Lionel Lincoln/Chapitre VII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 88-99).


CHAPITRE VII.


Sergents, vous marcherez ; c’est ainsi que pendant que les autres dorment dans leurs lits paisibles, de pauvres serviteurs sont obligés de veiller et de courir malgré la nuit, la pluie et le froid.
Shakspeare. Le roi Henry VI.


À l’orage succédèrent deux ou trois belles journées de printemps pendant lesquelles Lionel ne revit plus son compagnon de voyage. Cependant Job avait pris pour l’officier anglais un attachement qui touchait le cœur de son jeune protecteur. Il se mettait autant que possible sous sa sauvegarde, et il était évident que le malheureux avait eu bien à souffrir de la brutalité des soldats. D’après l’ordre exprès de Lionel, Meriton remplit les fonctions de maître de la garde-robe à l’égard du pauvre diable, avec assez de répugnance, il est vrai, mais du moins avec beaucoup de succès, car l’extérieur de Job y gagna beaucoup, quoique ce fût un avantage auquel il parut très-peu sensible.

Dans l’intervalle de ces trois jours, la légère impression qu’avait produite sur l’esprit de Lionel la scène rapportée au chapitre précédent, avait cédé à la douce influence du changement de la température, et au charme qu’il trouvait de plus en plus dans la société de ses jeunes parentes. Polwarth ne lui laissait aucun des embarras du ménage, et l’expression de tristesse qui quelquefois venait rembrunir sa physionomie s’effaça entièrement et fit place à un air de gaieté et d’enjouement.

Polwarth et Lionel avaient renoué connaissance avec un officier qui avait autrefois servi dans le même régiment qu’eux dans les îles britanniques, et qui commandait alors une compagnie de grenadiers faisant partie de la garnison de Boston. C’était un Irlandais qui se nommait Mac-Fuse, et il était fort en état de faire honneur aux talents culinaires du gros officier d’infanterie légère ; car s’il n’avait pas ces connaissances profondes, cette théorie parfaite qui distinguaient Polwarth, il ne lui était nullement inférieur par la pratique, et il avait un palais fort capable d’apprécier la saveur des mets qui y étaient introduits. C’était en vertu de ce goût naturel, et en même temps pour faire plaisir à son ami, que Lionel l’invitait souvent à venir goûter la cuisine de Polwarth. Aussi allons-nous le voir, dans la soirée du troisième jour de la semaine, assis avec les deux officiers autour d’une table largement garnie, grâce aux soins officieux du capitaine, qui avait déployé un talent plus qu’ordinaire dans les apprêts du festin, si du moins nous pouvons en croire les déclarations réitérées du disciple d’Héliogabale.

— Selon moi, major Lincoln, dit Polwarth après avoir déplié sa serviette, et ne perdant jamais de vue son sujet favori, un homme peut vivre partout, pourvu qu’il ait des aliments… en Angleterre ou ailleurs, peu importe. Les vêtements peuvent être nécessaires pour l’apparence ; mais les aliments sont le seul besoin indispensable que la nature ait imposé au monde animal, et, à mon avis, il n’est personne qui ne doive être content lorsqu’il a de quoi apaiser le cri de la faim. Capitaine Mac-Fuse, passez-moi, je vous prie, une tranche de cet aloyau… ; ayez soin de le couper dans le fil, surtout.

— Qu’importe, Polwarth, dit le capitaine de grenadiers avec un léger accent irlandais, tandis que l’esprit vif et subtil de ses compatriotes se peignait dans ses regards ; qu’importe dans quel sens on coupe un morceau de viande, pourvu qu’il y en ait assez pour apaiser le cri de la faim ? Ne le disiez-vous pas vous-même tout à l’heure ?

