Lettres parisiennes/Année 1847/02

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1847

LETTRE DEUXIÈME.

La fête et l’incendie. — Effroi comique. — Chacun sa peur. — Sauvetage d’un chef-d’œuvre. — Une femme laide cherchant un sauveur qui la perde. — Qu’est-ce qui fait démolir la maison ? — C’est l’architecte. — Qu’est-ce qui découvre l’incendie dès qu’il est éteint ? — C’est un diplomate.
24 janvier 1847.

— Eh bien, vous y étiez, à ce bal ?

— Oui.

— C’était effrayant.

— C’était charmant. D’abord, la salle où l’on dansait était magnifique ; on l’avait construite exprès pour la fête, et cependant elle n’avait rien de provisoire ; de riches tentures de velours cramoisi, bordées de crépines d’or, lui donnaient un aspect majestueux que n’ont point ordinairement les constructions éphémères ; jusqu’à présent le coutil, le calicot, la mousseline de laine, étaient les seuls ornements des salles de bal improvisées. Mais cette fois il s’agissait d’une fête d’hiver, et ces étoffes trop champêtres auraient semblé hors de saison. De belles glaces habilement disposées, des fleurs répandues à profusion, égayaient ces velours un peu graves et leur ôtaient leur dignité magistrale ; et rien n’était plus joli à voir que ces gracieux visages, ces fraîches parures, se dessinant sur ce fond sombre, à la clarté des lustres étincelants.

Il y avait là les grands seigneurs de tous les pays, les grandes dames de tous les quartiers : celles du faubourg Saint-Germain, celles du faubourg Saint-Honoré, celles de la Chaussée d’Antin ; car le salon de madame la duchesse de Galliera est un terrain neutre sur lequel viennent se rencontrer toutes les rivalités et se mesurer toutes les ambitions. C’est là que peuvent être observés tous ces étonnants phénomènes de transformation, de modification, d’assimilation, découverts par la nouvelle chimie politique. C’est là que l’on vit pour la première fois, il y a deux ans, M. Molé et M. Thiers causer pendant une heure avec une confiance significative ; c’est là que l’on peut étudier les chances des ministres aspirants, au plus ou moins de politesse que daignent déployer leur sœur, leur femme ou leur fille. « Que madame une telle est gracieuse ce soir ! — Ah ! mon Dieu, vous m’alarmez ! son mari va rentrer aux affaires. — Pourquoi ? — C’est un symptôme, madame une telle n’est jamais polie que dans l’espérance. » C’est là aussi que se cherchent les ennemis qui sont en coquetterie ensemble ; c’est là que les ministériels aventureux vont agacer les jeunes députés flottants ! c’est là enfin que viennent se livrer les grands combats de diamants à feux croisés ; les diadèmes de l’Empire, les couronnes de la Restauration, les guirlandes du Juste-Milieu, luttent d’éclat et de beauté dans ces fêtes superbes ; et ce contact n’est pas celui qui contribue le moins à leur splendeur. On dansait avec enthousiasme ; on causait, on riait ; le bal en était au plus beau moment de sa fièvre, lorsqu’une vague odeur de brûlé se répandit tout à coup dans le premier salon. M. de B…, il fallait bien que ce roi des fêtes, ce héros des inondations, jouât un rôle dans cet événement ; quand on a lutté contre la fureur des flots, on se doit de lutter contre la fureur des flammes, n’est-ce pas ? vous n’admettez point de caprices dans le sauvetage. Or M. de B…, en traversant le salon, jeta les yeux du côté d’une bouche de chaleur placée derrière la porte ; une lueur imperceptible suffit pour l’avertir. « Le feu est à la maison ! » pensa-t-il, et très-adroitement il conduisit la jolie duchesse de D…, à qui il donnait le bras, dans la salle à manger, et, tandis qu’elle prenait une glace à la vanille ou à la fraise, il dit très-bas au maître d’hôtel : « Envoyez chercher les pompiers, le feu est dans le calorifère ; donnez moi une hache et apportez des seaux d’eau. » Puis il ramena la charmante duchesse dans la salle de bal, où son valseur la cherchait. Dès qu’on eut apporté la hache, M. de B… dégagea l’ouverture du calorifère ; la flamme sortit furieuse, mais on l’étouffa aussitôt ; alors une épouvantable fumée s’éleva en colonnes grisâtres le long des lambris, et l’effroi commença à courir de salon en salon. « Ce n’est rien, disaient les hommes sages ; les calorifères étaient trop chauffés ; on a voulu les éteindre, on a jeté de l’eau, de là vient la famée. » Mais à chaque coup de hache donné dans le mur, des langues de feu sortaient avec violence, et la fumée, qui commençait à se colorer de tons roux assez effrayants, augmentait toujours.

