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Lettres persanes/Lettre 145

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 135-140).

LETTRE CXLV.

USBEK À ***.


Un homme d’esprit est ordinairement difficile dans les sociétés. Il choisit peu de personnes ; il s’ennuie avec tout ce grand nombre de gens qu’il lui plaît appeler mauvaise compagnie ; il est impossible qu’il ne fasse un peu sentir son dégoût : autant d’ennemis.

Sûr de plaire quand il voudra, il néglige très souvent de le faire.

Il est porté à la critique, parce qu’il voit plus de choses qu’un autre et les sent mieux.

Il ruine presque toujours sa fortune, parce que son esprit lui fournit pour cela un plus grande nombre de moyens.

Il échoue dans ses entreprises, parce qu’il hasarde beaucoup. Sa vue, qui se porte toujours loin, lui fait voir des objets qui sont à de trop grandes distances. Sans compter que, dans la naissance d’un projet, il est moins frappé des difficultés, qui viennent de la chose, que des remèdes qui sont de lui, et qu’il tire de son propre fonds.

Il néglige les menus détails, dont dépend cependant la réussite de presque toutes les grandes affaires.

L’homme médiocre, au contraire, cherche à tirer parti de tout : il sent bien qu’il n’a rien à perdre en négligences.

L’approbation universelle est plus ordinairement pour l’homme médiocre. On est charmé de donner à celui-ci, on est enchanté d’ôter à celui-là. Pendant que l’envie fond sur l’un, et qu’on ne lui pardonne rien, on supplée tout en faveur de l’autre : la vanité se déclare pour lui.

Mais, si un homme d’esprit a tant de désavantages, que dirons-nous de la dure condition des savants ?

Je n’y pense jamais que je ne me rappelle une lettre d’un d’eux à un de ses amis. La voici.

Monsieur

« Je suis un homme qui m’occupe, toutes les nuits, à regarder, avec des lunettes de trente pieds, ces grands corps qui roulent sur nos têtes ; et, quand je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j’observe un ciron ou une mite.

« Je ne suis point riche, et je n’ai qu’une seule chambre : je n’ose même y faire du feu, parce que j’y tiens mon thermomètre, et que la chaleur étrangère le feroit hausser. L’hiver dernier, je pensai mourir de froid ; et quoique mon thermomètre, qui étoit au plus bas degré, m’avertît que mes mains alloient se geler, je ne me dérangeai point ; et j’ai la consolation d’être instruit exactement des changements de temps les plus insensibles de toute l’année passée.

« Je me communique fort peu : et, de tous les gens que je vois, je n’en connois aucun. Mais il y a un homme à Stockholm, un autre à Leipsick, un autre à Londres, que je n’ai jamais vus, et que je ne verrai sans doute jamais, avec lesquels j’entretiens une correspondance si exacte, que je ne laisse pas passer un courrier sans leur écrire.

« Mais, quoique je ne connoisse personne dans mon quartier, j’y suis dans une si mauvaise réputation, que je serai, à la fin, obligé de le quitter. Il y a cinq ans que je fus rudement insulté par une de mes voisines, pour avoir fait la dissection d’un chien qu’elle prétendoit lui appartenir. La femme d’un boucher, qui se trouva là, se mit de la partie ; et, pendant que celle-là m’accabloit d’injures, celle-ci m’assommoit à coups de pierres, conjointement avec le docteur ***, qui étoit avec moi, et qui reçut un coup terrible sur l’os frontal et occipital, dont le siège de sa raison fut très ébranlé.

« Depuis ce temps-là, dès qu’il s’écarte quelque chien au bout de la rue, il est aussitôt décidé qu’il a passé par mes mains. Une bonne bourgeoise, qui en avoit perdu un petit, qu’elle aimoit, disoit-elle, plus que ses enfants, vint l’autre jour s’évanouir dans ma chambre ; et, ne le trouvant pas, elle me cita devant le magistrat. Je crois que je ne serai jamais délivré de la malice importune de ces femmes qui, avec leurs voix glapissantes, m’étourdissent sans cesse de l’oraison funèbre de tous les automates qui sont morts depuis dix ans.

« Je suis, etc. »

Tous les savants étoient autrefois accusés de magie. Je n’en suis point étonné. Chacun disoit en lui même : J’ai porté les talents naturels aussi loin qu’ils peuvent aller ; cependant un certain savant a des avantages sur moi : il faut bien qu’il y ait là quelque diablerie.

À présent que ces sortes d’accusation sont tombées dans le décri, on a pris un autre tour ; et un savant ne sauroit guère éviter le reproche d’irréligion ou d’hérésie. Il a beau être absous par le peuple : la plaie est faite ; elle ne se fermera jamais bien. C’est toujours pour lui un endroit malade. Un adversaire viendra, trente ans après, lui dire modestement : À Dieu ne plaise que je dise que ce dont on vous accuse soit vrai ! Mais vous avez été obligé de vous défendre. C’est ainsi qu’on tourne contre lui sa justification même.

S’il écrit quelque histoire et qu’il ait de la noblesse dans l’esprit, et quelque droiture dans le cœur, on lui suscite mille persécutions. On ira contre lui soulever le magistrat sur un fait qui s’est passé il y a mille ans. Et on voudra que sa plume soit captive, si elle n’est pas vénale.

Plus heureux cependant que ces hommes lâches, qui abandonnent leur foi pour une médiocre pension ; qui, à prendre toutes leurs impostures en détail, ne les vendent pas seulement une obole ; qui renversent la constitution de l’empire, diminuent les droits d’une puissance, augmentent ceux d’une autre, donnent aux princes, ôtent aux peuples, font revivre des droits surannés, flattent les passions qui sont en crédit de leur temps, et les vices qui sont sur le trône, imposant à la postérité, d’autant plus indignement qu’elle a moins de moyens de détruire leur témoignage.

Mais ce n’est point assez, pour un auteur, d’avoir essuyé toutes ces insultes ; ce n’est point assez pour lui d’avoir été dans une inquiétude continuelle sur le succès de son ouvrage. Il voit le jour enfin, cet ouvrage qui lui a tant coûté : il lui attire des querelles de toutes parts. Et comment les éviter ? Il avoit un sentiment ; il l’a soutenu par ses écrits : il ne savoit pas qu’un homme, à deux cents lieues de lui, avoit dit tout le contraire. Voilà cependant la guerre qui se déclare.

Encore s’il pouvoit espérer d’obtenir quelque considération ! Non. Il n’est tout au plus estimé que de ceux qui se sont appliqués au même genre de science que lui. Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui a la tête chargée de faits ; et il est, à son tour, regardé comme un visionnaire par celui qui a une bonne mémoire.

Quant à ceux qui font profession d’une orgueilleuse ignorance, ils voudroient que tout le genre humain fût enseveli dans l’oubli où ils seront eux-mêmes.

Un homme à qui il manque un talent se dédommage en le méprisant : il ôte cet obstacle qu’il rencontroit entre le mérite et lui ; et, par là, se trouve au niveau de celui dont il redoute les travaux.

Enfin, il faut joindre à une réputation équivoque la privation des plaisirs et la perte de la santé.

De Paris, le 26 de la lune de Chahban 1720.