Lettres parisiennes/Année 1847/06

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1847

LETTRE SIXIÈME.

Les bourgeoises sucrées. — Les dévotes rageuses. — Le rêve d’un voyageur.
Le coucher du soleil. — Épreuve.
11 avril 1847.

Ces pauvres femmes littéraires !… nous leur devons une réparation, nous avons été injuste envers elles : nous avons dit que cette espèce de femmes était la plus désagréable qu’il y eût au monde… Ali ! cela n’est pas exact ; elles sont insupportables, c’est vrai ; mais ce ne sont pas les plus insupportables. Nous les avons mises au premier rang des ennuyeuses ; elles ne méritaient pas cet honneur. Le premier rang… il appartient à une espèce bien autrement épouvantable, hélas !… et qui se multiplie avec une rapidité inquiétante.

Cette variété n’est pas encore classée ; elle n’a pas encore de nom dans la triste flore du sombre jardin de l’Ennui ; mais nous finirons bien par lui trouver un nom qui la désigne. D’abord, nous sommes décidé à poursuivre la guerre à outrance ; nous voulons tout simplement l’extermination de sa race : elle est très-dangereuse, elle détruit tout ; elle parviendrait à ruiner la France si on la laissait s’y propager plus longtemps ; elle nous rendrait sots, tristes, maussades et précieux, ce serait nous perdre ; les Français ne seraient plus des Français ; par sa fatale influence, le sceptre des arts, des sciences, des lettres, le sceptre même de la mode, s’échapperaient de leurs mains ; et les étrangers qui viennent chercher parmi nous le plaisir, la gaieté, la vie, effrayés de notre respect prétentieusement morose et mesquinement solennel, nous fuiraient pour ne plus jamais revenir. L’extermination de cette race, vous le voyez, est une question de haute politique ; aidez-nous donc dans notre courageuse entreprise.

Ce qui distingue les femmes de cette espèce des autres femmes, c’est qu’elles n’ont pas du tout l’air de femmes ; elles ont l’air de poupées victorieuses qui ont obtenu le mouvement et la parole ; quelque chose de guindé et de grêle se trouve toujours dans leurs manières, dans leur tournure, malgré leur intention bien constatée de dignité et de grandeur ; ainsi elles sont toujours habillées très-richement, avec un luxe splendide ; eh bien, elles ne sont point parées ; elles sont pimpantes, rien de plus.

Il n’y a qu’un moyen de bien porter une belle robe : c’est d’oublier qu’on la porte. Avoir l’air trop heureuse et trop fière de ses vêtements, comme Lisette dans les Jeux de l’amour et du hasard, c’est très-maladroit ; c’est avouer qu’on ne s’attendait pas à l’honneur d’en être décorée ; c’est avouer aussi qu’on leur emprunte une partie de sa valeur et de sa gloire ; c’est proclamer un succès accidentel, imprévu, inespéré, sur lequel on ne comptait pas et qui peut échapper encore : le paon n’est si fier de son plumage que parce qu’il le perd tous les ans.

La monomanie de ces femmes est la noblesse des manières, et l’on ferait un volume de toutes les ruses qu’elles imaginent, de toutes les peines qu’elles se donnent pour acquérir cette majesté violente et factice ; mais là encore elles se trompent : elles croient avoir un air digne, elles ont un air officiel, et voilà tout. Une préoccupation continuelle les garde comme une sentinelle invisible ; elles sont toujours sur le qui-vive, redoutant également la parole inconvenante qu’elles pourraient entendre et celle qui pourrait bien leur échapper.

Sans être méchantes ni hostiles, elles sont toujours armées, armées d’épingles, ce qui est la plus terrible des armures. Elles ont une susceptibilité de sensitive : tout les blesse, et la délicatesse de leur esprit est telle, qu’elles voient partout des monstres. Dans les choses les plus innocentes que vous leur dites, elles comprennent des choses affreuses… des choses affreuses auxquelles, vous, vous ne pensiez pas ! Rougissez-en, cela prouve que vous n’en avez pas peur comme elles.

