Lettres parisiennes/Année 1847/03

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1847

LETTRE TROISIÈME.

Accusation douloureuse contre des personnes vénérées. — Contre le roi et M. le duc de Nemours. — Contre Alexandre Dumas et M. de Girardin.
21 février 1847.

Nous commençons ce récit avec une extrême tristesse : hélas ! nous n’avons à dire aujourd’hui que des choses désagréables, et la rigueur de la vérité est telle, que nous sommes entraîné malgré nous à critiquer, à blâmer sans pitié précisément les personnes que, dans nos idées, nous aimerions le plus à admirer et à respecter toujours.

Mais qui donc voudrait de nos louanges, si nous les prodiguions au hasard ? Qui donc serait flatté de nos admirations, si nous faisions tout à coup preuve d’aveuglement, si nous laissions tranquillement passer sous nos yeux, sans les signaler, sans crier au moins : Je les vois ! toutes les injustices cruelles, les vanités impitoyables, les fatuités exorbitantes, qui depuis trois semaines ont indigné, affligé ou amusé la société parisienne ? Pour pouvoir louer avec fruit, il faut savoir blâmer avec courage !… Un historien qui ne raconterait que les belles choses ne serait plus qu’un vil flatteur ; l’histoire fidèle est le miroir du temps, et le miroir ne choisit pas l’image.

Et d’abord, nous attaquerons le plus auguste de nos coupables : Sa Majesté Louis-Philippe, roi des Français ; nous l’accuserons tout haut de cruauté et de barbarie, ceci n’est point un pléonasme : qu’on nous permette de nous expliquer. Nous l’accuserons de cruauté !… Il a fait pleurer pendant deux jours une femme jeune et belle qui depuis un mois s’étudiait aux poses les plus nobles, aux attitudes les plus royales, pour avoir l’honneur de paraître un moment devant lui ; ce n’est pas tout : non-seulement, pour bien jouer le rôle difficile qu’elle avait accepté, elle se faisait puissante et terrible, mais encore elle se faisait vieille ! oui, vieille !… Elle a à peine vingt-cinq ans, et, par dévouement, elle se donnait les apparences déplaisantes, les airs maussades d’une mère de famille, d’une mauvaise mère de famille qui a fait mourir tous ses enfants. Se vieillir ! Là était l’immensité du sacrifice, là était l’effort surhumain et même surféminin. Eh bien, grâce à l’énergie de sa volonté, à la majesté de sa démarche, à la profondeur de sa pensée, à la puissance, à l’ampleur de son talent, elle était parvenue à se créer une maturité factice, qui n’éteignait en elle aucune des splendeurs de la jeunesse, mais qui lui donnait toute l’autorité de l’expérience la plus consommée ; car l’autorité, c’est une maturité. Quand le sceptre est tenu d’une main ferme, on ne s’informe pas si la main qui le tient est grande ou petite ; quelle victime a jamais demandé l’âge du tyran qui la fait trembler ? Donc, la fière Athalie était formidable, malgré sa jeunesse et sa gracilité ; mais elle était malade aussi, et elle implorait quelques jours de repos ; on n’acquiert pas en un mois le bel âge de cinquante ans sans être un peu éprouvée. Ces quelques jours de repos lui furent refusés sans pitié. « Une autre jouera le rôle, » dit le roi. Ici le roi fut cruel. — « Mais… sire, personne ne le sait — On le lira ! » reprit le roi. Ici le roi fut barbare… Lire le rôle d’Athalie ! Athalie épelant dans un livre le récit de ce songe fatal dont le souvenir l’obsède en tous lieux ! Athalie récitant ses fureurs en tournant les pages d’un livre !… Ô Racine ! l’ombre de ta perruque nous est apparue tout à coup au milieu des blancs nuages que nous regardions courir dans le ciel, lorsqu’on est venu nous apprendre cette décision royale, et nous avons compris ton indignation ! Va, dans ce moment, tu n’étais pas le seul alarmé ! À cette nouvelle affreuse, tous les auteurs modernes ont frémi comme toi du danger qui, te menaçant, semblait les menacer aussi ; tous en même temps ont été frappés de visions funestes ; chacun d’eux voyait paraître devant ses yeux sa plus glorieuse héroïne, une brochure, un livre à la main. M. Lebrun, dit-on, vit s’avancer vers lui Marie Stuart ; elle lisait d’une voix indécise ce vers terrible qui fait trépigner d’admiration toute la salle quand mademoiselle Rachel… ne lit pas :

