Lettres parisiennes/Année 1847/07

La bibliothèque libre.


◄  VI.
1848, I.  ►
1847

LETTRE SEPTIÈME.

La révolution de 1848 pressentie. — Les ouvriers-poëtes. — Les professeurs d’égoïsme et les rêveurs de réformes. — Quand on veut dessécher un marais, on ne fait pas voter les grenouilles. — M. Guizot, ministre, lisant à la tribune une lettre confidentielle ! — Comment on gouverne la France. — Le veau froid et le veau d’or.
11 juillet 1847.

Oh ! que c’est ennuyeux ! encore des révolutions !…

Depuis quinze jours on n’entend que des gémissements politiques, des prédictions sinistres ; déjà les voix lugubres prononcent les mots fatals, les phrases d’usage, formules consacrées, présages des jours orageux :

— L’horizon s’obscurcit !

— Le danger est imminent !

— Une crise est inévitable !

— Une fête sur un volcan !

— Nous sommes à la veille de grands événements !

— Tout cela ne peut finir que par une révolution…

Les uns, précisant leur pensée, disent :

— Nous sommes en 1830 !

Les autres, renchérissant sur la prédiction, s’écrient :

— Que dites-vous ? bien plus ! nous sommes en 1790 !

Et, empruntant à l’histoire moderne son agréable jargon, ils ajoutent :

— Peut-être faudra-t-il un 31 mai pour renverser le 29 octobre !

— Eh ! cela vaudrait mieux qu’un 10 août pour renverser le 9 août !

Puis les philosophes reprennent : — Les ultra-bourgeois perdront la royauté de Juillet, comme les ultra-gentilshommes ont perdu la royauté de la Restauration.

Eh ! messieurs, ce ne sont ni les bourgeois ni les gentilshommes qui perdent les royautés : ce sont les rois eux-mêmes. Charles X est tombé parce qu’il tenait trop à M. de Polignac et qu’il a fait un coup d’État pour le garder. Mais, rassurez-vous : Louis-Philippe ne tient pas du tout à M. Guizot ; il ne fera pas le moindre coup d’État pour le garder. Espérez donc.

On prétend même que le roi est déjà fort éclairé sur la conduite de ses conseillers habiles, et que, s’il était député, il n’aurait pas voté le plaisant satisfecit. On raconte qu’il disait, en parlant d’eux, l’autre jour : « Ce sont des écoliers en retard surpris par l’arrivée du maître ; ils ont passé toute leur année à s’occuper des élections, rien que des élections ; ils n’ont préparé aucun travail, étudié aucune question, médité aucun projet de loi ; et quand les Chambres se sont ouvertes, quand les députés sont venus, ils se sont trouvés dépourvus, décontenancés, comme des écoliers qu’on interroge et qui ne savent pas leur leçon ; ils disent qu’il n’y a rien à faire, pour cacher qu’ils n’ont rien fait. »

Le roi a-t-il réellement tenu ce langage ? Nous l’ignorons ; ce qu’il y a de certain aujourd’hui, c’est que les ministres constitutionnels semblent n’avoir qu’un seul devoir à remplir : se faire une majorité à tout prix ; la grandeur du pays, le bonheur du peuple, le progrès de la civilisation, tout cela leur est indifférent : une belle majorité compacte, docile, aveugle et bien disciplinée, c’est leur seul rêve. À quoi leur servira-t-elle ? — À rester. — Que lui demanderont-ils ? — Rien, que de croître et de multiplier.