Mais, dira-t-on, ce sont des prudes. — Non ; au contraire, il est permis de leur parler de tout, mais dans un certain jargon et en grasseyant d’une certaine façon. — Alors, ce sont des précieuses. — Les précieuses ont plus de distinction et plus d’esprit ? Non ; ce sont des femmes d’une nature commune et d’une éducation bourgeoise, que les caprices du sort ont poussées au premier rang, et qui, se voyant tout à coup livrées à elles-mêmes dans une sphère inconnue, n’ayant pas l’instinct du noble et du beau comme les natures d’élite, n’ayant pas non plus la tradition comme les femmes d’une haute naissance, improvisent au hasard, sans renseignements, sans donnée aucune, sans goût natif, sans intelligence éclairée, une espèce de code d’élégance, une étiquette de fantaisie particulière, exceptionnelle, mais qui deviendra bientôt le code universel, l’étiquette généralement adoptée, si les grandes dames, les véritables élégantes, les jeunes femmes bien élevées et distinguées, les femmes comme il faut, ne protestent avec nous, courageusement, constamment, hautement, contre l’influence fatale, contre les arrêts illégaux de ces bourgeoises sucrées. Nous voulons bien qu’on nous donne le ton ; mais, quand le ton est faux, nous avons le droit de réclamer.

Et cela est triste à dire, les bourgeoises sucrées aujourd’hui donnent le ton presque en toutes choses : en littérature, par le théâtre ; en peinture, par les portraits, les tableaux de genre ; en musique, par des chansonnettes, des fauvettes, des brunettes intolérables ; il n’est pas jusqu’à la grâce française, la beauté nationale, qui ne soit dénaturée par leur influence. Elles jouent à la madame : cela force toutes les femmes à se mettre de la partie, et toutes ressemblent à des gravures de modes. Plus de frais sourires épanouis ; plus de regards francs et naïfs, plus de tournure libre et gracieuse ; cette folle préoccupation de dignité crispe les plus charmants visages, roidit les tailles les plus déliées. Cette lutte continuelle des prétentions excitées contracte et déforme les traits. En vain nos jeunes femmes sont belles, la vanité leur égratigne la figure avec ses griffes de chatte, l’envie plombe leur teint… Avez-vous jamais remarqué cette couleur mate, livide et verdâtre qu’on appelle un teint d’envieuse ?… Et, au bout de quelques années, de leur éclat il ne reste plus rien ; elles n’ont plus même cet air de noblesse auquel elles ont tout sacrifié, et que la nature leur avait donné avec leur beauté ; car ce n’est pas parce qu’on veut avoir l’air noble qu’on a l’air noble, c’est parce qu’on s’occupe de nobles idées : la pensée sculpte le visage ; elle cisèle les traits, elle refait le masque ; votre physionomie vous dénonce malgré vous ; à dix-huit ans on a la figure de sa nature ; à vingt-cinq ans on a la figure de ses occupations ; si les pensées auxquelles on se livre habituellement sont généreuses et grandes, quelle que soit l’irrégularité des traits, la physionomie sera intelligente, le regard imposant, l’attitude franche et digne ; si l’on vit, au contraire, de vanité, de niaiseries, de misères, quelle que soit la pureté des traits, la grâce de l’ovale, la physionomie sera fausse, le regard sera vide, l’attitude sotte et pédante… Mais revenons aux bourgeoises sucrées : le nom est assez bon, gardons-le.