J’ai porté le poignard au cœur de ma rivale !


Et M. Lebrun, épouvanté, s’écria : Infortuné Racine !…

M. Victor Hugo, de son côté, vit venir à lui Lucrèce Borgia ; elle tenait à la main un petit volume de l’éditeur Charpentier, elle lisait la scène du souper d’une voix de collégien qui fait une lecture de réfectoire : « C’est bien moi, messieurs ; Je Viens vous annoncer une nouvelle : c’est que vous êtes tous… (elle tournait la page)… tous empoisonnés ! » Et M. Victor Hugo lui-même, songeant au rôle d’Athalie lu de la sorte, plaignait ce pauvre Racine, et tous nous gémissions amèrement en pensant qu’un roi si rempli de sagesse, d’esprit et de courage, un monarque érudit, un prince travailleur, un roi qui a lutté, qui a souffert, et qui dans la lutte et dans la souffrance a connu par lui-même tous les labeurs de l’artiste, toutes les angoisses du poëte, était sans pitié pour les travaux d’une jeune artiste, sans égard pour la mémoire d’un vieux poëte ; et, de notre bien faible voix, nous lui avons crié respectueusement : « Sire, souvenez-vous que vous êtes neveu de Louis XIV ! croyez-en le plus humble et le plus obscur de vos sujets, ne dédaignez pas vos forces les plus vivaces ; aimez et respectez les arts, si vous voulez que votre nom soit glorifié dans l’avenir : avec la froide science de la politique, un roi ne fait qu’un règne ; avec l’amour des arts, il fait un siècle ! »

Heureusement, une belle et intelligente actrice, mademoiselle Rimblot, a préservé Racine de cet outrage ; elle a appris le rôle d’Athalie en quelques heures ; elle ne l’a pas lu, elle l’a joué fort bien, aussi bien qu’on peut jouer un pareil rôle quand on n’a pas eu le temps de le composer et de l’approfondir. Ce rôle, il y a cinq ans que mademoiselle Rachel l’étudie. Espérons qu’elle le jouera bientôt devant un autre roi… (il ne s’agit point d’une révolution, rassurez-vous), devant un autre roi plus indulgent pour elle : le public.

Seconde accusation de cruauté : nous ne sortons pas de la famille royale. M. le duc de Nemours a une tournure très-noble et très-distinguée, tout le monde en convient. Il est impossible d’avoir plus que lui l’air d’un prince du sang et moins l’air d’un prince d’opéra-comique : dignité dans le maintien, bonne grâce dans la démarche, point d’affectation, point de préoccupation, c’est le bon goût naturel, c’est l’élégance involontaire, rien de mieux. Voilà, sans doute, de grands avantages ; mais faut-il faire de ces avantages le supplice de toute la cour ; et, parce qu’on a l’élégance des grands seigneurs d’autrefois, exiger des courtisans novices une étiquette incompatible avec les mœurs plus que républicaines d’aujourd’hui ? A-t-on le droit, parce qu’on porte fort bien l’uniforme, d’imposer à des invités pacifiques une sévérité de costume, une solennité de parure dont les habitudes laborieuses et bourgeoises font un ridicule douloureux ? Soyez beau, soit ; faites valoir vos avantages, bien ; mais ne contraignez pas les autres à vous faire valoir à leurs dépens, ceci n’est pas hospitalier.

