Lettres persanes/Lettre 135

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 99-101).

LETTRE CXXXV.

RICA AU MÊME.


Je revins à l’heure marquée, et mon homme me mena précisément à l’endroit où nous nous étions quittés. Voici, me dit-il, les grammairiens, les glossateurs et les commentateurs. Mon Père, lui dis-je, tous ces gens-là ne peuvent-ils pas se dispenser d’avoir du bon sens ? Oui, dit-il, ils le peuvent ; et même il n’y paroît pas, leurs ouvrages n’en sont pas plus mauvais ; ce qui est très-commode pour eux. Cela est vrai, lui dis-je ; et je connois bien des philosophes qui feroient bien de s’appliquer à ces sortes de sciences-là.

Voilà, poursuivit-il, les orateurs, qui ont le talent de persuader indépendamment des raisons ; et les géomètres, qui obligent un homme malgré lui d’être persuadé, et le convainquent avec tyrannie.

Voici les livres de métaphysique, qui traitent de si grands intérêts, et dans lesquels l’infini se rencontre partout ; les livres de physique, qui ne trouvent pas plus de merveilleux dans l’économie du vaste univers que dans la machine la plus simple de nos artisans ; les livres de médecine, ces monuments de la fragilité de la nature et de la puissance de l’art ; qui font trembler quand ils traitent des maladies même les plus légères, tant ils nous rendent la mort présente, mais qui nous mettent dans une sécurité entière quand ils parlent de la vertu des remèdes, comme si nous étions devenus immortels.

Tout près de là, sont les livres d’anatomie, qui contiennent bien moins la description des parties du corps humain que les noms barbares qu’on leur a donnés : chose qui ne guérit ni le malade de son mal, ni le médecin de son ignorance.

Voici la chimie, qui habite tantôt l’hôpital et tantôt les petites-maisons, comme des demeures qui lui sont également propres.

Voici les livres de science, ou plutôt d’ignorance occulte : tels sont ceux qui contiennent quelque espèce de diablerie ; exécrables, selon la plupart des gens ; pitoyables, selon moi. Tels sont encore les livres d’astrologie judiciaire. Que dites-vous, mon Père ? Les livres d’astrologie judiciaire, repartis-je avec feu ! Et ce sont ceux dont nous faisons le plus de cas en Perse : ils règlent toutes les actions de notre vie, et nous déterminent dans toutes nos entreprises ; les astrologues sont proprement nos directeurs ; ils font plus, ils entrent dans le gouvernement de l’État. Si cela est, me dit-il, vous vivez sous un joug bien plus dur que celui de la raison : voilà ce qui s’appelle le plus étrange de tous les empires ; je plains bien une famille, et encore plus une nation, qui se laisse si fort dominer par les planètes. Nous nous servons, lui repartis-je, de l’astrologie, comme vous vous servez de l’algèbre. Chaque nation a sa science, selon laquelle elle règle sa politique : tous les astrologues ensemble n’ont jamais fait tant de sottises en notre Perse qu’un seul de vos algébristes en a fait ici. Croyez-vous que le concours fortuit des astres ne soit pas une règle aussi sûre que les beaux raisonnements de votre faiseur de système ? Si l’on comptoit les voix là-dessus en France et en Perse, ce seroit un beau sujet de triomphe pour l’astrologie ; vous verriez les calculateurs bien humiliés : quel accablant corollaire n’en pourroit-on pas tirer contre eux !

Notre dispute fut interrompue, et il fallut nous quitter.

De Paris, le 26 de la lune de Rhamazan 1719.