— Il est vrai ; mais c’est une sorte d’assistance amicale qu’il est bon de prêter à la nature, reprit Polwarth, qui à table avait une gravité et un sérieux qu’il n’était pas facile de troubler. La manière que je vous indique facilite la mastication, et aide en même temps à la digestion, deux avantages d’une haute importance, Monsieur, pour des militaires qui ont souvent si peu de temps pour l’une, et qui ne peuvent goûter un doux repos après leur repas pour achever l’autre.

— Il raisonne comme un fournisseur d’armée qui voudrait qu’une ration fît l’office de deux, lorsque le prix des transports est élevé, dit Mac-Fuse en regardant Lionel du coin de l’œil. Ainsi donc, suivant vos principes, Polwarth, une pomme de terre doit être le nec plus ultrà de vos jouissances en campagne ; car, de quelque côté que vous la coupiez, vous êtes sûr de trouver le fil, pourvu seulement qu’elle soit un peu farineuse.

— Pardonnez-moi, capitaine Mac-Fuse, dit Polwarth d’un air d’importance, une pomme de terre doit se rompre, et non pas se couper ; il n’y a point de légume plus en usage et en même temps moins compris que la pomme de terre.

— Est-ce vous, maître Polwarth, de l’infanterie légère de Nesbitt, interrompit le grenadier en déposant son couteau et sa fourchette d’un air plaisamment sérieux, est-ce vous qui apprendrez à Denis Mac-Fuse comment on doit découper une pomme de terre ? Parlez tant que vous voudrez de vos pièces de bœuf, de vos aloyaux ; vous êtes Anglais, je ne vous contredirai pas ; mais sachez, Monsieur, que dans mon pays, aux deux bouts de chaque ferme, il y a d’un côté un marais, et de l’autre un champ de pommes de terre. C’est donc du patrimoine de l’Irlandais que vous parlez si librement, Monsieur, et…

— On peut posséder une chose sans savoir en faire usage, et il y a une grande différence…

— Ne me contestez donc pas le droit de propriété, interrompit de nouveau le grenadier impétueux, surtout lorsqu’il s’agit d’une production de notre île, et fiez-vous à un vieux soldat du régiment Royal-Irlandais pour savoir découper le mets qu’il aime. Maintenant je gagerais un mois de ma paie (et c’est autant que si le major disait : Va pour mille livres sterling) que vous n’êtes pas capable de dire de combien de façons on peut arranger et on arrange tous les jours en Irlande une chose aussi simple qu’une pomme de terre.

— Vous les faites bouillir et rôtir ; vous en faites aussi parfois une espèce de farce, et…

— Cuisine de vieille femme ! interrompit Mac-Fuse en affectant un ton de mépris. D’abord, Monsieur, nous les accommodons avec et sans beurre, ce qui fait déjà deux manières, ensuite nous ôtons la pelure, et…

— Voilà une discussion tout à fait savante, s’écria Lionel en éclatant de rire, et je crois que nous ferons bien de soumettre la décision de cette grande affaire à Job que voilà, et qui, dans son coin, s’amuse justement avec l’objet de la dispute, qu’il porte au bout de sa fourchette.

— Ou plutôt, dit Mac-Fuse, comme c’est un jugement pour lequel toute la sagesse de Salomon ne serait pas de trop, prenons pour juge maître Seth Sage, notre hôte, que voici justement. Son nom est déjà d’un heureux augure, et je vois à son air réfléchi qu’il a une bonne partie de la pénétration du roi juif.

— Ne comparez pas Seth au roi, dit Job en suspendant les attaques qu’il faisait à la pomme de terre ; le roi fait bien de l’étalage, et voilà tout, tandis que le voisin Sage laisse Job entrer et manger librement, comme un bon chrétien qu’il est.

— Ce drôle n’est pas tout à fait dépourvu de raison, major Lincoln, dit Polwarth, et son instinct le sert assez bien, car je remarque qu’il a toujours soin de nous honorer de sa compagnie à l’heure des repas.