Autrefois, les gens qui allaient à la cour étaient faits pour y vivre, et nous le disons dans l’acception la plus réelle du mot : dès l’âge le plus tendre, on les dressait à l’élégance, on leur apprenait à marcher, à saluer, à tenir leur chapeau, à se préoccuper de leurs poses, à mesurer leurs pas ; on les façonnait en cadence aux belles manières du monde. Les mémoires du temps ne sont remplis que de ces mots : « Il était grand et bien fait, il avait fort bon air, il avait grand air ; il portait bien la tête, il se présentait noblement, etc., etc. » Les hommes d’alors, les hommes les plus sérieux, s’inquiétaient donc beaucoup de l’air qu’ils avaient ; ils s’étudiaient à se présenter noblement, à porter la tête avec grâce. Aujourd’hui, nous ne nous en plaignons pas, mais nous le constatons, ce n’est pas de cela que se préoccupent les hommes, surtout ceux de la nouvelle cour ; ce sont pour la plupart des gens arrivés à une belle position par eux-mêmes, par le travail, par les affaires, par les capricieuses combinaisons de la politique ; ils sont sans doute beaux et charmants, mais ils n’ont pas appris à le paraître ; ils ne savent point porter facilement un habit prétentieux ; l’épée les tracasse, le bas de soie les humilie, le reste les attriste ; ils sont timides, compassés, gênés, malheureux, comme des Turcs en frac, comme des cygnes à pied, des chevaux à bord, et c’est, vous l’avouerez, une cruauté sans pareille que de forcer ces hommes graves, d’un mérite incontestable, d’une haute intelligence, qui partout ailleurs sont admirés, honorés, écoutés, qui vous sont dévoués et fidèles, qui luttent, qui veillent, qui votent, et qui quelquefois meurent pour vous, à venir tous les quinze jours dans un palais, pour y être huit heures laids et ridicules ; et cela, en présence des étrangers qui les contemplent pour leur importance et pour leur célébrité, et à la grande satisfaction de vos ennemis, qui justement se font une arme contre vous de la vulgarité, de la rusticité de vos courtisans. Oh ! de grâce, point de bal d’étiquette, mais aussi point de bal sans façon ! Que nous avons l’esprit mal fait ! nous n’aimons pas que l’on soit en habit habillé, et nous n’aimons pas non plus que l’on se mette en pierrot. On nous répond que le bal du lundi gras était un tout petit bal intime. Qu’importe ! on sait toujours partout ce qui se fait au château, et tous ces pierrots, dans cette demeure royale, dont une partie est vouée à un deuil éternel, cela troublait les esprits les plus indifférents. Il est certaines joies que doivent effaroucher certains souvenirs. Un grand bal costumé, à la bonne heure ! c’est un bienfait pour le commerce, cela donne du travail à beaucoup de monde, cela fait dépenser beaucoup d’argent ; mais un bal de pierrots… cela ne fait rien dépenser du tout, que de la farine, et ce n’est peut-être pas le moment.