La bourgeoisie sucrée est systématiquement triste, et cependant elle sourit toujours volontairement ; mais quel sourire !… Un affreux sourire carré, bridé, accroché, plus triste cent fois que le sérieux le plus glacial. Ce n’est pas tout, et ceci est le comble de l’art, avec ce sourire carré, elle ne dit que des phrases rondes. Quand elle est partie, rien ne l’arrête, elle arrondit, il faut absolument qu’elle arrondisse sa phrase ; l’empêcher d’arrondir, c’est lui manquer de respect ; quelqu’un survient, elle salue, puis elle reprend sa phrase et l’arrondit ; le feu pétille, un éclat de bois tombe sur le tapis ; elle donne à son auditoire le temps d’éteindre le feu, et puis elle poursuit sa phrase commencée et l’arrondit. Dans un rout, vous savez si l’on a le temps d’achever une période : on demande à un voisin de ses nouvelles, le flot l’emporte, et c’est un autre qui vous répond ; dans le monde maintenant, il n’y a pas moyen de dire quoi que ce soit, de raconter une histoire, d’exprimer une pensée, même la plus concise ; chacun va là pour ses affaires, pour rencontrer les trois ou quatre personnes dont il a besoin. Dans les salons officiels, par exemple, quelle femme a jamais eu la prétention d’être écoutée ? Les diplomates, les pairs de France, les députés s’agitent, ils sont tous venus avec une idée qui les absorbe tout entiers : les uns ont à parler à M. Génie, ils cherchent M. Génie… les autres ont demandé à M. Edmond Leclerc une nomination qui concerne un de leurs électeurs, ils cherchent M. Edmond Leclerc… ceux-ci ont obtenu une promesse de M. Félix Ravaisson, ils poursuivent M. Félix Ravaisson. Regarder à qui parlent ces hommes importants, épier le moment où ils seront libres, c’est la seule occupation des solliciteurs de salon… Il faudrait être folle pour songer à les captiver dans de pareils moments !…

Eh bien, rien ne déconcertera la bourgeoise sucrée ! elle arrondira sa phrase en face de son interlocuteur au moment même où il verra M. Ravaisson, M. Génie ou M. Leclerc, tout près de la porte, disparaître dans le salon d’adieu… Le diplomate manquera sa mission, le député ne sera pas réélu, le collège n’aura pas son professeur, qu’importe ?… La bourgeoise sucrée aura arrondi sa phrase : chacun son devoir, elle a fait le sien.

La bourgeoise sucrée est triste, mais elle ne pleure jamais qu’au Gymnase. Le Gymnase est son théâtre de prédilection ; ses héroïnes, qui ne disent jamais : Je vous aime, que par antiphrase : « Non, môssieur, je ne vous aime pas, » l’émeuvent profondément, car si elle n’a pas de sensibilité, elle a beaucoup de sensibloterie. Toutes les douleurs la touchent, pourvu qu’elles ne soient point naturelles ; d’abord, elle ne veut pleurer que dans une loge d’avant-scène, et elle aimerait mieux ne pas pleurer du tout que d’être réduite à essuyer ses larmes avec un mouchoir garni d’une petite dentelle.

Et cette femme-là est la reine du jour !… Et vous croyez qu’une telle reine ne ruinera pas le royaume ? Toutes ses fidèles sujettes finiront par lui ressembler. On n’osera plus rire, parce qu’elle ne sait pas rire ; on n’aura plus d’esprit, parce qu’elle ne comprend pas l’esprit ; on ne sera plus naturelle, parce qu’elle a intérêt à supprimer et à changer sa nature ; on sera ennuyeuse, parce qu’elle est ennuyeuse…

Eh ! mon Dieu, voilà déjà que nous-même nous cherchons à arrondir notre phrase ; déjà son influence se fait sentir, elle commence par nous. C’est affreux !

Vous ne vous apercevez donc pas de cette triste métamorphose ! comme depuis quelque temps, depuis deux ans, pas plus, les Françaises se changent en poupées ! comme tout devient mesquin, précieux et cependant pompeux et solennel dans leurs manières ; comme les physionomies se compassent ! comme avec de petites idées on a de grands airs ! Et ces belles étrangères, qui sont là, si nobles, si calmes, si naturellement dignes, comme elles viennent cruellement faire ressortir notre petitesse prétentieuse et notre futilité agitée ! Les Françaises sont donc bien humbles, qu’elles travaillent à se dénaturer ! elles sont donc bien mécontentes de ce qu’elles sont, qu’elles se donnent tant de peine pour paraître autre chose ! La vanité les perd, l’orgueil les sauverait. Que faire pour les rendre orgueilleuses ?

