Lettres persanes/Lettre 20

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 45-47).


LETTRE XX.

USBEK À ZACHI, SA FEMME.
Au sérail d’Ispahan.


Vous m’avez offensé, Zachi ; et je sens dans mon cœur des mouvements que vous devriez craindre, si mon éloignement ne vous laissoit le temps de changer de conduite, et d’apaiser la violente jalousie dont je suis tourmenté.

J’apprends qu’on vous a trouvée seule avec Nadir, eunuque blanc, qui payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Comment vous êtes-vous oubliée jusqu’à ne pas sentir qu’il ne vous est pas permis de recevoir dans votre chambre un eunuque blanc, tandis que vous en avez de noirs destinés à vous servir ? Vous avez beau me dire que des eunuques ne sont pas des hommes, et que votre vertu vous met au-dessus des pensées que pourrait faire naître en vous une ressemblance imparfaite ; cela ne suffit ni pour vous ni pour moi : pour vous, parce que vous faites une chose que les lois du sérail vous défendent ; pour moi, en ce que vous m’ôtez l’honneur, en vous exposant à des regards ; que dis-je, à des regards ? peut-être aux entreprises d’un perfide qui vous aura souillée par ses crimes, et plus encore par ses regrets et le désespoir de son impuissance.

Vous me direz peut-être que vous m’avez été toujours fidèle. Eh ! pouviez-vous ne l’être pas ? Comment auriez-vous trompé la vigilance des eunuques noirs, qui sont si surpris de la vie que vous menez ? Comment auriez-vous pu briser ces verrous et ces portes qui vous tiennent enfermée ? Vous vous vantez d’une vertu qui n’est pas libre : et peut-être que vos désirs impurs vous ont ôté mille fois le mérite et le prix de cette fidélité que vous vantez tant.

Je veux que vous n’ayez point fait tout ce que j’ai lieu de soupçonner ; que ce perfide n’ait point porté sur vous ses mains sacriléges ; que vous ayez refusé de prodiguer à sa vue les délices de son maître ; que, couverte de vos habits, vous ayez laissé cette foible barrière entre lui et vous ; que, frappé lui-même d’un saint respect, il ait baissé les yeux ; que, manquant à sa hardiesse, il ait tremblé sur les châtiments qu’il se prépare : quand tout cela seroit vrai, il ne l’est pas moins que vous avez fait une chose qui est contre votre devoir. Et, si vous l’avez violé gratuitement sans remplir vos inclinations déréglées, qu’eussiez-vous fait pour les satisfaire ? Que feriez-vous encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacré, qui est pour vous une dure prison, comme il est pour vos compagnes un asile favorable contre les atteintes du vice, un temple sacré où votre sexe perd sa foiblesse, et se trouve invincible, malgré tous les désavantages de la nature ? Que feriez-vous si, laissée à vous-même, vous n’aviez pour vous défendre que votre amour pour moi, qui est si grièvement offensé, et votre devoir, que vous avez si indignement trahi ? Que les mœurs du pays où vous vivez sont saintes, qui vous arrachent aux attentats des plus vils esclaves ! Vous devez me rendre grâce de la gêne où je vous fais vivre, puisque ce n’est que par là que vous méritez encore de vivre.

Vous ne pouvez souffrir le chef des eunuques, parce qu’il a toujours les yeux sur votre conduite, et qu’il vous donne ses sages conseils. Sa laideur, dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voir sans peine : comme si, dans ces sortes de postes, on mettoit de plus beaux objets. Ce qui vous afflige est de n’avoir pas à sa place l’eunuque blanc qui vous déshonore.

Mais que vous a fait votre première esclave ? Elle vous a dit que les familiarités que vous preniez avec la jeune Zélide étoient contre la bienséance : voilà la raison de votre haine.

Je devrois être, Zachi, un juge sévère ; je ne suis qu’un époux qui cherche à vous trouver innocente. L’amour que j’ai pour Roxane, ma nouvelle épouse, m’a laissé toute la tendresse que je dois avoir pour vous, qui n’êtes pas moins belle. Je partage mon amour entre vous deux ; et Roxane n’a d’autre avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté.

À Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.