Des princes aux poëtes, il n’est pas besoin de transition, et nous attaquerons sans préambule Alexandre Dumas. Nous lui en voulons affreusement pour son imprudence et pour son étourderie. Venir plaider sa cause lui-même, quelle idée ! Un poëte qui va se réfugier dans le temple de la chicane… mais c’est comme un oiseau qui irait s’abriter dans une machine pneumatique ! L’atmosphère d’un tribunal est funeste à qui la respire pour la première fois ; il faut être né là dedans pour pouvoir y vivre ; et tous ces avocats malicieux qui vous écoutent, et qui ne pensent qu’à vous déconcerter et à vous prendre en défaut, et qui tout bas murmurent à vos oreilles : « Il a tort, il ne pourra pas s’en tirer, il ne connaît pas le terrain ! c’est un public à part. Ces messieurs croient qu’ils peuvent se passer de nous, ils verront ; il va gâter son affaire, le voilà qui se perd complètement… » et mille propos de ce genre qui vous font enrager dans l’âme et auxquels vous ne pouvez répondre ; il y aurait de quoi faire perdre la tête à de plus intrépides qu’Alexandre Dumas, si toutefois il en est de plus intrépides : aussi a-t-il perdu la tête, et comme il était dans la patrie des indiscrétions, dans ce sanctuaire très-sonore où se trahissent tous les secrets de la vie intime, où se révèlent les infortunes conjugales, où se lisent tout haut, sans pudeur, les plus mystérieuses lettres d’amour ; comme il était dans un endroit où tout se dit, il a cru pouvoir tout dire, et il s’est oublié jusqu’à répéter les bienveillantes paroles d’un jeune prince, jusqu’à dévoiler les flatteurs projets d’un ministre, le seul peut-être qui depuis quinze ans se soit inquiété de la gloire des lettres et du sort des écrivains en France ! Ce crime est impardonnable : il n’est pas plus permis de raconter au public les choses confidentielles que vous ont dites à vous seul un prince dans son palais, un ministre dans son salon, que de répéter à tout le monde les choses aimables que daigne vous dire une jolie femme dans son boudoir ; oh ne doit pas plus compromettre ses protecteurs que ses protectrices.

On ne doit pas compromettre, non plus, ses confrères ; et quand on est, comme Alexandre Dumas, un des maréchaux de la littérature, on devrait se soucier un peu plus de la dignité du corps littéraire qu’on représente. Les imbéciles et les niais sont si contents quand par hasard un homme d’esprit se fourvoie ; ces petits écrivains qui payent bien cher le libraire qui consent à les éditer sont si envieux des grands auteurs véritables que les éditeurs payent bien cher ; ceux qui se chauffent de leurs livres sont si malveillants pour ceux qui se nourrissent de leurs œuvres ! Fallait-il donc donner à tant de sots cette joie, de déclarer de belles pages une marchandise, et faire croire à tous ces Trissotins inconnus que leurs ouvrages sont littéraires parce que le commerce n’en veut pas ! On a trouvé M. Dumas bien orgueilleux, nous l’avons trouvé bien humble. Il parle de lui comme d’un fabricant. La prodigieuse quantité de ses volumes, c’est là seulement ce qui le rend fier. Il se pose comme un géant de parade qui écrit avec une plume de sept lieues.

Lui, le grand artiste, le poëte, l’historien de Gaule et France, l’auteur de Charles VII, de Christine et de Caligula, il s’oublie ; il n’admire plus en lui que la quantité et la rapidité ! de la qualité, il ne s’inquiète guère ; du soin qu’il apporte à écrire tous ses ouvrages, il ne vous dit rien ; et le public, qui entend ce géant extraordinaire vanter uniquement ses tours de force, parler sans cesse des poids énormes qu’il soulève, des barres de fer qu’il fait plier, des solives qu’il porte sur ses épaules sans fléchir, le public fait comme lui, il oublie l’artiste, et il n’aperçoit plus derrière cet être bizarre et fantastique qui lui jette de la poudre aux yeux, qui l’éblouit de faux prodiges, il n’aperçoit plus le prodige véritable, le génie puissant, le talent sérieux. N’est-ce pas qu’on est bien modeste de se poser en entrepreneur de feuilletons quand on est écrivain du premier ordre, et que nous avons bien raison de reprocher à Alexandre Dumas, malgré tout son orgueil, son étrange humilité ?