Car le grand malheur de notre temps, c’est que tous nos ambitieux aiment le pouvoir pour lui-même ; et le pouvoir est peut-être la seule chose dans ce monde qui ne gagne pas à être aimée ainsi. Aimer le travail pour lui-même, cela est noble ; aimer l’art pour lui-même, cela est grand ; aimer le sacrifice pour lui-même, cela est sublime… mais le pouvoir !… c’est honteux. Monter sur le faîte, non pas pour y voir de plus haut et de plus loin le destin des hommes, mais pour y languir oisif, pour s’y pavaner niaisement, c’est une ambition d’infirme que nous ne pouvons pas comprendre. Quoi ! vous voulez la force, et vous n’avez rien de difficile à accomplir ! Vous voulez l’éclat, et vous n’avez rien de beau à faire briller au jour ! Vous voulez le concours de tous, et vous n’avez aucune idée généreuse à faire triompher ! Vous voulez être ministres, et vous ne tenez pas à être d’illustres ministres comme Sully, Richelieu, Colbert ! Vous voulez être des ministres de charade et de Gymnase, comme Klein et Ferville dans les vaudevilles de Scribe ! Vous voulez être ministres uniquement pour avoir le droit de tenir un portefeuille rouge sous le bras, pour avoir le plaisir d’être cajolés par quelques vieilles intrigantes, pour avoir l’honneur d’être appelés « Monsieur le ministre » par des importuns et des laquais ! L’admiration du monde n’est pas votre rêve ; vous vous contentez de l’envie des sots, et vous restez là, satisfaits d’être là, n’ayant d’autre pensée que de vous y maintenir, d’autre souci que d’empêcher vos rivaux d’y arriver. En vérité, vous êtes des ambitieux bien modestes, et c’est à ce pauvre désir, à cette ambition si petite, que vous sacrifiez les grandes destinées d’un grand pays ! Dans ces trente-cinq millions d’habitants, vous ne comptez que deux cent vingt-cinq hommes. Vous vivez par eux et pour eux ; leur plaire est toute votre gloire ; les affaires sont faites en leur nom, ou plutôt ne sont pas faites en leur nom : intérêts généraux, diplomatie, administration, agriculture, beaux-arts, tout est immolé à la nécessité de les séduire, à la crainte de les irriter. Vous ne décidez aucune chose, pour les nourrir d’espérance, tous et toujours. Vous appliquez avec conscience ce beau système de coquetterie ministérielle, de minauderie administrative, que M. Villemain appelait, il y a une vingtaine d’années, si spirituellement et si plaisamment : « Le grand système du bec dans l’eau. » À cette époque, il ne prévoyait pas qu’il serait ministre.

Applications de ce système :

Tel changement dans tel poste diplomatique est-il jugé indispensable et de la dernière urgence ?… vous l’ajournez… Pourquoi ? Parce que dix députés convoitent ce poste pour un parent, pour un ami, pour eux-mêmes, et que vous êtes forts de ces dix espérances. Une nomination définitive, qui ne ferait qu’un heureux, peut-être un ingrat, mettrait neuf désespoirs contre vous : cela vous épouvante… Vous retardez la nomination : le poste reste sans chef, les affaires languissent, l’intérêt de la France est abandonné, mais vous avez dix voix pour vous ; que vous importe la France ?

Tel préfet aux abois vous écrit pour demander son changement ; sa position n’est plus tenable ; il a agi avec trop d’ardeur dans les dernières élections ; il s’est mis à dos le tribunal, le clergé, ou tout autre pouvoir ; il avoue lui-même qu’il ne peut plus rien pour le bonheur de son département. Vous le laissez gémir, vous ne tenez aucun compte de ses gémissements, et pourtant vous sentez qu’il a raison ; vous en convenez avec lui… Mais un remaniement dans les préfectures, en ce moment, est impossible, lui dites-vous ; le moindre changement éveillerait tant de prétentions, et la moindre chose décidée déciderait tant de mécontents ! nous ne ferons rien cette année… Et le préfet, désappointé, se morfond ; le département, encore troublé de la lutte, se déchire ; les affaires s’arrêtent ; tout va de travers… Sans doute ; mais les députés votent avec ensemble, rien ne vient troubler la douceur de leurs faux rêves, ils espèrent et ils votent, et ils votent parce qu’ils espèrent, et vous les entretenez éternellement dans ces illusions complices ; pour les retenir, vous les trompez ; il le faut bien, puisque votre force est dans leur terreur, puisque vous mettez votre unique espoir dans leurs frauduleuses espérances.

Comment voulez-vous que l’on se décide jamais à donner une place qu’on a promise à dix personnes ? Qu’est-ce qui empêche Célimène de donner son cœur à Alceste, qu’elle aime un peu ? C’est qu’elle a promis ce même cœur au grand flandrin de vicomte, à Clitandre, à Oronte, à Acaste, et à bien d’autres !