Voici une histoire qui ne confirme que trop nos jugements sévères ; le héros de cette histoire nous l’a racontée lui-même ; c’est un de nos amis, un jeune homme très-spirituel et très-romanesque… — Ne vous récriez pas, n’ouvrez pas de grands yeux à ce mot ; rien de plus vrai ; il n’y a aujourd’hui que les jeunes gens très-spirituels qui aient le courage d’être romanesques… — Après de longs voyages, il revenait en France, tout joyeux de revoir son pays et tout ému de l’idée qu’il allait vivre enfin… car voyager, ce n’est pas vivre ; c’est chercher, c’est étudier, c’est promener son rêve : ce n’est pas encore travailler à le réaliser.

Ordinairement, les voyageurs rapportent de leurs excursions lointaines l’insouciance et le doute ; lui, rapportait la volonté et la foi : il croyait au bonheur, et il était résolu à le trouver. N’oublions pas de vous dire que cet heureux entêté avait à peine vingt-deux ans ; à cet âge, la foi est robuste, et comme on n’a pas encore eu l’occasion de vouloir bien souvent ni bien fortement, surtout comme on n’a pas eu l’occasion de se repentir d’avoir voulu, on croit à la volonté.

Or, pour ce rêveur sûr de ses rêves, le bonheur, c’était d’aimer une jeune et belle femme que l’on épousait légitimement à la manière des Européens et que l’on enfermait impitoyablement à la manière des Orientaux. « Je ne comprends pas du tout, disait-il, ce sot usage qui consiste à choisir une jolie femme pour la mener tous les soirs dans le monde, parée, les bras nus, les épaules nues, et l’offrir aux regards envieux des connaisseurs désœuvrés. Je veux être heureux, mais je ne tiens pas à faire envier mon bonheur. »

Cette modestie était pleine de bon sens ; mais, s’il ne tenait pas à faire envier son bonheur sournois, il tenait à le faire partager ; il rêvait aussi la joie de sa victime, il voulait que l’esclave aimât son esclavage ; il voulait être un tyran, mais un tyran chéri. Là était la difficulté, le problème impossible à résoudre.

Pour qu’une femme soit heureuse enfermée, séquestrée, il faut d’abord qu’elle soit passionnée ; il n’y a que la passion qui puisse vivre à toute heure d’elle-même, uniquement occupée d’entretenir le feu sacré ; de plus, il faut que cette femme ait une imagination très-riche et très-féconde, très-poétique ; une femme poëte, c’est une compagnie si commode !… ça passe des heures entières à regarder le nuage qui fuit, l’eau qui coule, l’arbre qui se balance, la fleur qui se penche, l’enfant qui joue. Un rien suffit pour la captiver bien longtemps. Présent, elle vous aime ; absent, elle vous évoque, et quelquefois, quand vous revenez à elle, vous croyez qu’elle vous a suivi, tant elle a compris vos pensées, deviné vos actions, souffert de vos inquiétudes et de vos peines pendant les heures où vous étiez séparé d’elle. C’est la différence qui existe entre les personnes romanesques et les imaginations poétiques : les unes ont besoin d’événements, de variété, d’agitation ; les autres ne demandent que du repos et de la confiance ; elles trouvent dans leurs pensées la variété et les événements, elles trouvent dans leurs cœurs l’agitation qui suffit à leur vie. Une femme romanesque ne pourrait vivre enfermée ; elle se révolterait et sauterait par la fenêtre ; une femme poëte… et l’on est poëte sans faire des vers… pourrait rester des mois, des années, sous les verrous, sans s’apercevoir qu’elle est enfermée, et même, en l’apprenant, elle n’aurait jamais l’idée de sauter par la fenêtre si le paysage qu’on découvre de cette fenêtre est beau, si, dans sa prison, rien ne vient troubler la liberté de sa pensée, si son âme peut déployer ses ailes à toute heure pour s’envoler dans l’espace vers les pays rêvés, pour rejoindre et suivre en idée dans leurs actions les personnes aimées.