— Le pauvre garçon ne trouve pas, je crois, grand attrait qui le retienne chez lui, dit Lionel, et comme c’est une des premières connaissances que j’aie faites à mon retour dans mon pays natal, j’ai prié M. Sage de le laisser entrer lorsqu’il se présenterait, et surtout, Polwarth, aux moments où il peut avoir occasion de rendre hommage à vos talents distingués.

— Je suis loin de dédaigner son suffrage, dit Polwarth. J’aime à avoir affaire à un palais encore neuf ; j’en fais autant de cas que de la naïveté dans une femme. Ayez la bonté de me couper un morceau d’estomac de cette oie sauvage, Mac-Fuse ; plus au milieu, s’il vous plaît. Vos oiseaux voyageurs sont souvent durs en diable sous les ailes. Mais, pour en revenir à ce que je disais, une nourriture simple et suffisante, voilà après tout le grand secret de la vie.

— Ma foi ! votre recommandation n’était pas inutile, reprit le grenadier en riant ; ce pauvre volatile volait sans doute sur les flancs de la troupe, et il a dû faire plus de chemin qu’un autre, ou bien il faut que je ne l’aie pas encore coupé dans le filet. — Mais, Polwarth, vous ne dites pas si vous commencez à être au fait des exercices de l’infanterie légère.

Polwarth était alors assez avancé dans son repas pour avoir recouvré une grande partie de sa bonne humeur, et il répondit avec moins de gravité :

— Si Gage ne change pas de système, il nous aura bientôt mis sur les dents. Vous savez sans doute, Lionel, que toutes nos compagnies sont dispensées de monter la garde, pour apprendre un nouveau genre d’exercice. Jolie dispense, en vérité, qui nous donne mille fois plus de mal encore ! car nous n’avons qu’un moment de répit, c’est lorsque nous nous couchons à terre pour faire feu. C’est un moment délicieux ! je l’avoue ; le diable, c’est qu’il faut se relever ensuite.

— Voilà dix jours que vos gémissements me l’ont appris, répondit Lionel. Mais que pensez-vous de cette nouvelle manière d’exercer les troupes, capitaine Mac-Fuse ? Croyez-vous que Gage ait quelque projet en tête ?

— Vous me faites, Monsieur, une question à laquelle je me trouve hors d’état de répondre, dit le grenadier. Je suis militaire, et j’obéis aux ordres qui me sont donnés, sans chercher à en connaître le motif. Tout ce que je sais, c’est que les grenadiers et l’infanterie légère ne montent plus la garde, et que nous ne faisons toute la journée que des marches et des contre-marches, au grand mécontentement et à la réduction visible des dimensions de Polwarth, qui perd autant d’embonpoint qu’il gagne de terrain.

— Croyez-vous, Mac ? s’écria le capitaine d’infanterie légère enchanté ; ce n’est pas du moins en pure perte que je me mets en sueur tous les jours ! Ils nous ont donné pour officier instructeur le petit Harry Skip, qui, je crois, a les meilleures de toutes les jambes au service de Sa Majesté. N’êtes-vous pas de mon avis, maître Sage ? Vous semblez méditer sur ce que nous disons, comme si ce sujet avait quelque charme secret pour vous.

L’individu à qui Polwarth adressait cette question, et qu’on avait déjà nommé, était debout, une assiette à la main, dans une attitude qui annonçait qu’il prenait un vif intérêt à la conversation, quoique ses yeux fussent fixés à terre et qu’il tînt la tête détournée, comme si, tout en écoutant avec attention, il désirait ardemment ne pas être remarqué. Il était propriétaire de la maison dans laquelle Lionel avait pris un logement. Depuis quelque temps, sa femme et ses enfants avaient quitté Boston, et il donnait pour prétexte qu’il lui était trop difficile de pourvoir à leur subsistance dans une ville qui n’offrait pas de ressources, et où il ne se faisait plus d’affaires ; mais il était resté lui-même pour veiller à son bien et pour servir ses hôtes.