Que les députés fassent la pluie et le beau temps dans l’administration, dans la diplomatie, soit !… ces choses-là sont de leur compétence. Mais les belles-lettres, mais les beaux-arts, ça ne les regarde pas du tout. Eh bien, quand un poëte de talent, un artiste célèbre, sollicitent quelque mission, quelques travaux auprès d’un ministre, on a l’insolence de leur dire : « Faites-vous recommander par des députés. » Ainsi leur nom aimé du public n’a aucune valeur ; il faut, pour qu’on s’en souvienne, qu’il soit accolé au nom obscur d’un député inconnu. Faites-vous recommander par des députés !… Les malheureux ! ils restent stupéfaits ; au lieu de retourner à leur glorieuse besogne, les voilà forcés de courir la ville et de battre un rappel de députés, et s’ils parviennent, après mille ennuis, à composer un groupe influent et favorable, il leur faudra encore entraîner ce groupe de protecteurs chez le ministre à qui ils ont adressé leur demande. Vous figurez-vous ces théories de députés traversant Paris et se rendant vers les ministères, en formant des pas gracieux ! Ils vont demander un bloc de marbre pour un sculpteur, la croix d’honneur pour tel peintre, une mission en Orient pour tel écrivain. C’est très-noble à eux. Par malheur, il n’y a que les artistes médiocres qui aient le loisir, le goût et le courage de faire ces promenades solliciteuses, ces démarches sans dignité. Les députés influents ne peuvent donc protéger que les artistes incapables. Cela vous explique bien des choses ; par exemple, aujourd’hui on s’indigne, et chacun s’écrie : « Pourquoi cette année a-t-on donné la croix à tous les vaudevillistes ? — Parce que les députés l’ont demandée pour eux. » Comment ne devine-t-on pas qu’il n’y a au monde que des députés qui puissent demander la croix pour des vaudevillistes ? Ce ne sont pas les poëtes qui auront jamais de ces idées-là ! Non, non !

Mais c’est encore un malheur que l’on plaise aux députés en glorifiant le vaudeville ! Ces législateurs attardés ne comprennent rien au mouvement intellectuel qui s’opère dans le pays ; ils font décorer des messieurs, auteurs de couplets grivois, et ils ne daignent même pas remarquer de simples ouvriers : ces maçons, ces tonneliers, ces menuisiers, auteurs de poésies admirables. Ce n’est pas un symptôme pour eux que cette dignification du peuple par les lettres, que cet amour de l’étude qui fait chaque jour de nouveaux progrès. Si vous leur parlez du poëte-maçon de Toulon, de Charles Poney, ils se mettent à rire dédaigneusement, et, pour vous confondre, ils citent ce vieux vers :

Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent.

— Mais, dites-vous, c’est aussi son talent de faire des vers, puisqu’il les fait excellents.

— Eh bien, c’est un original, et voilà tout.

— Un original ? Non, car il y a beaucoup d’autres ouvriers qui ont, comme lui, un talent remarquable : un tonnelier, nommé Germiny, a publié dernièrement un poëme ravissant intitulé : le Val de la Loire ; il y a un laboureur des environs d’Arras qui fait aussi des vers charmants ; il y a Savinien Lapointe, poëte énergique et menaçant ; il y a encore…

— Ah ! quel bataillon de poëtes ! Les Muses doivent être bien fières d’avoir tant de nourrissons parmi les ouvriers ; mais nous autres, nous n’avons pas le temps de lire les poésies fugitives des maçons et des tonneliers ; nous ne venons pas à la Chambre pour nous occuper de poésie.

— Il ne s’agit pas de poésie, c’est de la politique, cela… Oui, c’est une question politique très-grave, et malgré votre gros dédain, il vous faudra bien trouver une autre manière de gouverner un jour ce peuple et ce pays où les maçons, les tonneliers, les menuisiers sont déjà plus littéraires que vous.

Certes, on ne nous accusera jamais de flatter le peuple, nous ne l’avons jamais bercé de ce beau rêve d’envieux qu’on nomme égalité ; nous avons toujours déclaré, au risque de lui déplaire, que l’égalité était une injustice, qu’un paresseux n’était point l’égal d’un travailleur, que le niveau universel promis par les philosophes était un mensonge ; mais si nous ne croyons pas que tous ceux qui sont en haut doivent descendre, nous croyons que beaucoup, parmi ceux d’en bas, doivent monter ; si nous ne croyons pas au nivellement par l’envie, nous croyons à l’égalité par l’éducation. Nous ne voulons pas que les forts disent aux faibles : « Espérez ; nous travaillons à devenir chétifs comme vous ; » nous ne voulons pas que les hommes instruits et intelligents disent aux ignorants stupides : « Rassurez-vous, nous tâcherons d’oublier ce que nous savons, et nous vous promettons d’être, avant peu, ignares et stupides comme vous… » Nous voulons que les forts disent aux faibles : « Fortifiez-vous, et vous serez des nôtres ; » nous voulons que les gens instruits et intelligents disent aux ignorants : « Éclairez votre esprit par l’étude, agrandissez votre âme par la pensée, brisez, torturez votre nature comme nous par l’éducation, et, loin de vous renier, de vous repousser avec dédain y nous serons les premiers à vous dire : Venez à nous. »

