Lettres persanes/Lettre 32

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 69-70).

LETTRE xxxii.

Rica à ***.


J’allai l’autre jour voir une maison où l’on entretient environ trois cents personnes assez pauvrement. J’eus bientôt fait : car l’église et les bâtiments ne méritent pas d’être regardés. Ceux qui sont dans cette maison étoient assez gais ; plusieurs d’entre eux jouoient aux cartes ou à d’autres jeux que je ne connois point. Comme je sortois, un de ces hommes sortoit aussi, et, m’ayant entendu demander le chemin du Marais, qui est le quartier le plus éloigné de Paris : J’y vais, me dit-il, et je vous y conduirai ; suivez-moi. Il me mena à merveille, me tira de tous les embarras et me sauva adroitement des carrosses et des voitures. Nous étions prêts d’arriver, quand la curiosité me prit. "Mon bon ami, lui dis-je, ne pourrois-je point savoir qui vous êtes ? Je suis aveugle, Monsieur, me répondit-il. Comment ! lui dis-je, vous êtes aveugle ! Et que ne priiez-vous cet honnête homme qui jouoit aux cartes avec vous de nous conduire ? — Il est aveugle aussi, me répondit-il. Il y a quatre cents ans que nous sommes trois cents aveugles dans cette maison où vous m’avez trouvé. Mais il faut que je vous quitte : Voilà la rue que vous demandiez ; je vais me mettre dans la foule ; j’entre dans cette église, où, je vous jure, j’embarrasserai plus les gens qu’ils ne m’embarrasseront.

À Paris, le 17 de la lune de Chalval, 1712.