Cet homme réunissait, au moral comme au physique, une grande partie des attributs qui caractérisent une classe nombreuse de ses compatriotes. Au physique, il était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne ; il était maigre et décharné, et les saillies de ses os ressortaient sur tous ses membres d’une manière extraordinaire. Il avait des yeux noirs, petits et brillants, qui annonçaient de l’intelligence, mais en même temps beaucoup de finesse et de pénétration ; du reste, il avait l’air froid et réservé. Se voyant toujours interpellé subitement par Polwarth sur son opinion, Seth dit avec la prudence cauteleuse dont il ne s’écartait jamais dans ses réponses :

— L’adjudant est un homme qui ne saurait rester en place ; mais il me semble que cela n’en vaut que mieux pour un officier d’infanterie légère. Il n’y a que le capitaine Polwarth qui en souffre beaucoup, et qui a bien de la peine à suivre sa compagnie, maintenant que le général a donné cette nouvelle besogne aux soldats.

— Et quel est votre avis sur ce que vous appelez notre nouvelle besogne, monsieur Sage ? demanda Mac-Fuse ; vous qui êtes un homme réfléchi et éminemment observateur, vous devez connaître à fond vos compatriotes : croyez-vous qu’ils se battent ?

— Une poule qu’on veut plumer cherche à se défendre, dit Seth sans lever les yeux de terre.

— Mais les Américains se regardent-ils comme plumés ?

— Je serais tenté de croire que c’est assez généralement l’avis du peuple, capitaine ; il y a eu de grandes rumeurs au sujet du papier timbré et du thé ; mais j’ai toujours dit que ceux qui ne faisaient point d’actes publics, et qui n’aimaient que les productions de leur pays, ne devaient pas se trouver entravés par la loi, après tout.

— Ainsi, maître Sage, s’écria le grenadier, vous ne trouvez pas que ce soit une grande oppression que de vous demander à contribuer, pour votre part, à l’entretien de braves et dignes soldats tels que moi, afin que nous nous battions pour vous.

— Quant à cela, capitaine, il me semble que nous saurions assez bien nous battre pour nous-mêmes, si l’occasion le demandait ; mais je ne crois pas que le peuple soit très-porté à le faire sans nécessité.

— Mais que veulent donc, selon vous, — le comité de sûreté — et vos — enfants de la liberté, — puisque c’est le nom qu’ils se donnent eux-mêmes ? Pourquoi toutes ces parades de leurs — hommes à la minute, — ces approvisionnements, ces transports de canons, et tant d’autres apprêts non moins formidables ? Penseraient-ils par hasard, honnête Seth, effrayer les soldats anglais avec leurs roulements de tambour, ou s’amusent-ils comme des enfants, les jours de fête, à jouer à la guerre ?

— Je serais tenté d’en conclure, dit Seth avec une gravité imperturbable, que le peuple ne badine pas, et qu’il songe sérieusement…

— À faire quoi ? demanda l’Irlandais ; à se forger des chaînes, afin que nous puissions ensuite les garrotter tout de bon ?

— Mais, en considérant qu’ils ont brûlé les papiers du fisc et qu’ils ont jeté les cargaisons de thé dans la mer, reprit Seth, et que, depuis lors, ils se sont mis à se diriger eus-mêmes, j’en conclurais plutôt qu’ils sont assez résolus à faire ce qui leur paraîtra dans leur intérêt.

Lionel et Polwarth se mirent à éclater de rire. — Voilà des conclusions foudroyantes ! dit le premier ; je doute néanmoins que vous en tiriez de plus claires de notre hôte, capitaine Mac-Fuse. Sait-on bien, monsieur Sage, que des renforts considérables arrivent aux colonies, et en particulier à Boston ?

— Mais oui, reprit Seth ; on semble s’y attendre assez généralement.

— Et quel est le résultat de cette attente ?