Se peut-il que les hommes d’État de nos jours ne sentent pas que l’heure de la politique généreuse est enfin venue, et qu’ils ne reconnaissent pas la stérilité de leur égoïsme ? Mais il n’y a plus d’hommes d’État ; il y a des hommes qui font leurs affaires à propos des affaires de l’État, et tant que leurs affaires sont bonnes, ils ne peuvent pas s’apercevoir que celles de l’État sont mauvaises. Des gens si contents de leur sort n’éprouvent pas le besoin du progrès ; il ne faut donc rien espérer de leur ambition sordide, de leur inintelligente personnalité. Notre confiance était une chimère, et M. de Lamartine avait bien raison lorsqu’il disait à M. de Girardin, il y a quelques années : « N’attendez rien du parti conservateur ; il n’admettra jamais vos idées de réforme ; laissez-le s’user, et ne vous usez pas avec lui. » En effet, c’était de la folie, nous le reconnaissons maintenant : M. de Girardin a entrepris une tâche impossible. Il veut souffler l’esprit de réforme… et il s’attaque à des gens qui vivent d’abus ! il veut prêcher des concessions généreuses, et il s’adresse à des professeurs d’égoïsme !… Ô naïveté sans pareille ! Quand on veut dessécher un marais, on ne fait pas voter les grenouilles !

Paris est encore agité des derniers orages parlementaires ; les salons politiques ont la physionomie sombre, maussade et faussement tranquille des grandes places de petites villes quinze jours après les élections ; les gens qui jadis s’abordaient en se tendant la main se lancent des regards furieux et se saluent avec rage ; d’anciens amis passent à côté l’un de l’autre sans avoir l’air de se connaître ; des parents évitent de se parler ; tout le monde est sur ses gardes. On sent bien que la lutte n’est pas terminée ; personne encore n’a déposé les armes. Nous qui ne craignons qu’une seule chose au monde, les ennuyeux, nous entrevoyons avec plaisir que nous perdrons au moins trois ou quatre ennuyeux à la bataille ; tout nous fait espérer qu’ils ont passé à l’ennemi. C’est double chance ! L’ennemi les aura chez lui, et nous, nous ne les aurons plus chez nous. Hélas ! chacun a ses ingrats sur terre ! Quel bonheur, alors, de découvrir que vos ingrats sont précisément parmi vos ennuyeux !

Ce qui rend le souvenir de cette lutte durable, c’est le mystère qui environne encore certain côté de la question ; on n’oublie vite que ce qu’on a compris tout de suite ; mais les choses inexpliquées vous reviennent à l’esprit souvent, malgré tout. Et que de choses là dedans n’ont pas été expliquées !

Vous ne sauriez imaginer quelle influence ces querelles politiques exercent encore sur la société parisienne, et particulièrement sur les correspondances intimes… On n’ose plus s’écrire.

On n’ose plus s’écrire… Sérieusement, on hésite avant d’envoyer les moindres billets ; on a peur de faire de la politique sans le savoir. Depuis que les lettres confidentielles se lisent tout haut à la tribune avec des commentaires qui en détruisent complètement la signification, on n’a plus aucun abandon dans le commerce épistolaire. À peine a-t-on tracé quelques mots, on s’arrête : « Soyez prêt ce soir à huit heures, nous irons vous chercher. » Il s’agit d’une partie de spectacle… Mais quelle imprudence ! les malveillants pourraient s’imaginer et prouver qu’il s’agit d’une conspiration !… On déchire la page et l’on recommence : « À ce soir, je compte sur vous. » Ô folie ! une femme qui écrit à un homme : « Je compte sur vous ce soir… » Cela aussi peut être bien mal interprété ; un esprit prévenu pourrait découvrir dans ce seul mot des abîmes d’inconvenances… On déchire encore cette page avec effroi… Ainsi on va au-devant de toutes les suppositions, et pendant une heure, on corrige, on rature, on déchire, on brûle tous ces poulets dangereux, étourdiment commencés. On prévoit toujours le moment où ces maudites lettres pourront être communiquées aux Chambres, et l’on ne se préoccupe plus en les écrivant, comme autrefois, d’être galant, léger, spirituel, persuasif, éloquent, charmant ; on ne se préoccupe plus que d’une seule chose aujourd’hui en griffonnant ses petits billets du matin, c’est d’être parlementaire.

