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Lettres persanes/Lettre 15

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 36-37).


LETTRE XV.

LE PREMIER EUNUQUE À JARON,
EUNUQUE NOIR.
À Erzeron.


Je prie le Ciel qu’il te ramène dans ces lieux, et te dérobe à tous les dangers.

Quoique je n’aie guère jamais connu cet engagement qu’on appelle amitié, et que je me sois enveloppé tout entier dans moi-même, tu m’as cependant fait sentir que j’avois encore un cœur ; et, pendant que j’étois de bronze pour tous ces esclaves qui vivoient sous mes lois, je voyois croître ton enfance avec plaisir.

Le temps vint où mon maître jeta sur toi les yeux. Il s’en falloit bien que la nature eût encore parlé, lorsque le fer te sépara de la nature. Je ne te dirai point si je te plaignis, ou si je sentis du plaisir à te voir élevé jusqu’à moi. J’apaisai tes pleurs et tes cris. Je crus te voir prendre une seconde naissance, et sortir d’une servitude où tu devois toujours obéir, pour entrer dans une servitude où tu devois commander. Je pris soin de ton éducation. La sévérité, toujours inséparable des instructions, te fit longtemps ignorer que tu m’étois cher. Tu me l’étois pourtant ; et je te dirai que je t’aimois comme un père aime son fils, si ces noms de père et de fils pouvoient convenir à notre destinée.

Tu vas parcourir les pays habités par les chrétiens, qui n’ont jamais cru. Il est impossible que tu n’y contractes bien des souillures. Comment le Prophète pourroit-il te regarder au milieu de tant de millions de ses ennemis ? Je voudrois que mon maître fît, à son retour, le pèlerinage de la Mecque : vous vous purifieriez tous dans la terre des anges.

Du sérail d’Ispahan, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.