Seth s’arrêta un moment avant de répondre, comme s’il voulait s’assurer qu’il eût bien compris la question qui lui était faite.

— Mais, comme le pays a pris l’affaire assez à cœur, il y en a qui pensent que, si les ministres n’ouvrent pas le port, le peuple pourra bien l’ouvrir lui-même sans plus amples discussions.

— Savez-vous bien, dit Lionel d’un ton grave, qu’une pareille tentative conduirait directement à une guerre civile ?

— Je suppose qu’il est de la prudence de calculer qu’une pareille mesure amènerait des troubles, reprit l’hôte avec son phlegme accoutumé.

— Et vous en parlez, Monsieur, comme si la nation ne devrait pas employer tous les moyens possibles pour prévenir ou détourner de telles conséquences !

— Si le port est ouvert et que le droit d’imposer des taxes soit abandonné, dit Seth avec calme, je puis trouver un homme dans Boston qui s’engagera à laisser tirer de ses propres veines tout le sang qui sera répandu.

— Et quel est cet individu si dévoué, maître Sage ? s’écria Mac-Fuse ; serait-ce par hasard votre pléthorique personne ? — Ah ! vous voilà, Doyle ; qui me procure l’honneur de votre visite ?

Cette question subite était adressée par le capitaine des grenadiers au sergent de sa compagnie, qui dans ce moment remplissait la porte de la chambre de son énorme corpulence, et, qui dans l’attitude du respect militaire, semblait se préparer à adresser la parole à son officier.

— L’ordre est venu, capitaine, de passer la compagnie en revue une demi-heure après la retraite, et de se tenir prêt à marcher.

Les trois officiers se levèrent en même temps à cette nouvelle, et Mac-Fuse s’écria : — Une marche de nuit ! Bah ! nous allons relever quelque garnison, sans doute. Mes compagnies de la ligne commencent à peine à s’endormir, et ont besoin de repos. Gage aurait pu prendre un moment plus convenable. Vous faire mettre en marche aussitôt après un repas tel que celui que vous nous avez servi, Polwarth !

— Il doit y avoir quelque motif plus urgent pour un ordre aussi extraordinaire, interrompit Lionel ; mais chut ! j’entends battre la retraite ! N’y a-t-il point d’autres troupes que votre compagnie qui aient reçu l’ordre de se tenir prêtes ?

— Le bataillon tout entier a reçu le même ordre, Votre Honneur, ainsi que le bataillon d’infanterie légère ; j’étais chargé d’en instruire le capitaine Polwarth, si je le rencontrais.

— Tout ceci cache quelque mystère, Messieurs, dit Lionel, et c’est un avis qu’il ne faut pas négliger. Si l’un des deux corps sort de la ville ce soir, je l’accompagnerai en qualité de volontaire ; car mon devoir, dans ce moment, est d’examiner l’état du pays.

— Il est certain que nous nous mettrons en marche ce soir, Votre Honneur, ajouta le sergent avec la confiance d’un vieux soldat ; mais jusqu’où irons-nous, et sur quelle route ? c’est ce qui n’est connu que des officiers de l’état-major, quoique les camarades pensent que nous sortirons par la porte des Collèges.

— Et qui a pu leur fourrer cette aidée dans la tête ? lui demanda son capitaine.

— Un des camarades, sorti de la ville par permission, vient de rentrer, et il a rapporté que quelques officiers de l’armée avaient dîné près de là, Votre Honneur, et qu’à la nuit tombante ils étaient montés à cheval, et avaient commencé à faire des patrouilles sur les routes dans cette direction. Il fut rencontré et questionné par quatre d’entre eux, au moment où il traversait la plaine.

— Tout ceci confirme mes conjectures, s’écria Lionel. Il est quelqu’un qui dans ce moment pourrait rendre de grands services. — Job ! — Où est donc l’idiot, Meriton ?

— On est venu le demander, Monsieur, il n’y a qu’une minute, et il a quitté la maison.