Déjà dans le premier salon on était asphyxié, une toux générale avait remplacé les conversations ; doux propos d’amour, discussions politiques, conjectures diplomatiques, combinaisons littéraires, flatteries, médisances, taquineries, malices, tout se confondait dans une quinte unanime. On s’inquiétait bien un peu, mais on riait encore. Tout à coup des cris de terreur partent d’un groupe de femmes, et les voilà toutes qui s’envolent comme des colombes effrayées ; elles perdent la tête, elles courent, elles courent sans savoir ce qu’elles font, sans comprendre où elles vont ; elles n’ont point de manteau sur les épaules ; elles n’ont pour tout abri qu’une couronne de fleurs sur le front ; elles ont les bras nus et presque les pieds nus ; elles descendent dans la cour, renversant dans leur fuite les vases qui ornent l’escalier ; elles franchissent cette cour, toute remplie de voitures ; elles errent par les rues, dans l’eau, dans la boue, à travers les chevaux qui se cabrent, au milieu des cochers qui jurent : ces pauvres femmes sont si épouvantées, qu’elles n’ont peur de rien. Mais enfin d’où vient leur effroi ? Le feu a-t-il fait des progrès ? quelqu’un est-il blessé, brûlé ? quelle vue terrible les a fait fuir si follement ? — La vue des pompiers ! — Tant qu’il n’y a eu que M. de B… cognant sur le mur avec une petite hache domestique, jetant de l’eau dans le calorifère, aidé des gens de la maison, elles sont restées là à le regarder travailler sans crainte ; mais sitôt qu’elles ont aperçu les pompiers, qui arrivaient en masse, il est vrai, armés de leurs grandes haches de sapeur, elles ont compris qu’il y avait incendie et elles ont perdu la raison. Nous avons éprouvé, nous, une impression toute contraire ; nous nous sommes promptement rendu compte de la situation ; nous nous sommes dit ceci : D’un côté, nous voyons au plus trois ou quatre flammes ; de l’autre, nous comptons déjà cent pompiers. Observons ce qui va se passer, et tant que les pompiers conserveront la majorité, tenons-nous tranquille. — Votre courage n’est pas bien grand, répondrez-vous, c’était une si belle majorité ! — Pas si belle que vous le croyez : les gens malintentionnés ont une force décuple, et si nous avions été en état de faire un bon calcul de proportion, nous n’aurions peut-être pas été si brave.

La déroute était complète. On s’appelait, on se cherchait, on commençait déjà même à se trahir. Les uns criaient : « Sauvez-la ! » d’autres disaient : « Sauvez-moi ! » Quelques personnes, à ce que prétendent les méchants, ont dit tout naïvement : « Sauvons-nous ! » Des femmes éperdues, possédées d’une double crainte, la fluxion de poitrine et l’incendie, dérobaient au hasard le premier manteau qui tombait sous leur main, et couraient se réfugier dans les maisons du voisinage. Madame de S…, pour fuir, s’était affublée d’un horrible paletot gris qui ne faisait nullement valoir sa taille élégante ; elle allait ainsi la tête couverte de diamants, les pieds serrés dans des souliers de satin, et les gens qui la regardaient fuir croyaient voir passer Peau-d’âne. Un jeune homme et une jeune fille, des fiancés sans doute, ont volé à un honnête cheval sa couverture armoriée. Ces Paul et Virginie d’écurie s’en sont allés cachés tous deux sous cet abri commun, et le cheval indigné les a dénoncés dans son langage. Des femmes sanglotaient chez le portier ; d’autres femmes allaient sangloter quelques numéros plus loin, chez les portiers des environs ; mais, sans contredit, ce qu’il y avait de mieux, c’était d’aller pleurer chez madame la duchesse de P… De tous ces effrois, c’était l’effroi du meilleur genre, celui que les personnes distinguées avaient adopté.

Une vieille femme en turban d’or a pris un manteau d’homme et s’est jetée dans un cabriolet de louage, et le cocher tout étonné a emporté loin de la fête ce Turc éperdu.