Les personnes qui demeurent dans les environs de l’hôtel des Capucines sont plus alarmées que les autres, elles n’écrivent plus une lettre sans frémir ; elles prétendent que les affidés de M. le ministre des affaires étrangères sont dressés à dérober les correspondances affectueuses du quartier : dès qu’une réponse se fait attendre, les accusations pleuvent de tous côtés ; les voisins et les voisines, menacés dans leurs plus chers secrets, sont exaspérés et décidés à user de représailles à la première occasion. Que diriez-vous alors, monsieur le ministre, si l’on venait à surprendre et à publier un de vos plus gracieux billets du matin ?… Ah ! l’on découvrirait beaucoup de choses, plus d’une question politique s’éclairerait tout à coup, car vos séduisantes amies vous parlent très-souvent politique malgré vous, et si l’on en croit certain bruit, elles tiennent moins à être bien aimées qu’à être bien informées. C’est une idée… affreuse… autrefois, mais aujourd’hui ça réussirait !… Ô délire du pouvoir dans les ambitions mesquines ! Pour végéter ministre et vivre au jour le jour, faire une action éternellement laide !… Et cela s’appelle un historien !

Quand on ne parle pas de révolution prochaine, on parle de noces et de banquets. Dans le monde élégant on se marie, dans le monde politique on dîne. Un banquet en l’honneur de la réforme a eu lieu hier vendredi ; on cite avec amertume le nom de deux convives récalcitrants. Ce banquet sera suivi de plusieurs autres : on a dîné pour la réforme électorale, on dînera bientôt pour la liberté commerciale ; avant la fin de l’année, on aura mangé sur toutes les questions. Étrange manière de mûrir les idées ! — Quand une idée est trop lente à germer, on se réunit et l’on mange du veau froid en son honneur, comme dit Alphonse Karr. Le veau froid est l’aliment de la politique moderne ; le peuple, qui meurt de faim, se sent rassasié dès que ses amis dévoués mangent du veau froid en son nom.

Aussi un jeune penseur de nos amis affirme-t-il qu’en France, aujourd’hui, on ne connaît plus que deux divinités, deux veaux sacrés : le veau d’or et le veau froid. Le veau d’or, c’est la fortune ; le veau froid, c’est la popularité ; ceux qui ruinent le pays, dit-il, sacrifient au veau d’or ; ceux qui flattent le peuple sacrifient au veau froid ; ceux qui font des romans de pacotille sacrifient au veau d’or ; ceux qui font des romans sociaux sacrifient au veau froid. Il y en a même de bien habiles qui trouvent le moyen de sacrifier à tous les deux en même temps.

Les mariages de la semaine dernière étaient des plus pompeux ; les trousseaux, déployés avec orgueil, faisaient l’admiration des femmes élégantes. La mode est toujours de porter des flots de dentelles, la moindre robe étale des cascades de volants ; le barége léger, et d’un prix modeste, se prête volontiers à ces excès. Les mantelets sont de toutes couleurs, gros bleu, vert, rose, lilas ; on voit des spencers et des caracos fort amusants ; mais la nouveauté par excellence est une espèce de canezou inventé par madame Marie et imité du costume pittoresque des femmes d’Odessa ; ce canezou, ou plutôt cette veste, se fait en cachemire de couleur brodé d’or ou d’argent. Madame Marie en fait aussi en mousseline des Indes soutachée, très-gracieuses et très-distinguées. C’est au bal de Vincennes qu’il y avait de jolies parures. Nous n’y étions pas, mais M. Théophile Gautier, qui assistait à cette fête, vous dira demain tout ce qu’on en peut dire.