— Eh bien ! envoyez-moi M. Sage, continua le jeune homme qui paraissait réfléchir tout en donnant cet ordre.

Un instant après on vint lui dire que Seth avait également disparu.

— Sans doute, dit Lionel, la curiosité l’a conduit aux casernes, où vos devoirs vous appellent, Messieurs. J’ai quelques ordres à donner, et je vous y rejoindrai dans une heure ; il est impossible que vous vous mettiez en marche plus tôt.

Chacun fit alors ses préparatifs de départ : Lionel jeta son manteau entre les mains de Meriton, auquel il donna ses ordres, et priant ses hôtes de l’excuser, il sortit avec la précipitation de quelqu’un qui voyait qu’il n’y avait pas un instant à perdre en vaines réflexions. Mac-Fuse commença à s’équiper avec le phlegme d’un soldat qui a trop de service pour se laisser aisément déconcerter. Néanmoins, malgré tout son sang-froid, la patience manqua de lui échapper lorsqu’il entendit Polwarth répéter, pour la quatrième fois, l’injonction expresse de mettre de côté certaines viandes auxquelles il paraissait encore tenir, quoique la fortune l’obligeât à s’en séparer.

— Allons, allons, homme, s’écria l’Irlandais, pourquoi, à la veille d’une marche, vous embarrasser de tous ces détails d’épicurien ? C’est le soldat qui doit donner à vos ermites et à vos anachorètes l’exemple de la mortification. D’ailleurs ce soin tardif de vous faire mettre de côté des provisions est d’autant moins excusable de votre part, que vous saviez très-bien que nous devions partir ce soir même pour une expédition secrète.

— Moi ! s’écria Polwarth ; par l’espoir que j’ai de faire encore un repas semblable, je vous jure que j’ignorais autant que le dernier caporal de l’armée qu’il en fût question le moins du monde. Et pourquoi, s’il vous plaît, soupçonniez-vous le contraire ?

— Il ne faut qu’un rien pour apprendre à un vieux routier comme moi quand il se prépare quelque affaire, reprit froidement Mac-Fuse en rapprochant son manteau militaire sur ses épaules ; ne vous ai-je pas vu de mes propres yeux, il n’y a qu’une heure, charger d’une double ration au moins un certain capitaine d’infanterie légère ? Comment diable, mon cher, croyez-vous que, depuis vingt-cinq ans que je suis au service, je ne sache pas encore que lorsqu’une garnison commence à remplir ses greniers, c’est qu’elle s’attend à un siège ?

— Je n’ai pas fait plus d’honneur que je ne le devais en conscience au repas du major Lincoln, répondit Polwarth, et loin d’avoir un appétit très-extraordinaire, je ne me suis pas senti en disposition de rendre toute la justice qu’ils méritaient à quelques uns de ces mets délicats. — Monsieur Meriton, je vous serai obligé de faire porter à la caserne le reste de cette oie sauvage ; mon laquais s’en chargera. Écoutez, comme la marche sera peut-être longue, et qu’on n’a pas toujours des vivres comme on veut, joignez-y la langue et une volaille, et un peu de ragoût ; nous pourrons le faire réchauffer dans quelque ferme. — Nous prendrons la pièce de bœuf, Mac-Fuse. — À propos, j’oubliais… Lionel aime beaucoup le jambon ; vous mettrez aussi le jambon, n’est-ce pas ? D’ailleurs, si nous sommes longtemps en route, il se gardera mieux que toute autre chose. — Et puis… je crois que cela suffira, Meriton.

— C’est bien heureux, s’écria Mac-Fuse, et j’en suis aussi ravi que je le serais d’entendre lire une proclamation de guerre à Charing-Cross[1]. La nature vous avait formé pour la cantine, Polwarth, ou tout au moins vous devriez être fournisseur d’armée.