Quel beau délire ! et que de choses se sont dites ce soir-là qui ne se seraient peut-être dites jamais, ou du moins que beaucoup plus tard ! Le courage des femmes est si capricieux ! Telle perd la tête dans un incendie, qui a été sublime dans un naufrage ; telle autre, très-brave au milieu des flammes, ne peut entendre un coup de fusil sans s’évanouir ; un danger qui est un souvenir, pour l’une est un motif de sécurité ; pour une autre, précisément, c’est un motif de crainte invincible ; il y a des mères qui sont courageuses parce que leurs enfants sont là et qu’il s’agit de les protéger ; il y en a d’autres, au contraire, qui sont folles d’effroi parce que leurs enfants sont près d’elles, et que l’excès de leur tendresse leur fait perdre toute énergie, toute présence d’esprit. Madame de Galliera expliquait ce sentiment elle-même l’autre soir ; chacun vantait son admirable sang-froid, cette sollicitude à la fois calme et empressée avec laquelle elle commandait les secours et rassurait son monde. « Ce qui a fait mon courage, disait-elle, c’est que j’avais prié mes amies d’emmener vite mon fils ; lui en sûreté, j’étais sûre de moi ; mais j’avoue que si je l’avais su là et que le danger eût augmenté, j’aurais été une très-mauvaise maîtresse de maison ; je lui aurais dit de me sauver pour l’entraîner bien loin avec moi. » — En effet, un enfant de quatorze ans qui a pris la veille une leçon de gymnastique chez Amoros doit être difficile à garder dans un incendie. La bravoure des femmes est pleine de mystère. Il y a des jeunes filles qui ont peur des voleurs, des revenants, des crapauds, des souris, et qui se voient emporter par un cheval fougueux sans pâlir. Interrogez les femmes, elles vous feront toutes une réponse différente : « Moi, je n’ai pas peur des revenants, mais j’ai peur des voitures ; je reste une heure avant de me décider à traverser le boulevard, et quelquefois j’y renonce. — Moi, je n’ai pas peur des voitures ; je n’ai peur que des chemins de fer. — Moi, je n’ai peur que sur un balcon ; sur une montagne, j’ai le vertige. — Moi, j’ai peur des voleurs ; je ne pourrais pas dormir sans une lampe dans ma chambre. — Moi, je n’ai peur que des morts ; je ne peux pas traverser un cimetière sans frémir. — Moi, j’ai peur des fous. — Moi, des gens ivres qui chantent des chœurs. — Moi, des bœufs. — Moi, des chauves-souris. — Moi, des araignées. — Moi, des couleuvres. — Moi, des ennuyeux. — Et vous, madame, oh ! vous êtes calme, vous n’avez peur de rien ? — Moi ! si, j’ai peur des lâches. — Et moi, j’ai peur de tout ce que vous venez de nommer. — À la bonne heure, vous n’êtes pas une femme inconséquente, vous !

Les pompiers faisaient leur devoir, et l’ardeur du feu se compliquait de leur propre ardeur, qu’il fallait aussi modérer. Ils frappaient à coups redoublés dans un panneau du salon, c’était leur droit : la poutre voisine était embrasée, mais ils ne s’étaient pas informés de ce qu’il y avait derrière ce panneau. Ils frappaient, sapaient consciencieusement, et un magnifique tableau de Murillo s’ébranlait déjà sous leurs coups. À cet aspect, M. de Nieuwerkerke se récrie, l’artiste s’émeut ; il jette un regard d’admiration sur le chef-d’œuvre en péril comme pour lui promettre assistance ; puis il court demander une échelle, et bientôt, aidé du prince de Craon et de quelques fervents amateurs, il parvient à mettre en sûreté cette merveille sans prix. L’action est louable ; cependant il y avait, dans le zèle empressé du célèbre sculpteur, dans ces angoisses tout exceptionnelles, une intention qui n’était peut-être pas très-flatteuse pour les assistants. Cet empressement semblait leur dire : « Grillez tous, ça m’est bien égal, on vous recommencera vous autres ; mais on ne recommencera jamais un Murillo… »

Pendant que les pompiers démolissaient le premier salon, devinez ce qu’on faisait dans la salle du bal… On dansait ! Madame de Lagrenée, cette voyageuse intrépide qui a su donner aux femmes de l’Afrique et de l’Asie une si belle idée du courage des femmes européennes, avait, la première, proposé bravement une valse, et l’orchestre jouait une valse, avec accompagnement du sapeur obligé. Cette musique vive et joyeuse et ces coups furieux étaient un mélange infernal que Musard aurait apprécié. Seulement, les concertants auraient dû s’entendre : les pompiers n’avaient pas répété le matin. Ils accompagnaient au hasard. « C’est insupportable ! disait le jeune Charles de M… Je vais leur dire de frapper en mesure ; moi, ça me gêne pour valser. « 

