprudence, et il faut une mémoire bien fidèle, une véracité bien érudite pour se rappeler la signification primitive de ce vieux mot, dont l’usage serait si dangereux.

Et nul ne réclame contre cet affreux vocabulaire de la constitutionnalité !… Nous seul avons cette audace, non comme moraliste, mais comme philologue, car nous ne sommes pas exigeant, nous ne voulons pas changer ce qui est, nous n’avons pas la prétention de détruire le mal, nous ne vous demandons qu’une chose, c’est de ne pas le confondre avec le bien… Et si c’est trop demander, nous permettrons encore aux hommes de colorer leurs misérables actions des noms les plus pompeux ; mais nous supplierons avec instance les femmes de conserver religieusement, comme les prêtres de l’Inde, la tradition de la langue sacrée… Et qui donc les sauvera de l’oubli ces nobles expressions, ces poétiques images, dont nos pères se servaient pour rendre leurs généreuses pensées, si le souvenir des femmes refuse de les recueillir, si leur voix douce et puissante refuse de les répéter ? Les femmes seules peuvent encore nous sauver des dégradations de la constitutionnalité ; et les voilà qui se font les complices de ce fléau corrupteur !…

Mais vous ne voyez donc pas où nous allons ? mais vous ne remarquez donc pas à quel point nous sommes déjà changés ? Nous étions jadis francs, généreux, braves, élégants et spirituels, et voilà déjà que nous devenons fourbes, avides, poltrons, sales et bêtes. Des roués bêtes !… est-il rien de plus affreux ? Nous étions un peuple de troubadours et de chevaliers : nous formons aujourd’hui une population entière de vieux avoués retors et rapaces, tristes et lourds, ne riant jamais… que d’une belle action. Nous avions autrefois sur la tête un casque d’or ; nous n’avons plus aujourd’hui qu’un bonnet de coton sordide ; on nous a ôté toute notre grandeur, toute notre poésie ; mais vous ne comprenez donc pas qu’on nous perd, qu’on nous ruine, par cette honteuse métamorphose ! Notre force était dans notre héroïsme, notre richesse était dans notre esprit. Notre puissance, à nous, est toute morale, notre influence est tout intellectuelle ; elle est immense, mais elle ne peut s’analyser… C’est un prestige : une froide combinaison l’anéantit. Nous ne pouvons que l’impossible, nous ne devons compter que sur l’imprévu. La raison, pour nous, c’est la mort. Le jour où nous calculerons… nous périrons !… et l’on ne nous apprend plus qu’une chose : à calculer, à tout calculer… et nous périrons avant l’heure, avant l’heure marquée pour nous au cadran des nations, parce que les femmes n’aiment plus que ceux qui savent calculer, parce qu’elles choisissent aujourd’hui constitutionnellement les plus habiles et les plus heureux, au lieu de choisir royalement, comme faisaient autrefois leurs vaillantes aïeules, les plus braves et les plus dignes.

Depuis huit jours, Paris est retombé dans le délire ; il s’amuse, il s’agite ; cela fait peine à voir. Ses plaisirs ressemblent à des labeurs ; il a l’air de vouloir expier le doux repos qu’il a goûté pendant les derniers jours du carême ; on dirait qu’il fait pénitence de ses austérités. La fièvre des concerts n’a rien perdu de son intensité, et déjà la fièvre des bals se révèle par les plus effrayants symptômes. Les guirlandes ont reparu sur les fronts : guirlandes de printemps, guirlandes de roses fanées ayant pour tige un fil de fer, pour épines des fils de laiton ; bref, guirlandes de fleurs naturelles. Cette parure n’est pas fraîche, mais elle est au moins d’une forme gracieuse ; elle vaut mieux, selon nous, que ces affreux panaches nacarat que les jeunes femmes avaient adoptés cet hiver pour coiffure de concert ; cela se mettait avec une robe de velours nacarat ornée de cinq ou six volants de dentelles, ce qui avait l’avantage de métamorphoser à l’instant même une jeune et belle femme, une nouvelle mariée, en une vieille tante du Gymnase. Du satin sous des dentelles, c’est charmant ; mais des dentelles sur du velours, quelle profanation ! et c’était pourtant la grande mode cette année. Il y avait encore une autre invention qui était fort à la mode, c’était une coiffure composée de deux touffes de marabouts blancs posées de chaque côté des joues. La jolie madame de B… était, l’autre soir, coiffée de cette façon ; elle minaudait et souriait très-gentiment : ses admirateurs lui disaient qu’elle avait l’air d’une jolie petite chatte ; mais son oncle (un oncle est un frondeur donné par la nature), s’approchant d’elle d’un air maussade, lui jeta ces mots d’un ton bourru : « Ma nièce, pourquoi avez-vous volé les favoris de Polichinelle ? C’est très-mal et c’est très-laid ! »

Elle était furieuse, mais nous avons bien ri.