Elle pourrait vivre en prison seule !… Que serait-ce donc si elle devait y demeurer avec un jeune homme charmant qu’elle adorerait ? Quand on est amoureuse du geôlier, il n’y a pas grand mérite à supporter patiemment la prison… Mais les femmes à imagination poétique sont rares ; et d’ailleurs, à quels signes, à quels symptômes peut-on les reconnaître à Paris ? Les cherchera-t-on au bal ? Alors aurez-vous la cruauté de choisir, parmi les jeunes filles qui s’amusent franchement au bal, celle à qui vous voulez défendre d’y aller jamais ? Les chercherez-vous dans les réunions plus intimes, parmi ces jeunes pensionnaires modestes, rangées symétriquement autour de la table à thé, et qui restent là, soumises, silencieuses, immobiles, les yeux baissés sur des petits gâteaux ? Est-ce poétique cela ?… Peut-être. Mais où est le symptôme qui doit révéler la poésie ? Comment induire en poésie ces jeunes âmes si prosaïquement voilées ? Comment savoir si ces Galatées de salon peuvent s’éveiller à la vie ? Quel piège tendre à leur prudente naïveté ? N’est-il pas un moyen de les forcer à s’exprimer malgré elles ? N’est-il pas un sanctuaire, un lieu privilégié, comme le palais de la Vérité, où leur naturel puisse rayonner sans crainte, où leur flamme ose éclater et briller ?…

À l’église, sans doute !… Oui, c’est là ; leur imagination, exaltée par la prière, brise les liens du monde… Là, leur physionomie redevient sincère ; le secret de leur pensée se trahit dans leurs regards levés vers les cieux… Allons les chercher à l’église ; c’est profane, mais le bonheur sera l’excuse… Folle démarche ! profanation inutile… À l’église, toutes les femmes ont l’air méchant ; leur regard n’exprime que la colère… on leur marche tant de fois sur les pieds, on leur donne tant de coups de coude, elles y éprouvent un si long martyre, qu’elles y sont toutes furieuses et indignées. Elles ont l’air de prier contre quelqu’un. Ceci, par parenthèse, nous rappelle le joli mot que la duchesse de L… a dit l’autre jour. Elle arrive à l’église, la nef était pleine, plus une place. Cependant elle s’avance, et, en pressant un peu ses voisines, elle parvient à se caser ; l’une d’elles, impatientée, lui lance un regard courroucé et marmotte, à travers ses prières, force imprécations contre les femmes qui arrivent trop tard, dont la taille est trop riche, dont l’embonpoint devrait être calculé, etc. — « Eh bien, madame, lui dit la duchesse d’une voix très-douce, priez Dieu que je maigrisse. »

Non, ce n’est pas à l’église que le jeune voyageur va chercher une extase idéale, la femme poétique capable de vivre heureuse loin du monde et par les seules joies du cœur ; il a découvert un habile piège, un endroit merveilleux où tous les secrets de l’âme doivent se révéler, où les trésors d’une imagination exaltée doivent briller dans tout leur éclat. Ce lieu magique, c’est… vous ne le devineriez jamais ! c’est le pont de la Concorde.

Chaque soir, en retournant dîner chez sa mère, il passait sur ce pont, et c’est là qu’il avait établi son observatoire. Comme tous les voyageurs intelligents, ce jeune touriste est amateur passionné des beaux couchers du soleil, et bien souvent, en traversant la Seine, il s’arrêtait saisi d’admiration à l’aspect de cet horizon embrasé, de ce fleuve d’or qui parcourt majestueusement la ville ; poétique, malgré ces quais citadins, et mystérieux encore, malgré le mouvement et le bruit ; et, comme les amateurs passionnés, quand l’admiration était à son comble, il s’exaltait et cherchait autour de lui quelqu’un à qui la faire partager… Mais il était là seul, seul à admirer le splendide tableau ; car tous les gens qui marchaient à ses côtés couraient vite, sans s’inquiéter des beaux effets du soleil couchant, du fleuve moiré de vagues roses, des arbres sombres qui se réfléchissaient dans l’eau, sans daigner même être éblouis par le disque flamboyant de l’astre qui descendait terrible et tout-puissant derrière les montagnes, et semblait une tête de Méduse embrasée, secouant autour d’elle, au lieu de rayons, des serpents de feu.