Ici nous devons rendre justice à l’orchestre de la fête et proclamer que sa conduite, pendant toute cette épreuve, a été sublime. Au milieu de ce désordre, de ce bruit, il est resté immobile dans sa vaste corbeille de fleurs ; aspirant l’odeur très-désagréable de la fumée, toussant comme tout le monde, toussant même en cadence, car à lui, on n’avait pas besoin d’aller lui dire d’aller en mesure, sans essayer un seul moment de franchir l’obstacle fleuri qui le séparait du reste des mortels. Et ils avaient d’autant plus de mérite à rester à leur place, ces courageux musiciens, qu’à cette place ils devaient avoir horriblement froid. En construisant les salles de bal dans les jardins, on a, en général, peu d’égards pour les musiciens. La niche de l’orchestre est ordinairement une harmonieuse glacière. Jugez alors de ce que devaient souffrir ces malheureux. Quel supplice ! Entendre crier : « Au feu ! » et grelotter… et demeurer impassibles et pleins de dignité, avec cette singulière perspective d’être rôtis dans une glacière !… Situation nouvelle, unique, mais déplorable !…

Cette heure fut, selon nous, l’heure la plus charmante du bal, et jamais plus étrange coup d’œil n’enchanta des regards de poëte dans un bal humain. La fumée s’était à demi dissipée, mais un nuage léger régnait encore dans la salle ; et tous ces lustres dont les mille clartés scintillaient à travers cette blanche vapeur comme des fleurs d’or brodées sur un voile blanc, ces jeunes femmes sveltes et gracieuses que le tourbillon de la valse emportait et qui fuyaient rapidement devant vous comme des ombres joyeuses, ces diamants entraînés par elles dans la valse, qui jetaient leur flamme en passant, furtifs et mystérieux comme des étoiles qui filent, tous ces effets merveilleux nous transportaient dans un monde inconnu, un séjour quasi céleste, ou la vie s’écoulerait oublieuse et douce dans un enchaînement de plaisirs, où l’on ne se verrait, où l’on ne se reconnaîtrait, où l’on ne s’aimerait peut-être qu’à travers un nuage d’encens. Une seule chose, hélas ! détruisait l’illusion : l’encens avait une forte odeur de suie, on ne pouvait douter de son origine. Quelques jeunes gens offraient de fumer un cigare pour parfumer ce faux encens, mais on n’a pas accepté leur proposition.

Oh ! que cette heure fut charmante !… Eh bien, non, ce ne fut pas la plus agréable de la soirée ; le plaisir de rêver tout seul ne vaut pas celui de bien rire avec de bons amis. Et comme nous avons bien ri !… Quand tout le monde a été rassuré, quand on s’est retrouvé sain et sauf, quand chacun a pu raconter ses impressions d’incendie, quand chacun a révélé ce qu’il avait découvert dans le tumulte général, alors il y a eu un éclair de cette bonne, vieille et jeune gaieté française, depuis si longtemps disparue. Ah ! quel joli feuilleton on ferait avec tout ce qu’on ne veut pas vous dire !…

Et les petits fats, qui exagéraient leurs inquiétudes pour exagérer leurs droits !…

Et les non-fats, qui se voyaient tout à coup compromis par un effroi dénonciateur !…

« Ce pauvre Lionnel, s’écriait M. de M…, que lui est-il donc arrivé ? il s’est blessé ? — Non. — Il y a tant de voitures dans la cour ! — Ce n’est pas ça ; je l’ai laissé dans l’antichambre. Pauvre garçon ! — Mais qu’est-ce qu’il faisait là ? — Il était occupé à sauver quelque chose d’affreux. — Quoi ? — Deux Allemandes ! — Ah ! » Et M. de M… accompagna cette élégie d’une si plaisante grimace, qu’il nous fit mourir de rire.