Il y aura, de lundi en huit, grande fête à l’ambassade de Belgique, dans ce même hôtel déjà célèbre du temps de l’Empire par ces bals masqués que l’empereur aimait tant. Il y arrivait à neuf heures précises en domino ; il ne parlait à personne, personne n’osait lui parler, et il y restait jusqu’à trois heures du matin. Qu’est-ce qui pouvait donc tant lui plaire dans ces fêtes ? L’intrigue ?… il n’y en avait pas ; l’incognito ? on le nommait tout haut. — C’était le masque… Un masque solidement attaché ! quelle jouissance pour un souverain !

À propos de l’empereur et de l’Empire, M. Thiers a envoyé son dernier ouvrage à M. Guizot. On raconte que ces deux adversaires politiques se sont rencontrés ces jours-ci chez madame la princesse de Lieven. En entendant annoncer M. Thiers, madame de Lieven a d’abord voulu faire défendre sa porte à M. Guizot ; mais M. Thiers ayant réclamé avec instance contre cet ordre rigoureux, M. Guizot est entré. Alors une conversation coquettement hostile et amèrement courtoise s’est, assure-t-on, engagée entre eux. « Vous voulez nous renverser, aurait dit M. le ministre des affaires étrangères ; mais, je vous en préviens, nous ne nous y prêterons pas, et vous serez forcé de nous mettre à la porte. » À cela, le premier mars aurait répondu que, s’il le fallait absolument, il comptait bien en venir là, et que c’était une extrémité qu’il entrevoyait sans horreur. Et tous deux, en causant ainsi, souriaient avec beaucoup de grâce Après tout, pourquoi ces messieurs prendraient-ils leur courroux au sérieux ? Leur haine est aussi fragile que leur alliance ; ils se haïssent en attendant qu’ils s’allient ; ils se combattent jusqu’au jour où ils se coalisent ; ils se détestent aujourd’hui, mais il faut peu de chose pour qu’ils s’entendent demain Oh ! presque rien… un troisième personnage à détester ensemble, cela les unirait bien vite. Les haines intermittentes n’ont pas le droit d’être implacables, ce serait une prétention par trop ridicule ; il faut être juste, il faut être prudent aussi ; songez donc que dans les luttes constitutionnelles tout est caprices, revirements, chassés croisés ; il peut arriver telle circonstance où l’on se trouve avoir besoin de son plus mortel ennemi, et l’on doit toujours, même en le renversant, prévoir le cas ou l’on pourrait en faire un associé puissant et un complice terrible. Ô volage et tortueuse constitutionnalité, tu ne permets pas même dans la haine la constance et la naïveté !

Le héros du jour, le lion du moment, c’est le général Tom Pouce. Après les petites sauteuses viennoises, c’est un succès d’à-propos ; après les poupées, le nain !… Pauvre peuple d’envieux, comme on se moque de toi ! Avec quelle spirituelle ironie on te flatte dans tes goûts puérils ! On le sait, tu n’aimes pas à regarder quand il te faut lever les yeux ; mais si, pour admirer, il ne faut que regarder par terre, tu consens à admirer : aussi l’on ne te présente que des idoles microscopiques. L’adoration des moindres, voilà encore un des charmants effets du régime de l’égalité.

Cependant, nous devons à la vérité de dire que ce peuple jaloux consent quelquefois à s’intéresser à ce qui est au-dessus de lui et à lever les yeux pour admirer. Le jeudi de la mi-carême, cette année, par exemple, les badauds promeneurs ont passé leur soirée dans une admiration bien naïve et bien motivée. Plus de dix mille personnes sont restées sur le boulevard des Italiens pendant de longues heures, le nez en l’air, les yeux ravis, dans l’attitude de la contemplation, occupés à regarder… une comète ? un ballon ? moins que cela : des bulles de savon qui sortaient d’une des fenêtres de la maison située au coin de la rue Richelieu. Ces bulles de savon étaient d’une grosseur prodigieuse ; elles contenaient de la fumée de tabac. D’abord on disait : « Est-ce bien une bulle de savon ?… n’est-ce pas un petit ballon d’essai ? » Puis lorsque la bulle venait à crever en heurtant le volet d’une boutique ou le sommet d’une enseigne, et qu’on voyait tout à coup s’élever un léger nuage, et qu’on reconnaissait le doux parfum du cigare bien-aimé, l’étonnement redoublait, et l’on se demandait avec inquiétude quel souffle éolien avait pu gonfler ces bulles aux proportions formidables. Le nom de Vivier circulait alors dans la foule, et tout s’expliquait. Pour ce fameux sonneur de cor, qui chante cinq notes à la fois, ce n’est rien que de souffler dans un chalumeau devant les populations enthousiasmées ; ils étaient là plus de dix mille et ils sont restés là trois heures. Des poupées, des nains, des bulles de savon !… Un peuple si facile à amuser ne devrait pourtant pas être difficile à gouverner, car gouverner c’est amuser.