Toutefois, nous sommes juste et nous reconnaissons que, dans ses erreurs, M. Dumas a plus d’une bonne et belle excuse. Il a d’abord la fougue de son imagination, la fièvre de son sang naguère africain ; et puis il a une excuse que tout le monde n’a pas, il a le vertige de sa gloire. Nous voudrions bien vous voir, vous autres, gens raisonnables, au milieu du tourbillon qui l’emporte ; nous voudrions bien savoir quelle figure vous feriez si l’on venait tout à coup vous offrir trois francs la ligne de vos pattes de mouche ennuyeuses ! Oh ! que vous seriez insolents !… quels airs superbes vous prendriez ! quel délire serait le vôtre ! Soyez donc plus indulgents pour des égarements d’esprit, pour des transports d’orgueil que vous ne connaissez pas et que vous ne pouvez pas comprendre.

Mais si nous trouvons des excuses aux étourderies d’Alexandre Dumas, nous n’en trouvons pas, nous, à l’attaque faite contre lui, à la Chambre des députés, par M. le marquis de Castellane. En effet, ni la fougue de l’imagination, ni la fièvre du sang africain, ni le vertige de la gloire, ne peuvent expliquer cet étrange oubli des convenances chez un homme si bien né, si bien élevé, et qui appartient au monde le plus distingué de Paris. Entrepreneur de feuilletons !… que le vulgaire dise cela, c’est possible ; le vulgaire croit que celui qui écrit beaucoup écrit mal ; le vulgaire, à qui tout est difficile, a horreur de toutes les facilités. Les ouvrages nombreux lui semblent toujours des œuvres de pacotille, et comme il n’a pas le temps de lire tous les romans nouveaux qu’Alexandre Dumas trouve le temps de publier, il croit que ceux qu’il a lus sont les seuls ravissants ; que tous les autres sont détestables, et il s’explique sa merveilleuse fécondité par une imaginaire médiocrité. Que le vulgaire ne comprenne pas les facultés surprenantes de l’intelligence, c’est tout simple, c’est dans l’ordre ; mais qu’un jeune député, qui passe pour être un homme d’esprit, se mette sans réfléchir du parti du vulgaire, et s’en vienne inutilement attaquer à la tribune un homme d’un talent incontestable, d’une célébrité européenne, sans s’être rendu compte de la valeur de cet homme si extraordinaire, sans avoir étudié la nature de son talent, sans savoir s’il méritait littéralement le surnom cruel qu’il lui plaisait, dans son ironie, de lui octroyer, c’est une imprudence dont nous sommes encore étonné… c’est ému que nous devrions dire.

Depuis quand fait-on un crime au talent de sa facilité, si cette facilité ne nuit en rien à la perfection de l’œuvre ? Quel cultivateur a jamais reproché à la belle Égypte sa fécondité ? qui donc a jamais critiqué ses moissons pour leur maturité précoce, et refusé ses blés superbes sous prétexte qu’ils avaient germé, poussé, verdi, grandi, mûri en quelques heures ? De même qu’il y a des terres favorisées, il y a des natures privilégiées ; on n’est pas coupable parce qu’on est doué injustement ; le tort, ce n’est pas de posséder ces dons précieux, c’est d’en abuser ; et d’ailleurs, pour les artistes sincères qui commentent Alexandre Dumas et qui ont étudié son merveilleux talent avec l’intérêt que tout savant physiologiste doit à tout phénomène, cette étourdissante facilité n’est plus un mystère inexplicable.