Un autre jeune fou vient à lui : « Regarde cette femme qui est en face de nous. — Non, je ne veux pas la regarder, elle est trop laide. — C’est elle qui criait tout à l’heure : « Éteignez les lumières ! il faut éteindre les lumières ! » — Pourquoi donc voulait-elle qu’on éteignît toutes les lumières, cette femme ? — Parbleu ! c’est pour avoir une chance d’être sauvée ! » Et chaque fois que nous passions près de cette femme, soit hasard, soit distraction, elle adressait à M. de M… le plus aimable sourire, le plus doux regard. « Je vois bien ce que tu veux, murmurait-il entre ses dents ; tu veux que je te sauve, mais je ne te sauverai pas. » Comme nous étions là à rire, à dire ces absurdités, deux diplomates reparurent dans le bal ; ils étaient probablement restés endormis dans quelque boudoir. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils n’étaient nullement au courant de la situation. — Quelle accusation !… des diplomates ? — Ça se voit. — « Tiens ! dit l’un, cela sent la fumée. — Mais, ajoute l’autre, qui est-ce donc qui tapote comme ça depuis un moment ? « 

Un de nos amis les prend par la main et les conduit vers la brèche faite dans le mur par les pompiers ; ils examinent attentivement les débris épars, les tapis brûlés, le baquet rempli d’eau, les haches, les pompes, tous ces objets constatant le sinistre. « Ouais ! dit l’un, il y a eu le feu ? — Oui, reprend l’autre ; on l’a éteint. — En vérité, messieurs, s’écria notre ami, on ne peut rien vous cacher ; vous devinez tout de suite… après. — C’est la nouvelle école de diplomatie. »

Dans cette passagère association de rieurs, il y avait un jeune pédant tourmenté d’un souci étrange : une seule chose l’avait troublé pendant le cours de la soirée ; il prétendait qu’une dizaine de gens lui avaient parlé de l’incendie au féminin : « C’est une véritable incendie… Si le feu avait pris dans la salle provisoire, l’incendie eût été affreuse, etc., etc. — Des étrangers ? lui disions-nous. — Non pas, des Français. — D’ailleurs, qu’est-ce que ça vous fait, vous n’êtes pas académicien ? — Je suis officier de cavalerie. — Alors pourquoi vous faites-vous des peines de grammairien ? Je crois que vous vous êtes trompé, et que personne ici n’est capable de faire une faute si grossière. — Personne ?… Attendez ! »

Sur ces entrefaites passe un vieux don Juan, ancien député : « Eh bien, monsieur***, comment trouvez-vous cette fête ? avez-vous été bien ému ? — Moi ! oh non vraiment ! je n’en suis pas à ma première incendie. » Et ce disant, il s’en va souper sans remords.

Tant que le danger fut sérieux, M. le duc de Galbera parut assez inquiet ; il a chez lui, en tableaux, statues, diamants, etc., etc., des valeurs considérables qui pouvaient très-bien se perdre dans l’incendie, alors même que tous ses invités auraient été sauvés heureusement : sans parler d’un jeune prince du sang très-décidé à rester là malgré tout, ce qui compliquait singulièrement sa responsabilité de maître de maison. On s’occupait beaucoup aussi de la Madeleine de Canova ; on se disait que ses larmes éternelles ne la préserveraient pas du feu, et l’on pensait que ce serait une fin étrange pour cette glorieuse pénitente que de périr dans une fête mondaine.

Il y eut vers trois heures du matin un moment de confusion assez plaisant : les hommes qui voulaient partir s’apercevaient alors tous à la fois que le chapeau qu’ils tenaient à la main n’était pas leur chapeau ; une fée moqueuse avait sans doute opéré ce prodige ; alors une immense chasse commença autour de nous, et l’on entendit des dialogues incompréhensibles, inouïs : « Votre chapeau est-il à vous ? — Non. — J’ai envie de vous donner le mien, il n’est pas à moi. » Le jeune pédant qui était près de nous, et qui ne manquait pas une occasion de faire valoir son éducation, dit : « C’est la Babel des chapeaux ! »

Il y avait là un monsieur que nous n’avions pas l’honneur de connaître, et qui donnait aux pompiers des conseils assez énergiques : « Abattez ce pan de mur ! coupez cette poutre ! arrachez cette tenture ! » Nous avons demandé son nom : — M. Visconti. — Un architecte ! Comment n’avons-nous pas deviné cela tout de suite ?

Vous le voyez, ce soir-là chacun a fait son devoir : le maître de la maison a multiplié les secours ; la maîtresse de la maison a été mère prudente, hôtesse héroïque ; le jeune prince a été plein de sang-froid et de bon goût ; M. de Bal… a montré une grande présence d’esprit ; les jolies femmes ont été craintives et timides, c’est leur charme ; elles ont fui le danger, c’est leur devoir ; les femmes laides, qui ordinairement font fuir, ont fui elles-mêmes, c’était leur tour ; les pompiers ont éteint le feu ; les architectes ont fait démolir la maison ; les diplomates ont ignoré ; et nous-même enfin, vous nous rendrez cette justice, nous avons rempli consciencieusement notre rôle d’observateur.