Lettres persanes/Lettre 144

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 134-135).

LETTRE CXLIV.

USBEK À RICA.


Je trouvai, il y a quelques jours, dans une maison de campagne où j’étois allé, deux savants qui ont ici une grande célébrité. Leur caractère me parut admirable. La conversation du premier, bien appréciée, se réduisoit à ceci : Ce que j’ai dit est vrai, parce que je l’ai dit. La conversation du second portait sur autre chose : Ce que je n’ai pas dit n’est pas vrai, parce que je ne l’ai pas dit.

J’aimois assez le premier : car qu’un homme soit opiniâtre, cela ne me fait absolument rien ; mais qu’il soit impertinent, cela me fait beaucoup. Le premier défend ses opinions ; c’est son bien. Le second attaque les opinions des autres ; et c’est le bien de tout le monde.

Oh, mon cher Usbek, que la vanité sert mal ceux qui en ont une dose plus forte que celle qui est nécessaire pour la conservation de la nature ! Ces gens-là veulent être admirés à force de déplaire. Ils cherchent à être supérieurs, et ils ne sont pas seulement égaux.

Hommes modestes, venez, que je vous embrasse. Vous faites la douceur et le charme de la vie. Vous croyez que vous n’avez rien ; et moi je vous dis que vous avez tout. Vous pensez que vous n’humiliez personne ; et vous humiliez tout le monde. Et, quand je vous compare dans mon idée avec ces hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur tribunal, et je les mets à vos pieds.

De Paris, le 22 de la lune de Chahban, 1720.