Cette rapidité de composition ressemble à la rapidité de locomotion des chemins de fer, toutes deux ont le même principe, les mêmes causes : une extrême facilité obtenue par d’immenses difficultés vaincues. Vous faites soixante lieues en trois heures, ce n’est rien, et vous riez d’un si prompt voyage ; mais à quoi devez-vous cette rapidité du voyage, cette facilité du transport ? À des années de travaux formidables, à des millions dépensés à profusion et semés tout le long de la route aplanie, à des milliers de bras employés pendant des milliers de jours à préparer pour vous la voie. Vous passez, on n’a pas le temps de vous voir ; mais, pour que vous puissiez passer un jour si vite, que de gens ont veillé, surveillé, pioché, bêché ! Que de plans faits et défaits ! que de peine, que de souci a coûté ce trajet si facile que vous parcourez, vous, en quelques moments, sans souci et sans peine !… Eh bien, il en est ainsi du talent d’Alexandre Dumas : chaque volume écrit par lui représente des travaux immenses, des études infinies, une instruction universelle. Alexandre Dumas n’avait pas cette facilité-là il y a vingt ans, c’est qu’il ne savait pas ce qu’il sait. Mais, depuis ce temps, il a tout appris et il n’a rien oublié ; sa mémoire est effrayante, son coup d’œil infaillible ; il a, pour deviner, l’instinct, l’expérience, le souvenir ; il regarde bien, il compare vite, il comprend involontairement ; il sait par cœur tout ce qu’il a lu, il a gardé dans ses yeux toutes les images que sa prunelle a réfléchies ; les choses les plus sérieuses de l’histoire, les plus futiles des mémoires les plus anciens, il les a retenues ; il parle familièrement des mœurs de tous les âges et de tous les pays ; il sait le nom de toutes les armes, de tous les vêtements, de tous les meubles que l’on a faits depuis la création du monde, de tous les plats que l’on a mangés, depuis le stoïque brouet de Sparte jusqu’au dernier mets inventé par Carême. Faut-il raconter une chasse ? il connaît tous les mots du Dictionnaire des chasseurs mieux qu’un grand veneur ; un duel ? il est plus savant que Grisier ; un accident de voiture ? il saura tous les termes du métier, comme Binder ou comme Baptiste. Quand les autres auteurs écrivent, ils sont arrêtés à chaque instant par un renseignement à chercher, une indication à demander, un doute, une absence de mémoire, un obstacle quelconque ; lui n’est jamais arrêté par rien ; de plus, l’habitude d’écrire pour la scène lui donne une grande agilité de composition. Il dessine une scène aussi vite que Scribe chiffonne une pièce. Joignez à cela un esprit étincelant, une gaieté, une verve intarissables, et vous comprendrez à merveille comment, avec de semblables ressources, un homme peut obtenir dans son travail une incroyable rapidité, sans jamais sacrifier l’habileté de sa construction, sans jamais nuire à la qualité et à la solidité de son œuvre.

Et c’est un pareil homme qu’on ose appeler un monsieur ! Mais un monsieur, c’est un inconnu, un homme qui n’a jamais écrit un bon livre, qui n’a jamais fait une belle action ni un beau discours, un homme que la France ignore, dont l’Europe n’a jamais entendu parler. Certes, M. Dumas est beaucoup moins un marquis que M. de Castellane, mais M. de Castellane est beaucoup plus un monsieur qu’Alexandre Dumas.

Maintenant, attaquons la Presse pour la façon peu courtoise dont elle a raconté la grande affaire Normanby. Blâmer ce qui se dit tout haut, c’est le droit des critiques et des publicistes ; mais révéler des secrets de situation, des intérêts de ménage, ce n’est plus de la discussion, c’est de la personnalité, et c’est toujours une maladresse que de rendre intéressants par ses attaques les gens dont on veut faire justice par ses épigrammes. Voulez-vous être fort dans votre blâme, maintenez-vous dans votre droit ; voulez-vous être cruel, soyez juste.

Le bal de l’ambassade d’Autriche était magnifique ; il était divisé par étages : il y avait tout un étage où l’on dansait et tout un étage où l’on mangeait ; il y avait des avenues de convives, les long des bibliothèques, qui faisaient un effet superbe ; c’était babylonien.

Le bal costumé donné par madame de Ger… était aussi très-brillant. Là, force marquis et marquises ; deux quadrilles de mousquetaires se faisaient admirer : le premier était composé de très-jeunes gens, on les appelait les Mousquetaires d’Alexandre Dumas ; le second était composé de personnages moins jeunes, un méchant les a intitulés : Vingt ans après ! Cette malice est de monsieur… Ne me nommez pas !