— Riez tant qu’il vous plaira, Mac, reprit l’enjoué capitaine ; vous me remercierez demain, quand nous ferons halte pour déjeuner ; mais à présent je suis à vos ordres.

Dès qu’ils furent sortis de la maison, il continua : — J’espère que Gage n’a pas d’autre intention que de nous pousser un peu en avant, dans la vue de protéger les fourrageurs et d’assurer les vivres de l’armée, ce qui ne serait pas si mal en effet ; et en développant un peu ce système, on pourrait donner à la table des officiers le premier choix de tout ce qui paraît au marché.

— Je parierais que tous ces grands apprêts n’ont d’autre cause que quelque vieille pièce de canon en fer, à laquelle un homme ne saurait mettre le feu sans perdre la vie, répondit Mac-Fuse d’un ton dédaigneux. Quant à moi, capitaine Polwarth, si nous devons nous battre un jour contre ces colons, je voudrais que ce fût en braves, et je permettrais à ces pauvres diables de rassembler un arsenal convenable ; car maintenant, dans l’état des choses, je rougirais, comme soldat et comme Irlandais, de dire à mes hommes de faire une charge sur un ramassis de paysans dont les armes à feu ont plutôt l’air de longs tuyaux rouillés que de mousquets, et qui ont une demi-douzaine de canons dont la lumière est assez grande pour qu’un homme puisse y passer la tête, tandis que la bouche en est si étroite qu’une bille aurait peine à en sortir.

— Écoutez donc, Mac, dit Polwarth, tandis qu’ils se dirigeaient en toute hâte vers leurs quartiers respectifs, une bille ainsi lancée peut suffire pour vous ôter l’appétit ; et les gens du pays ont un grand avantage sur nous : ils ne sont pas embarrassés pour avoir des vivres, et s’ils sont un peu plus mal armés, cette différence ne fait que rétablir l’équilibre.

— Je ne veux contredire personne en matière d’honneur et de délicatesse, capitaine Polwarth, dit le grenadier d’un air fier et martial ; mais je crois qu’il existe une différence matérielle entre un boucher et un soldat, quoique leur métier à tous deux soit de tuer. J’espère, Monsieur, je le répète, que cette expédition secrète a un plus noble but que de priver les pauvres diables, contre lesquels nous allons combattre, des moyens de se défendre comme il faut, et j’ajoute, Monsieur, que telles sont les vraies doctrines militaires, quels que soient ceux qui peuvent juger à propos de dire le contraire.

— Vos sentiments sont nobles et généreux, Mac ; mais il y a une obligation tout à la fois physique et morale qui force tous les hommes à manger ; et si, en permettant à nos ennemis de porter des armes, nous nous exposons à mourir de faim, c’est alors pour nous un devoir impérieux de les leur ôter, mesure dans laquelle je seconderai Gage de tout mon pouvoir, parce qu’elle est éminemment conservatrice.

— Et Gage sera sans doute très-flatté, Monsieur, d’être secondé par vous, reprit le grenadier. Je crois pourtant, capitaine Polwarth, que, si le lieutenant-général Gage a besoin d’hommes de cœur dans quelque occasion extraordinaire, il se rappellera qu’il y a dans le pays un régiment qui s’appelle Royal-Irlandais, et qu’on peut compter sur les braves qui le composent. Vous avez bien fait, capitaine Polwarth, de choisir l’infanterie légère ; c’est un corps de fourrageurs, et on peut ne s’y laisser manquer de rien, ; mais, grâce à Dieu, ce sont des ennemis, et non pas du bétail que les grenadiers aiment à rencontrer dans la plaine.

Il serait difficile de dire si Polwarth, malgré son caractère jovial et endurant, aurait souffert longtemps encore les quolibets de plus en plus piquants de l’Irlandais, qui s’échauffait lui-même en parlant, lorsque heureusement leur arrivée à la caserne mit fin à la conversation, et prévint les suites qui auraient pu en résulter.



  1. C’est le nom d’une place de Londres.