Pas un homme ne s’arrêtait pour regarder… Les hommes ont tant de passions, tant d’ambitions voraces ! le sentiment de la nature s’efface dans leurs cœurs… Mais quoi ! pas une femme, pas une seule femme ne s’arrêtait non plus ; elles passaient lentement quelquefois, et l’idée ne leur venait jamais de s’occuper du soleil autrement que pour lui opposer une ombrelle… Pas une !

« Les Parisiennes sont donc aveugles ! s’écriait le voyageur enthousiaste ; moi qui ai vu le soleil se coucher dans les flots bleus de la Méditerranée, dans les vagues vertes de l’Océan, moi qui l’ai vu disparaître derrière les cimes de l’Himalaya, je l’admire encore à Paris ! Et ces femmes, ces jeunes femmes passent sans le regarder ! Ces femmes sont jugées, point de poésie, point d’âme : ce sont de sottes poupées, vaniteuses et froides. Je les hais ! » Puis, tout à coup s’inspirant de son indignation, il s’écria, toujours en lui-même : « Je jure d’aimer toute ma vie la première femme qui s’arrêtera pour admirer ces beaux rayons du soleil. »

Et tous les soirs il venait là, tremblant, ému, comme s’il devait ce soir-là rencontrer enfin l’idéal de ses rêves ; mais chaque soir il retournait chez lui plus triste et plus découragé ; de trompeuses espérances l’agitaient quelquefois, mais pour le mieux tourmenter. Un soir, une jeune femme charmante s’avançait vers lui ; elle s’arrêtait… pour appeler son chien qui folâtrait un peu loin d’elle. Une autre fois, c’était une jeune fille, une artiste à la démarche assurée ; elle s’arrêtait en clignant des yeux comme si elle allait regarder le soleil, puis elle avisait un vieux mendiant qui avait une longue barbe blanche ; elle admirait le galbe du mendiant, mais elle n’admirait point le soleil.

Un jour, et ce jour-là il fut bien ému, deux femmes passèrent en calèche, une jeune fille et sa mère ; la jeune fille était jolie comme une nymphe qui aurait pris en jouant un chapeau de bergère, elle avait de grands yeux noirs et un petit air ennuyé qui promettait beaucoup. Au milieu du pont, elle tourna la tête et regarda attentivement quelque chose ; puis elle salua d’un air gracieux. Hélas ! ce ne pouvait être le soleil… c’était un vieil élégant qui suivait la calèche, à cheval, et avec qui elle avait causé chiffons, Opéra, bals, courses, tout le temps de sa promenade aux Champs-Élysées.

Un soir enfin, et cette fois c’était l’épreuve décisive, comme le jeune voyageur allait retourner chez lui, il vit venir une jeune femme. Quel bonheur ! elle était si belle ! Elle s’avance vers le milieu du pont d’un air distrait ; tout à coup, elle s’arrête : ce n’est pas une illusion, ses beaux yeux sont fixés sur l’horizon, c’est le soleil quelle regarde, c’est bien lui qu’elle admire ! Ô Dieu ! soyez béni ! comme tout dans ses traits charmants trahit son admiration profonde ! comme son âme poétique se révèle tout entière à l’aspect de cette merveille ! quel enthousiasme, et comme elle est triste aussi dans son admiration ! il semble qu’elle-même s’écrie en son cœur : « Se peut-il que je sois là seule à admirer !

— Non, tu n’es pas seule, je suis là, et pour toi ! » dit le jeune homme ; et il s’avança vers elle, joyeux, empressé. Mais, pendant qu’il marchait pour la rejoindre, la jeune femme était montée sur le parapet et déjà elle avait disparu dans les flots. C’était une pauvre fille séduite qui venait mourir… On la sauva ; mais elle avait voulu mourir pour un autre, il ne pouvait vivre pour elle.

Ainsi une seule femme avait admiré le soleil, c’était celle qui venait lui dire adieu.

Le jeune homme n’est pas encore marié.