Lettres persanes/Lettre 11

La bibliothèque libre.
Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 25-29).


LETTRE XI.

USBEK À MIRZA.
À Ispahan.


Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne ; tu descends jusqu’à me consulter ; tu me crois capable de t’instruire. Mon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de moi : c’est ton amitié, qui me la procure.

Pour remplir ce que tu me prescris, je n’ai pas cru devoir employer des raisonnements fort abstraits. Il y a certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir : telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d’histoire te touchera plus qu’une philosophie subtile.

Il y avoit en Arabie un petit peuple, appelé Troglodyte, qui descendoit de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressembloient plus à des bêtes qu’à des hommes. Ceux-ci n’étoient point si contrefaits, ils n’étoient point velus comme des ours, ils ne siffloient point, ils avoient des yeux ; mais ils étoient si méchants et si féroces, qu’il n’y avoit parmi eux aucun principe d’équité ni de justice.

Ils avoient un roi d’une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitoit sévèrement ; mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille royale.

Le coup étant fait, ils s’assemblèrent pour choisir un gouvernement ; et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus, qu’ils leur devinrent insupportables ; et ils les massacrèrent encore.

Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu’ils n’obéiroient plus à personne ; que chacun veilleroit uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres.

Cette résolution unanime flattoit extrêmement tous les particuliers. Ils disoient : Qu’ai-je affaire d’aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement à moi. Je vivrai heureux : que m’importe que les autres le soient ? Je me procurerai tous mes besoins ; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables.

On étoit dans le mois où l’on ensemence les terres ; chacun dit : Je ne labourerai mon champ que pour qu’il me fournisse le blé qu’il me faut pour me nourrir ; une plus grande quantité me seroit inutile : je ne prendrai point de la peine pour rien.

Les terres de ce petit royaume n’étoient pas de même nature : il y en avoit d’arides et de montagneuses, et d’autres qui, dans un terrain bas, étoient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année, la sécheresse fut très-grande ; de manière que les terres qui étoient dans les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très-fertiles : ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte.

L’année d’ensuite fut très-pluvieuse : les lieux élevés se trouvèrent d’une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine ; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu’ils l’avoient été eux-mêmes.

Un des principaux habitants avoit une femme fort belle ; son voisin en devint amoureux, et l’enleva : il s’émut une grande querelle ; et, après bien des injures et des coups, ils convinrent de s’en remettre à la décision d’un Troglodyte qui, pendant que la république subsistoit, avoit eu quelque crédit. Ils allèrent à lui, et voulurent lui dire leurs raisons. Que m’importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous, ou à vous ? J’ai mon champ à labourer ; je n’irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différends et à travailler à vos affaires, tandis que je négligerai les miennes ; je vous prie de me laisser en repos, et de ne m’importuner plus de vos querelles. Là-dessus il les quitta, et s’en alla travailler sa terre. Le ravisseur, qui étoit le plus fort, jura qu’il mourroit plutôt que de rendre cette femme ; et l’autre, pénétré de l’injustice de son voisin et de la dureté du juge, s’en retournoit désespéré, lorsqu’il trouva dans son chemin une femme jeune et belle, qui revenoit de la fontaine. Il n’avoit plus de femme, celle-là lui plut ; et elle lui plut bien davantage lorsqu’il apprit que c’étoit la femme de celui qu’il avoit voulu prendre pour juge, et qui avoit été si peu sensible à son malheur : il l’enleva, et l’emmena dans sa maison.

Il y avoit un homme qui possédoit un champ assez fertile, qu’il cultivoit avec grand soin : deux de ses voisins s’unirent ensemble, le chassèrent de sa maison, occupèrent son champ ; ils firent entre eux une union pour se défendre contre tous ceux qui voudroient l’usurper ; et effectivement ils se soutinrent par là pendant plusieurs mois ; mais un des deux, ennuyé de partager ce qu’il pouvoit avoir tout seul, tua l’autre, et devint seul maître du champ. Son empire ne fut pas long : deux autres Troglodytes vinrent l’attaquer ; il se trouva trop foible pour se défendre, et il fut massacré.

Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui étoit à vendre : il en demanda le prix ; le marchand dit en lui-même : Naturellement je ne devrois espérer de ma laine qu’autant d’argent qu’il en faut pour acheter deux mesures de blé ; mais je la vais vendre quatre fois davantage, afin d’avoir huit mesures. Il fallut en passer par là, et payer le prix demandé. Je suis bien aise, dit le marchand : j’aurai du blé à présent. Que dites-vous ? reprit l’étranger ; vous avez besoin de blé ? J’en ai à vendre : il n’y a que le prix qui vous étonnera peut-être ; car vous saurez que le blé est extrêmement cher, et que la famine règne presque partout : mais rendez-moi mon argent, et je vous donnerai une mesure de blé ; car je ne veux pas m’en défaire autrement, dussiez-vous crever de faim.

Cependant une maladie cruelle ravageoit la contrée. Un médecin habile y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos, qu’il guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez tous ceux qu’il avoit traités demander son salaire ; mais il ne trouva que des refus : il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d’un si long voyage. Mais bientôt après il apprit que la même maladie se faisoit sentir de nouveau, et affligeoit plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui cette fois, et n’attendirent pas qu’il vînt chez eux. Allez, leur dit-il, hommes injustes, vous avez dans l’âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez guérir ; vous ne méritez pas d’occuper une place sur la terre, parce que vous n’avez point d’humanité, et que les règles de l’équité vous sont inconnues : je croirois offenser les dieux, qui vous punissent, si je m’opposois à la justice de leur colère.

À Erzeron, le 3 de la lune de Gemmadi 2, 1711.